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Même si la Cour n’a pas réfuté l’adéquation d’une peine pénale463, elle considère néanmoins que les juridictions nationales devraient, pour des infractions telles que l’abus du droit à la liberté d’expression, s’abstenir d’infliger des condamnations pénales, car celles-ci portent atteinte à l’essence même de la liberté d’expression et représentent des actes de cen-sure touchant tous les médias et empêchant la presse d’exercer sa fonction de surveillance464. Conformément à la jurisprudence strasbourgeoise, « la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte

459 Cour eur. D.H., Castells c. Espagne, précité note206, § 42.

460 Cour eur. D.H., Petrenco c. Moldova, du 30 mars 2010, n° 20928/05, § 55; Feldek c. Slo-vakie, précité note423, § 74 ; Petrina c. Roumanie, précité note180, § 40; déc. Minelli c.

Suisse, précité note163. V.a. W. BerKa, « ‹ Public Figures › und ‹ Public Interest ›. Die ehren-schutzrechtliche Abwägungsentscheidung im Lichte der jüngeren Judikatur zu Art. 10 EMRK », in aKYüreK (éd.), Staat und Recht in europäischer Perspektive. Festschrift für H. ScHäFFer, Manz, Vienne, 2006, p. 91–108.

461 Cour eur. D.H., Axel Springer AG c. Allemagne, du 7 février 2012, n° 39954/08, § 98.

462 V. Opinion dissidente de Juge Guerra à laquelle se rallient les Juges JunGwiert, JaeGer, villiGer et poalelunGi relative à l’affaire Alex Springer AG c. Allemagne, précité note461. 463 V. supra § 3.3.1.

464 Cour eur. D.H., Castells c. Espagne, précité note206. V. P. Hirvelä, « Media professionals and penalties for defamation », in Freedom of expression, Essays in honour of nicolaS BratZa, WLP, Oisterwijk, 2012, p. 149–161.

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au droit à la liberté d’expression »465. À cet effet, « la Cour doit aussi faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures ou sanctions prises par les autorités nationales sont de nature à dissuader la presse de partici-per à la discussion de questions présentant un intérêt général légitime »466. Quant à une peine privative de liberté en cas de diffamation, le Comité des Ministres a précisé que « la diffamation (…) par les médias ne devrait pas entraîner de peine de prison, sauf si cette peine est strictement nécessaire et proportionnée au regard de la gravité de la violation des droits ou de la réputation d’autrui (…) »467. De même, la Cour a jugé que « si la fixation des peines est en principe l’apanage des juridictions nationales, la Cour considère qu’une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine de la presse n’est compatible avec la liberté d’expression journalistique garantie par l’article 10 CEDH que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence »468.

Il ressort qu’une limite s’impose à la restriction de l’article 10 CEDH.

En effet, l’exigence de la proportionnalité ne saurait être remplie si une peine sévère – telle qu’une interdiction d’exercer la profession ou une peine privative de liberté – est appliquée, sauf en cas d’atteinte grave469. Le raisonnement de la Cour est d’éviter qu’une restriction à la liberté de la presse consistant en une incrimination pour diffamation ait un effet dis-suasif470. Autrement dit, lors de la recherche d’équilibre entre la liberté de la presse et la protection de la réputation, la Cour parvient à la conclusion suivante : il y a atteinte à l’article 10 CEDH si, selon la Cour, la peine prévue par la législation nationale a pour effet de dissuader les journalistes de s’exprimer librement de crainte d’être sanctionnés.

465 Cour eur. D.H., Ceylan c. Turquie, précité note403, § 37 ; Tammer c. Estonie, précité note165,

§ 69 ; Skałka c. Pologne, du 27 mai 2003, n° 43425/98, § 41–42 ; Lešník c. Slovaquie, précité note244, § 63–64.

466 Cour eur. D.H., Jersild c. Danemark, précité note222, § 35 ; Cumpãnã et Mazãre c. Rouma-nie, précité note244, § 111 ; Haguenauer c. France, du 22 avril 2010, n° 34050/05, § 54.

467 Déclaration sur la liberté du discours politique dans les médias, adoptée par le Comité des Ministres le 12 février 2004, lors de la 872e réunion des Délégués des Ministres.

468 Cour eur. D.H., Cumpãnã et Mazãre c. Roumanie, précité note244, § 115.

469 N. riou, « L’interdiction de la peine de prison comme sanction de l’usage de la liberté d’expression », L’Europe des libertés, 4ème année, n° 16, p. 17. C’est dans ce sens que la Cour a constaté une violation de l’article 10 CEDH dans l’affaire Cumpãnã et Mazãre c.

Roumanie, précité note244. Elle a estimé qu’une peine privative de liberté de sept mois était injustifiée en ce qu’elle empêcherait les requérants de travailler pendant près d’une année.

470 V.n. müller/ScHeFer, précité note334, p. 375–377.

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Pourtant, la Cour n’établit pas de manière précise à partir de quel moment une sanction peut être considérée comme étant dissuasive, c’est-à-dire à partir de quel moment on peut qualifier la mesure d’ingérence étatique comme étant disproportionnée. Or, il serait souhaitable qu’elle donne plus de précisions quant à la nature et à la lourdeur des peines sus-ceptibles de porter atteinte à la liberté d’expression, d’une part, et de celles qui peuvent être admissibles, de l’autre, ce afin que les États contractants puissent aligner leur législation conformément aux obligations conven-tionnelles, tant négatives (article 10 CEDH) que positives (article 8 CEDH, notamment la protection de la réputation).

D’après la jurisprudence, « une atteinte, même minime, à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté »471. Il a ainsi été jugé qu’une amende inscrite au casier judi-ciaire472 ou encore qu’une peine de 360 jours-amende pour un montant total de 2’160 euros couplée de 5’000 euros de dommages et intérêts473 constituent des sanctions dissuasives. De même, la Cour a statué qu’une sanction civile appliquée à un journaliste ne saurait suffire en soi à justifier qu’il y a eu ingérence dans son droit à la liberté d’expression474. Ce qui revient à dire qu’il n’est pas aisé de tracer une limite au-delà de laquelle une sanction sera considérée comme comportant un effet dissuasif. En effet, la Cour a déjà considéré une peine minime comme dissuasive, alors qu’elle avait estimé, dans une autre affaire, qu’une mesure plus sévère ne l’était pas475. La jurisprudence strasbourgeoise est toutefois assez explicite à l’égard d’une clause punitive consistant en une peine privative de liberté en cas de diffamation. Il est établi qu’« une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine de la presse n’est compatible avec la liberté d’expression journalistique, garantie par l’article 10 de la Convention, que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence »476. Il en découle qu’une telle condamnation

471 Cour eur. D.H., Görkan c. Turquie, du 16 mars 2010, n° 13002/05, § 38.

472 Cour eur. D.H., Cârlan c. Roumanie, du 20 avril 2010, n° 34828/02, § 59.

473 Cour eur. D.H., Laranjeira Marques da Silva c. Portugal, du 19 janvier 2010, n° 16983/06,

§ 55.

474 Cour eur. D.H., a/s Diena et Ozoliņš c. Lettonie, précité note424, § 87.

475 À cet égard, v. Lindon c. France, précité note208, § 59 et Brasilier c. France, précité note425,

§ 43. Smet, précité note448, p. 202.

476 Cour eur. D.H., Kydonis c. Grèce, du 2 avril 2009, n° 24444/07, § 35.

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serait admissible uniquement en cas d’abus de droit au sens de l’article 17 CEDH, et non en cas d’exercice légitime de l’article 10 CEDH477.

En ce sens, la Cour a même statué que « la condamnation (…) à une peine privative de liberté, même avec effet suspensif, constitue, dans le cadre de l’article [10 CEDH], une sanction disproportionnée au but pour-suivi » et « qu’il serait suffisant pour la protection de la réputation (…) de régler l’affaire, si tort il y avait de la part de la requérante, par les moyens offerts par le droit civil »478. Autrement dit, une peine privative de liberté, même convertible en une amende, est considérée comme une sanction susceptible de provoquer un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté de la presse479.

En fin de compte, la Cour requiert des tribunaux nationaux qu’ils essaient de trouver un juste équilibre entre la liberté d’expression et la protection de l’honneur en cas de diffamation par voie de presse. L’absence d’une telle activité judiciaire constituerait en soi une violation de la Convention480.

3.3.2. L’orientation européenne : vers une dépénalisation de la diffamation

Dans sa résolution n° 1577, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe invite les États contractants à adapter leur législation sur la dif-famation pour qu’ils ne fassent appel à la voie pénale qu’en ultima ratio et qu’ils évitent ainsi tout recours abusif481. En d’autres termes, elle demande aux États de dépénaliser la diffamation tout en faisant en sorte que « le droit civil apporte une protection effective de la dignité de la personne affectée »482. Selon le rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme483, les législations des États membres manquent d’harmonisation par rapport au choix de la voie civile ou pénale, ou encore quant aux peines pénales. Par exemple, tandis qu’en droit suisse l’auteur

477 V. supra § 1.4.2 (a).

478 Cour eur. D.H., Katrami c. Grèce, du 6 décembre 2007, n° 19331/05, § 35–39. V.a. Kanel-lopoulou c. Grèce, du 11 octobre 2007, n° 28504/05, § 38.

479 Cour eur. D.H., Urbino Rodrigues c. Portugal, du 29 novembre 2005, n° 75088/01, § 34–35 ; Kydonis c. Grèce, précité note476, § 37. V.a. Abou et Pircalab c. Roumanie, du 28 septembre 2004, n° 46572/99.

480 Cour eur. D.H., Filatenko c. Russie, du 6 décembre 2007, n° 73219/01.

481 Résolution n° 1577 adopté par l’Assemblée parlementaire le 4 octobre 2007 (34e séance).

Vers une dépénalisation de la diffamation, § 17. V.a. R (2007) 1814 adopté par l’Assemblée parlementaire le 4 octobre 2007 (34e séance).

482 § 17.3 de la Résolution n° 1577, précité note481.

483 Rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme : Vers une dépénalisation de la diffamation Doc. N° 11305 du 25 juin 2007, § 13 et s.

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d’une diffamation encourt une peine pécuniaire de 180 jours-amende au plus484, le journaliste italien, lui, risque une réclusion allant de six mois à cinq ans, voire d’une peine plus grave en cas de diffamation à l’encontre du Chef de l’État485.

4. La classification et le conflit des droits fondamentaux

De par leur nature universelle, les droits fondamentaux concernent tous les individus, dont les intérêts peuvent diverger, d’où l’adage « la liberté des uns s’arrête là où celle des autres commence »486. Avant d’aborder la question du conflit, il convient de se demander si une classification peut être établie.

L’État a l’obligation de satisfaire des obligations dont les effets sont par-fois contradictoires. En effet, lorsque deux libertés s’opposent, il ne peut garantir le respect de l’une sans nuire à l’autre. Dans un tel cas, le conflit entre obligations s’ajoute au conflit de droits. Notre recherche se limitera à cette question précise.

4.1. La classification des droits fondamentaux 4.1.1. L’indivisibilité et l’interdépendance des droits de

l’homme

Le principe de l’indivisibilité traduit l’idée que tous les droits de l’homme servent au respect de la dignité humaine, qui est indécomposable487. Au niveau universel, il est admis que « tous les droits de l’homme sont universels, indivisibles, indissociables et interdépendants et se renforcent mutuellement, que tous les droits de l’homme doivent être considérés

484 Article 173 alinéa 1 du Code pénal suisse du 21 décembre 1937, (RS 311.0).

485 Article 595 du Code pénal italien, Codice penale, R.D. 19.10.1930, N° 1398 (Suppl Ord.

G.U. 26.10.1930, N°251). V.a. l’article 13 de la loi sur la presse.

486 L’article 4 de la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen de 1789.

487 F. Sudre, « Droits intangibles et/ou droits fondamentaux : y a-t-il des droits prééminents dans la Convention européenne des droits de l’homme ? » in Liber Amicorum Marc-André Eissen, Bruylant, Bruxelles, 1995, p. 386–390.

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comme d’égale importance, et qu’il faut se garder de les hiérarchiser ou d’en privilégier certains »488.

Selon la doctrine, établir une distinction entre les droits de l’homme serait la négation de ce principe d’indivisibilité, mais cela ne signifie pas pour autant que toute catégorisation est impossible489. En effet, les droits garantis par la CEDH peuvent se diviser en deux catégories : les droits absolus, qui, par définition ne peuvent être ni restreints ni limités490, et les droits relatifs (conditionnels), qui peuvent subir des ingérences pour pré-server un intérêt prépondérant491. La première catégorie, qui correspond aux droits intangibles, comprend « les attributs inaliénables de la personne humaine »492. Parmi les droits intangibles, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a notamment précisé, dans son rapport explicatif à son protocole n° 13 à la Convention, que le droit à la vie, garanti à l’article 2 CEDH, est l’« ‹ attribut inaliénable de la personne humaine › et [la] ‹ valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme au plan international › »493.

De même, la Cour inclut l’interdiction de la torture, prévue à l’article 3 CEDH, et le droit à la vie « parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il[s] consacre[nt] l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe »494.

488 Résolution n° 60/251 du 15 mars 2006 de l’Assemblée générale des Nations Unies. Parmi d’autres v. La proclamation de Téhéran de la Conférence internationale des droits de l’homme du 13 mai 1968, § 2 et § 13 ; La déclaration de Vienne du 25 juin 1993, § 5. V.a.

BeSSon, précité note297, p. 79 sq.

489 Une approche positiviste, Sudre, précité note210, p. 213 ; et une approche substantiviste, P. meYer-BiScH, « Le problème des délimitations du noyau intangible des droits et d’un droit de l’homme », in Le noyau intangible des droits de l’homme, P. meYer-BiScH (éd.), Éd.

Universitaires, Fribourg, 1991, p. 97–121, p. 98.

490 Il s’agit, pour la Convention, du droit à la vie, du droit de ne pas être torturé ni de subir des traitements inhumains ou dégradants, de l’interdiction de l’esclavage et de la servitude et de la non-rétroactivité de la loi pénale.

491 L’ingérence peut prendre la forme d’une restriction, d’une dérogation ou encore d’une limitation. Elle doit être expressément prévue par la loi et s’avérer nécessaire dans une société démocratique.

492 Sudre, précité note210, p. 212.

493 Le Rapport explicatif au Protocole n° 13 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances, adopté par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, le 21 février 2002, lors de la 784e réunion des Délégués des Ministres.

494 Cour eur. D.H., Calvelli et Ciglio c. Italie, précité note407, § 48 ; Labita c. Italie, précité note103, § 119.

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