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Avant d’aborder l’influence qu’exerce l’effet horizontal sur les conflits entre droits fondamentaux, sur les méthodes de résolution et sur le conflit proprement dit, il nous faut délimiter notre problématique. Dans ce sens, nous présenterons brièvement, dans un premier temps, la cause des conflits entre droits fondamentaux (a) avant d’envisager l’éventuel établissement d’une hiérarchie (b) et, finalement, de s’interroger sur la négation du conflit (c).

4.2.1 Les raisons d’être des conflits entre droits de l’homme

Plusieurs raisons expliquent l’émergence de conflits entre droits fonda-mentaux. Premièrement, un tel conflit peut découler de la divergence des sources524. En effet, l’existence de plusieurs instruments normatifs – à

521 Cour eur. D.H., Handyside, précité note199, § 49 ; Oberschlick c. Autriche (n° 1), précité note200, § 57 ; Vogt c. Allemagne, précité note200, § 71.

522 Cour eur. D.H., Sutter c. Suisse, précité note108, § 26; Moreira de Azevedo c. Portugal, du 23 octobre 1990, n° 11296/84, § 66.

523 Résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire concernant le droit au respect de la vie privée, in Conseil de l’Europe, point. 11.

524 Dans ce dernier cas, le conflit proviendrait de la contradiction des niveaux de garantie entre un droit constitutionnel et un droit conventionnel, ou entre deux droits issus de deux conventions différentes. Pour l’étude d’un cas d’exemple v. S. platon, La coexistence des droits fondamentaux constitutionnels et européens dans l’ordre juridique français, Fonda-tion Varenne, Vol. 22, 2008.

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divers niveaux – rend une protection uniforme difficile. Cette variété des sources engendre des conflits, pour deux raisons principales : d’une part, il arrive que des droits considérés comme fondamentaux au niveau national ne le soient pas à l’échelle conventionnelle ; d’autre part, même si les deux droits en question sont considérés comme fondamentaux aussi bien au niveau national qu’au niveau conventionnel, il se peut que l’un d’entre eux soit protégé de manière plus stricte à l’échelle nationale, le droit conventionnel constituant un standard minimum525.

Deuxièmement, le fait que la Cour ait recours à une interprétation exten-sive des libertés conventionnelles et qu’elle considère que la Convention constitue un droit vivant élargit leur portée526. Il va sans dire que la CEDH, en vigueur depuis 1953, doit pouvoir s’adapter à l’évolution de la société et que le rôle de la Cour est d’étendre la protection des droits fondamentaux ; or, l’élargissement du champ d’application des garanties conventionnelles entraîne une hausse du nombre de situations conflictuelles.

Troisièmement, compte tenu de l’amplification des obligations positives de protection incombant aux États, ces derniers se retrouvent face à leur engagement de ne pas restreindre les libertés conventionnelles. En d’autres termes, afin d’assurer le respect effectif de certaines libertés, ils se voient dans l’obligation d’en limiter d’autres. Ainsi, selon van drooghenbroecK,

« il est presque fatal qu’en s’acquittant de l’obligation de protection ainsi comprise, l’État déclenche un conflit de droits fondamentaux »527.

Finalement, l’effet horizontal des droits fondamentaux fait surgir des conflits entre deux titulaires qui tentent de faire prévaloir leur propre droit sur le droit de l’autre528. Comme relevé plus haut, l’État est responsable de la manière avec laquelle il traite cette relation conflictuelle privée, mais n’est pas responsable de la violation privée elle-même s’il a satisfait à ses obligations positives529. L’effet horizontal a dès lors pour conséquence d’accroître le risque de conflits. Cela étant, il convient de noter que

l’inter-525 À cet égard, il convient de préciser que tant la Cour que la majorité de la doctrine considère que seulement les conflits entre les droits conventionnels constituent des conflits de droits.

V.n. de ScHutter/tulKenS, précité note502, p. 175–178.

526 Pour une première affirmation de l’interprétation dite évolutive v. Cour eur. D.H., Tyrer c.

Royaume-Uni, du 25 avril 1978, n° 5856/72, § 31.

527 S. van drooGHenBroecK, « Conflits entre droits fondamentaux, pondération des intérêts : fausses pistes (?) et vrais problèmes », in Les droits de la personnalité, Actes du Xe Col-loque de l’Association « Famille & Droit », Louvain-la-Neuve, 30 novembre 2007, Bruylant, Bruxelles, 2009, p. 299–346, p. 306.

528 alKema, précité note280, p. 43: « Generally the Drittwirkung concept will lead to a conflict of rights for the individuals involved ».

529 Sudre, précité note210, p. 242–243.

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férence active de l’État a tendance à transformer des situations horizontales en schémas verticaux. En effet, l’effet horizontal implique nécessairement une réaction de l’État puisque, lorsqu’un individu subit une violation privée, il cherchera la réparation devant le juge. De cette manière, le cas est « verticalisé », ce qui pousse la doctrine à s’interroger sur la nécessité de mentionner l’effet horizontal dans la mesure où, malgré l’origine privée de la violation, c’est le comportement de l’État qui sera passé en revue par la Cour530. Aussi, cette configuration « peer to peer »531 des relations a tendance à disparaître derrière une relation binaire entre les États et les citoyens, en particulier lorsque l’État viole ses obligations négatives. Ceci se manifeste le plus souvent lorsque la Cour tient compte d’un intérêt public lors de l’analyse du litige et appréhende la situation en examinant la proportion-nalité de la mesure qui enfreint un droit conventionnel et un intérêt public afin d’assurer la protection d’un autre droit conventionnel532.

4.2.2. L’établissement d’une hiérarchie

L’établissement d’une hiérarchie serait une méthode simplifiée de résolu-tion des conflits entre les droits ; ceux-ci seraient en effet classés en foncrésolu-tion de leur rang533 et la situation litigieuse pourrait être écartée par le fait que les droits qui se trouvent au sommet de la hiérarchie bénéficient d’« une prépondérance absolue »534 au détriment des droits de catégorie inférieure.

Or, comme nous l’avons vu précédemment, une telle hiérarchisation vio-lerait le principe de l’indivisibilité des droits fondamentaux. Il convient d’ailleurs de préciser que les recherches doctrinales tendant à établir un classement de ce type ont été abandonnées535.

530 rivero, précité note405, p. 311–322; J. ScHwaBe, Die sogenannte Drittwirkung der Grund-rechte, Wilhelm Goldmann Verlag, Munich, 1971.

531 Terminologie empruntée à p. ducoulomBier, « Conflicts between fundamental rights and the European Court of Human Rights : an overview » in Conflicts between fundamental rights, e. BremS (éd.) Intersentia, Anvers, 2008, p. 217–246, spéc. p. 220.

532 Greer, précité note318, p. 266.

533 van drooGHenBroecK, précité note527, p. 309.

534 Terminologie empruntée à C.A. morand, « Pesée d’intérêt et décisions complexes », in La pesée globale des intérêts. Droit de l’environnement et de l’aménagement du territoire, Helbing Lichtenhahn, Bâle, 1996, p. 69–70.

535 van drooGHenBroecK, précité note527, p. 309, qui renvoie à ce propos v. P. Frumer, La renonciation aux droits et libertés. La Convention européenne des droits de l’homme à l’épreuve de la volonté individuelle, Bruylant, Bruxelles, 2001, p. 522 sq.

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4.2.3. La négation du conflit

La résolution d’un conflit entre des droits fondamentaux pourrait être envisagée par la remise en question de l’existence même de celui-ci. Pour pouvoir nier l’existence d’un conflit, il faudrait a priori rétrécir le champ d’application d’un des droits en cause536. Ce mode de faire reviendrait à l’exclure par le biais de l’interdiction d’abus de droit prévue à l’article 17 CEDH537. En effet, si la portée d’un droit conventionnel est diminuée, l’exercice légitime dudit droit sera écarté puisque la diminution du champ d’application fera en sorte que son exercice revienne à un abus de droit538. Dès lors, il ne sera plus question d’un conflit de droits ; en effet, celui-ci ne peut exister qu’en cas d’exercice légitime de deux droits conventionnels539.

Si l’interdiction d’abus de droit permet d’identifier les vrais cas de conflits, il paraît improbable que la technique de diminution du champ d’application des droits conventionnels puisse répondre au besoin de résolution. Au contraire, un tel procédé reviendrait à mépriser l’un des droits litigieux au profit de l’autre540. Une première méthode de résolution serait donc d’ignorer l’existence du conflit.

Cette thèse a récemment été soutenue par FerraJoLi, qui définit les droits fondamentaux comme des droits subjectifs universellement reconnus dont chaque être humain jouit541. Par « droit subjectif », il entend une attente positive ou négative découlant d’une norme juridique542. Partant de cette définition, l’auteur distingue trois catégories de droits fondamentaux543. La première catégorie englobe les « droits de liberté » (a), qui se composent de « libertés de » (a1) et de « libertés à » (a2). La deuxième catégorie, elle, comprend les droits sociaux (b). Enfin, la troisième catégorie inclut les droits secondaires (c), tels que les droits civils et politiques. Ces différentes catégories sont organisées selon une certaine hiérarchie : la catégorie (c) est subordonnée aux catégories (a) et (b), qui, elles, se trouvent sur le même degré. Dès lors, un tel cadre ne réduit pas, mais exclut totalement un éven-tuel conflit de droits fondamentaux. La seule hypothèse de conflit admise

536 van drooGHenBroecK, précité note527, p. 311.

537 V. van drooGHenBroecK, précité note236.

538 V. G. coHen-JonatHan, « Abus de droit et libertés fondamentales », in Au carrefour des droits, Mélanges en l’honneur de L. duBouiS, Dalloz, Paris, 2002, p. 517–543, spéc. p. 534 sq.

539 V. supra.

540 van drooGHenBroecK, précité note527, p. 312.

541 L. FerraJoli, « I fondamenti dei diritti fondamentali », in Id., Diritti fondamentali. Un dibat-tito teorico, E. vitale (éd.), Laterza, Bari, 2001, p. 277–369.

542 Ibidem, p. 5–40.

543 Ibidem, p. 292 sq. ; FerraJoli, précité note293, vol. 1, p. 756 et s. et vol. 2, p. 73 sq.

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par FerraJoLi se situe entre les deux types de droits de catégorie (a2), dont l’unique limite peut être les droits d’autrui544. La théorie de FerraJoLi, qui, en somme, tend à nier l’existence de conflits de droits fondamentaux, a été vivement critiquée par pino545.

Reprenant l’exemple donné par FerraJoLi sur le rapport conflictuel entre la liberté d’expression et la protection de la vie privée et de la réputa-tion, pino constate que ces deux droits se limitent mutuellement546. Selon lui, la méthode qui vise à éliminer, ou du moins à réduire le conflit, ne saurait fonctionner qu’en théorie, puisqu’il faudrait toujours appliquer le principe de la proportionnalité, étant donné qu’aucun droit n’est absolu.

pino souligne néanmoins que la théorie de FerraJoLi admet au moins le caractère inéluctable des conflits de droits fondamentaux547.

Il arrive que la Cour utilise la méthode qui consiste à nier l’existence d’un conflit entre des droits conventionnels, notamment lorsque la liberté d’expression est impliqué, non pas en se référant à la notion d’abus de droit prévue à l’article 17 CEDH, mais en se cantonnant à n’examiner le litige que du point de vue de la légitimité du but visé548. Elle se focalise ainsi sur le droit invoqué par le requérant et considère que ledit litige soulève la simple question d’une restriction étatique549. Ladite méthode est appliquée lorsque la Cour ne parvient pas à identifier – ou n’identifie pas – le droit conflictuel qui correspond au but légitime d’une telle restric-tion. Par exemple, dans le cas d’une atteinte à la liberté d’expression du fait d’une condamnation pour diffamation, si la Cour choisit de l’analyser sous l’angle de la restriction en vue de la protection des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 CEDH, elle revient à nier le droit à la réputation – d’égale valeur –, qui, lui, découle de l’article 8 CEDH. À ce propos, elle rappelle que, conformément à l’esprit de l’article 17 CEDH, « nul ne doit être autorisé à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir

544 FerraJoli, précité note541, p. 328–330, même si, rhétoriquement, il choisit de se référer plutôt aux limites qu’à un conflit. Pour une critique de la théorie de FerraJoli, v. G. pino,

« Conflitto e bilanciamento tra diritti fondamentali. Una mappa dei problemi », Etica&Politica, 2006, vol. 1 p. 1–57.

545 G. pino, « Conflitti tra diritti fondamentali. Una critica a Luigi Ferrajoli », Filosofia politica, 2010, n° 2, p. 287–306.

546 Ibidem, p. 302 sq.

547 Ibidem, p. 306.

548 À titre d’exemple, Cour eur. D.H. Petrina c. Roumanie, précité note180, § 39 ; Giniewski c.

France, du 31 janvier 2006, n° 64016/00. V. a. Cour eur. D.H., Hatton c. Royaume-Uni, précité note304.

549 ducoulomBier, précité note502, p. 55.

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ou détruire les idéaux et les valeurs d’une société démocratique »550. Or, dans l’exemple que nous venons de citer, ce n’est pas le cas, étant donné qu’une atteinte à la réputation et au respect de la présomption d’innocence ne constitue pas pour autant un abus de droit qui permettrait d’écarter ipso facto le conflit qui en découle551.

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