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Suite à ce survol, certains critères peuvent être dégagés de la jurisprudence de la Cour quant à la publication d’informations par la presse sur les procès pénaux en cours au regard de la présomption d’innocence des personnes poursuivies. D’une part, une interdiction totale de publier des informations sur les procédures pénales en cours est manifestement contraire à l’article 10 CEDH767. D’autre part, pour que des informations sur un procès pénal puissent être publiées sans restriction, la gravité de l’affaire et son intérêt pour le public doivent être considérables. Ces éléments pourraient faire pencher la balance en faveur de la liberté d’expression, bien que cela ne soit pas encore suffisant. Le journaliste est surtout tenu de vérifier de manière scrupuleuse l’authenticité de l’information, qui ne doit pas provenir de sources fictives768. La notoriété de la personne dont la présomption d’innocence doit être sauve gardée constitue l’un des critères utilisés par la Cour. Ainsi, celle-ci admet une publication plus aisément si la personne en question exerce ou a exercé des fonctions publiques, et si l’infraction qui lui est reprochée a été commise dans le cadre desdites fonctions. Néanmoins, il est établi que les journalistes n’ont pas le droit d’avancer la culpabilité d’une personne concernée par une procédure pénale, quelle que soit sa fonction ou sa notoriété769. Une telle

« condamnation préliminaire » pourrait en effet biaiser le déroulement de la procédure, et serait en tout cas constitutive de diffamation. Il faut tout de même garder à l’esprit qu’en contribuant à la publicité effective de la justice, la presse permet au grand public d’avoir un œil sur le bon déroulement de l’appareil judiciaire. Dans cette logique, il convient de prendre en compte si un jugement est susceptible ou non d’avoir des conséquences importantes sur la jurisprudence nationale à propos d’une situation donnée770.

Quant à la question de savoir s’il y a ou non violation de l’article 6 § 2 CEDH, certains éléments d’analyse de la Cour peuvent être décrits comme suit771.

767 Cour eur. D. H., Abdülkerim Arslan c. Turquie, du 20 septembre 2007, n° 67136/01, § 21.

768 Il convient de préciser qu’il n’est pas tenu de révéler ses sources confidentielles, V. Cour eur. D.H. Goodwin c. Royaume-Uni, précité note205.

769 Cour eur. D.H., Oberschlick c. Autriche (n° 2), précité note227; De Haes et Gijsels c. Bel-gique, précité note218 ; Commission eur. D.H., Baragiola c. Suisse, précité note697 ; G.

coHen-JonatHan, « Transparence, démocratie et effectivité des droits fondamentaux dans la Convention européenne des droits de l’Homme », in Protection des droits de l’Homme : la perspective européenne. Mélanges à la mémoire de rolv rYSSdal, p. maHoneY et al. (éd.), Carl Heymanns Verlag KG, Cologne, 2000, p. 245–263.

770 Cour eur. D.H., Katte Klitsche de la Grange c. Italie, du 27 octobre 1994, n° 12539/86, § 62.

771 lemmenS/van drooGHenBroecK, précité note359, p. 150.

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La présomption d’innocence est violée lorsque des déclarations ou des décisions reflètent le sentiment que la personne mise en examen est cou-pable, incitent le public à croire en sa culpabilité ou émettent un jugement avant l’appréciation des faits par le juge compétent772, même si ledit juge-ment est un communiqué d’un magistrat à la presse, qui se demande « si le jugement porter[ait] condamnation ou acquittement partiel »773. Comme il ressort de la jurisprudence de la Cour, pour savoir si des déclarations litigieuses enfreignent la présomption d’innocence, il faut déterminer, selon les circonstances du cas d’espèce et les expressions utilisées, si elles se limitent à communiquer un « état de suspicion » contre le requérant ou si, au contraire, elles constituent un « constat de culpabilité »774. Tandis que les premières sont jugées admissibles, les secondes sont considérées comme une violation de l’article 6 § 2 CEDH775. Ainsi, un simple état de suspicion ne constitue pas une atteinte à la présomption d’innocence776.

De plus, pour ce qui est de la méconnaissance de la présomption d’innocence, la Cour observe qu’« il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’inté-ressé comme coupable »777. Par ailleurs, « le fait que les propos en question soient tenus sous une forme interrogative ou dubitative, ne suffit pas pour les soustraire de l’emprise de l’article 6 § 2 [CEDH] ; au cas contraire, il lui manquerait son caractère effectif »778. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Cour accorde une importance accrue au choix des termes utili-sés779. En tout cas, « ce qui importe (…), c’est le sens réel des déclarations en

772 Cour eur. D.H., Yasar Kemal Gökceli c. Turquie, du 4 mars 2003, n° 27215/95, 36194/97,

§ 46 ; Y.B. et autres c. Turquie, précité note50, § 50.

773 Cour eur. D.H., Lavents c. Lettonie, précité note613, § 127.

774 Cour eur. D.H., Lutz c. Allemagne, précité note46, § 62, Englert c. Allemagne, précité note52,

§ 39, Nölkenbockhoff c. Allemagne, précité note52, § 39 ; Leutscher c. Pays-Bas, du 26 mars 1996, n° 17314/90 § 31, et Marziano c. Italie, du 28 novembre 2002, n° 45313/99, Yaşar Kemal Gökçeli c. Turquie, précité note772, § 47.

775 Cour eur. D.H., Baars c. Pays-Bas, du 28 octobre 2003, n° 44320/98, § 26–32; Matijasevic c. Serbie, précité note61, § 48 ; Garycki c. Pologne, précité note34, § 66 sq. : « A distinction should be made between statements which reflect the opinion that the person concerned is guilty and statements which merely describe ‹ a state of suspicion ›. The former infringe the presumption of innocence, whereas the latter have been regarded as unobjectionable in various situations examined by the Court ».

776 Cour eur. D.H., Butkevičius c. Lituanie, précité note66, § 49 et § 52 ; Marziano c. Italie, précité note774, § 31.

777 Cour eur. D.H., Marziano c. Italie, précité note774, § 28.

778 Cour eur. D.H., Lavents c. Lettonie, précité note613, § 126.

779 Cour eur. D.H., Daktaras c. Lituanie, précité note66, § 41 ; Panteleyenko c. Ukraine, du 29 juin 2006, n° 11901/02, § 63 sq. ; Böhmer c. Allemagne, précité note36, § 54 et 56 ; Nešťák c. Slovaquie, du 27 février 2007, n° 65559/01, § 88–89 ; Khoujine et autres c. Russie,

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question, et non leur forme littérale »780. Enfin, le respect ou la violation de la présomption d’innocence doivent être appréciés essentiellement selon la teneur des propos et le contexte dans lequel ceux-ci ont été émis781. En somme, la distinction entre un « état de suspicion » et un « constat de culpa-bilité » revient à « la différence entre une analyse objective – qui s’attache à la présence matérielle des charges – et une démarche subjective – qui relie définitivement ces charges à un individu en lui imputant l’infraction »782. En tout état de cause, il ne peut y avoir aucune justification à une déclara-tion prématurée de culpabilité783. Au demeurant, « le fait que le requérant ait finalement été reconnu coupable [par la juridiction compétente] (…) ne saurait effacer son droit initial d’être présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité fût légalement établie. La Cour l’a rappelé à maintes reprises dans sa jurisprudence : l’article 6 § 2 [CEDH] régit l’ensemble de la procé-dure pénale, « indépendamment de l’issue des poursuites » »784.

En fin de compte, aucun raisonnement linéaire ne peut être déduit de la jurisprudence strasbourgeoise, puisque l’application et l’interprétation de ces critères sont assez variables d’un cas à l’autre, comme nous l’expo-serons plus loin785. Or, une telle imprécision est à notre sens problématique pour la protection effective et réelle de la présomption d’innocence. En effet, bien que l’autorité de la chose interprétée soit inhérente au système de la Convention, compte tenu des notions autonomes, une telle analyse ne permet pas de déterminer avec exactitude dans quelles circonstances le respect de cette garantie conventionnelle doit prévaloir en cas de conflit avec la liberté d’expression. Au contraire, une jurisprudence plus constante pourrait satisfaire les exigences liées à la sécurité juridique, notamment la stabilité et la prévisibilité.

Concernant le conflit horizontal entre ces deux droits fondamentaux, Lemmens et vandrooghenbroecK sont d’avis qu’il faut « tolérer, de la part des médias privés, des discours qui ne seraient pas admissibles dans le chef d’autorités publiques »786. En effet, la Cour considère qu’une

déclara-précité note60, § 94 ; Garycki c. Pologne, précité note34, § 71 ; Vulakh et autres c. Russie, du 10 janvier 2012, n° 33468/03, § 33.

780 Cour eur. D.H., Lavents c. Lettonie, précité note613, § 126.

781 Commission eur. D.H., Petra Krause c. Suisse, précité note66.

782 W. Jeandidier, « La présomption d’innocence ou le poids des mots », RSEC, 1991, n° 1, p. 49–52, p. 50.

783 Cour eur. D.H., Vulakh et autres c. Russie, précité note779, § 36.

784 Cour eur. D.H., Matijasevic c. Serbie, précité note61, § 49.

785 V. infra, Deuxième partie, § 1.3 sq.

786 lemmenS/van drooGHenBroecK, précité note359, p. 161.

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tion de culpabilité anticipée provenant d’un média privé ne constitue une violation de la présomption d’innocence que si elle exerce une influence concrète sur le dénouement judiciaire. En d’autres termes, il n’y aura pas de violation de l’article 6 § 2 CEDH s’« il n’est nullement établi que la presse aurait eu une influence quelconque sur le dénouement judiciaire du litige, en l’absence d’éléments de nature à révéler que [la juridiction com-pétente], en s’acquittant de sa tâche, serait partie de la conviction ou de la supposition que le requérant avait commis les actes dont il était accusé ou que la preuve de sa culpabilité n’a pas été à la charge de l’accusation »787. Même si la Cour n’exclut pas qu’une campagne de presse puisse nuire à l’équité du procès, le requérant se trouve dans l’impossibilité de prouver l’influence que les juges auraient subie par les affirmations médiatiques788. Il est encore plus improbable qu’il amène la preuve d’une telle influence si les débats sont conformes au principe du contradictoire et assez longs pour effacer un quelconque préjugé suscité par les médias789.

Cette approche peut s’expliquer par le fait que la Cour examine une telle question sous l’angle de l’indépendance et de l’impartialité des tribunaux.

Dans une affaire relativement ancienne, la Commission européenne des droits de l’homme a reconnu qu’une campagne de presse pouvait entraîner une indignation de la part du public et entraver le droit à un procès équitable, en particulier en présence d’un jury, et ce sans pour autant qu’on puisse admettre qu’il y a eu violation de l’article 6 CEDH, à défaut de preuve d’influence sur le jury790. Bien qu’elle reconnaisse l’existence d’une menace médiatique sur la présomption d’innocence et sur le bon déroulement du procès, elle n’a jamais observé une telle atteinte791. Plus tard, la Cour est souvent parvenue à la conclusion selon laquelle les enquêtes médiatiques parallèles ou l’attention accrue de la presse due à la notoriété de l’accusé n’influencent ni les juges ni les jurys792.

Or, étant donné que la présomption d’innocence est aussi un droit sub-jectif, cette appréciation nous paraît lacunaire, dans la mesure où elle ne

787 Cour eur. D.H., Claes et autres c. Belgique, précité note354, § 47.

788 B. deJemeppe, « La présomption d’innocence entre réalité et fiction », in Liber Amicorum Paul Martens : l’humanisme dans la résolution des conflits : utopie ou réalité ?, Larcier, Bruxelles, 2007, p. 17–39, p. 37.

789 Cour eur. D.H., Craxi c. Italie (n° 1), précité note355, § 104 ; Garaudy c. France, précité note700.

790 Commission eur. D.H., X. c. Autriche, du 23 juillet 1963, n° 1476/62, § 43.

791 lemmenS/Van drooGHenBroecK, précité note359, p. 133.

792 Commission eur. D.H., Corociani, Palmiotti, Tanassi et Lefebvre d’Ovidio c. Italie, du 18 décembre 1980, nos 8603/79, 8722/79, 8723/79 et 8729/79, § 187 ; Baragiola c. Suisse, précité note697.

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tient pas compte du profil extra-processuel de cette garantie, notamment de ses aspects liés à la réputation793.

De surcroît, comme nous l’avons vu plus haut, il ressort de la jurispru-dence strasbourgeoise une tendance à privilégier plutôt la liberté d’expres-sion que la protection de la réputation et de la présomption d’innocence, tendance qui s’explique par l’importance accordée à l’intérêt public à être informé sur les questions d’ordre général. Or, un tel courant jurisprudentiel ne saurait se justifier uniquement par la nécessité de satisfaire cet intérêt public. En effet, l’intérêt privé devrait lui aussi être pris en compte794.

Premièrement, s’il est vrai que la Cour considère que la liberté d’expres-sion doit primer en tant qu’intérêt général et qu’elle la fait donc prévaloir, dans la majorité des cas, face à d’autres droits concurrents, elle prend en compte tout autant l’indépendance et l’impartialité de la justice comme des intérêts généraux qui devraient pouvoir aussi prévaloir dans cette optique faisant passer l’intérêt général avant l’intérêt privé. Dans le cadre de la problématique de la présente recherche doctorale, nous nous trouvons face à un conflit entre deux intérêts généraux : l’intérêt public à être informé, assuré aussi par le principe de la publicité des débats, et l’intérêt public à une administration juste et équitable de la justice, en sus du conflit entre la liberté de la presse, d’une part, et la protection de la réputation et le respect de la présomption d’innocence, d’autre part.

Deuxièmement, si nous analysons la jurisprudence de la Cour sur le conflit entre la liberté d’expression et la présomption d’innocence, nous constatons une évolution qui consiste à ne plus privilégier la liberté d’expression aveuglément. Cette nouvelle approche jurisprudentielle tend non seulement vers une prise de conscience de l’importance d’autres inté-rêts collectifs, mais aussi vers une sensibilisation vis-à-vis de l’intérêt privé d’une personne mise en cause à ne pas subir une peine précoce. Le secret de l’instruction, qui constitue lui aussi un intérêt collectif en tant qu’élément de l’administration de la justice, entre également en ligne de compte dans de tels cas. Dès lors, l’intérêt public à être informé devrait en théorie passer au deuxième plan. Mais alors comment expliquer la raison pour laquelle la Cour a eu et a encore tendance à privilégier la liberté d’expression ?

793 V. supra § 1.1. b).

794 ducoulomBier, précité note502, p. 59–60. Après s’attarder sur la distinction entre « droit » et

« intérêt », l’auteur précise que, la Cour parvient à la conclusion que « l’intérêt privé ne semble pas pouvoir prévaloir sur l’intérêt général », ce qui mène à une « dévalorisation des droits d’une personne opposés à l’intérêt d’une catégorie de la population ou de la société dans son ensemble ».

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