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Deuxième partie :

1. La cause des divergences : la marge nationale d’appréciation

1.3. L’application au cas particulier

1.3.2. La marge d’appréciation quant aux garanties conventionnelles

L’étendue et l’effet de la marge d’appréciation varient selon la norme conventionnelle en cause. Dès lors, pour mieux saisir son impact, il convient de considérer séparément les dispositions de la Convention qui entrent en ligne de compte.

L’article 6 CEDH, qui consacre un certain nombre de droits dont les garanties effectives sont essentielles à la réalisation d’un procès équitable, constitue l’un des droits les plus « fondamentaux » dans une société démocratique875. C’est aux autorités nationales, soumises à la surveillance des organes de Strasbourg, que revient l’établissement d’un système judiciaire qui respecte au mieux les exigences prévues à l’article 6 CEDH.

Les organes de Strasbourg ont en effet expressément reconnu une « large discrétion » dans le « choix des moyens » pour assurer une telle conformité, en soulignant que leur « tâche n’est pas d’indiquer ces moyens aux États, mais de déterminer si le résultat requis par la Convention a été atteint (…) »876. Cependant, la jurisprudence ne prévoit pas de standard uniforme d’examen pour tous les droits découlant du procès équitable garanti par l’article 6 CEDH.

La variation de la marge nationale d’appréciation et le standard d’exa-men des organes de Strasbourg dépendent premièred’exa-ment de l’inclusion de variables particulières et deuxièmement de la nature des droits liés au procès équitable. Concernant le premier point, la clause de sécurité

natio-873 m. delmaS-martY, Vers un droit commun de l’humanité (Entretien avec Philippe Petit), éd.

Textuel, Paris, 1996, p. 93.

874 lamBert, précité note818, p. 30.

875 Cour eur. D.H., Delcourt c. Belgique, du 17 juin 1970, n° 2689/65, § 25 in fine ; Deweer c.

Belgique, précité note43, § 44 ; De Cubber c. Belgique, du 26 octobre 1984, n° 9186/80,

§ 30; Colozza c. Italie, du 12 février 1985, n° 9024/80, § 32 in fine ; F.C.B. c. Italie, du 28 août 1991, n° 12151/86, § 35.

876 Cour eur. D.H., Colozza c. Italie, précité note875, § 30; v.a. Quaranta c. Suisse, du 24 mai 1991, n° 12744/87, § 30.

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nale représente, tout comme d’autres droits de la Convention, une variable susceptible d’élargir la marge d’appréciation nationale. Pour ce qui est du deuxième point, la position réticente est révélatrice par rapport à ces droits, qui imposent un degré élevé d’obligation positive sur les États. Ces droits-là comprennent, entre autres, le droit d’accès au tribunal, le droit d’appeler et d’interroger des témoins et le droit à l’assistance d’un interprète. Le fait que le droit de la publicité des débats prévoie expressément la possibilité de limiter l’intérêt public peut être interprété comme l’attribution aux États d’une discrétion plus large877.

La jurisprudence relative à l’article 6 CEDH témoigne d’une approche élaborée de la marge d’appréciation, qui se réfère au consensus européen pour évaluer les limitations étatiques et qui considère les particularités nationales comme le fondement de la discrétion étatique878. L’attribution d’une marge d’appréciation restreinte dans les affaires impliquant l’ar-ticle 6 CEDH s’explique par la précision avec laquelle ce dernier est rédigé, précision qui ne laisse que peu de place aux interprétations nationales879. Néanmoins, sa pertinence a été reconnue par la Cour dans le cadre de litiges concernant l’évaluation de la législation nationale mettant en œuvre les droits conférés par l’article 6 CEDH880. Le langage utilisé par la Cour sous-entend qu’elle s’est abstenue de juger si les décisions des autorités nationales avaient violé l’article 6 CEDH et qu’elle s’est limitée à apprécier si ces dernières ont agi dans la marge nationale prévue881.

Le point de divergence principal dû à la marge d’appréciation couvre les articles 8 et 10 CEDH.

Concernant la protection de la vie privée et familiale, la Cour a statué que « le choix de mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de

877 Y. arai-taKaHaSHi, The margin of appreciation doctrine and the principle of proportionality in the Jurisprudence of the ECHR, Intersentia, Anvers, 2002.

878 V. n. Cour eur. D.H., Pretto et autres c. Italie, précité note108, § 22 ; Ozturk c. Allemagne, du 21 février 1984, n° 8544/79, § 49 ; Axen c. Allemagne, précité note108, § 31; Sutter c.

Suisse, précité note108, § 33 ; H. C. Yourow, The margin of appreciation doctrine, précité note803, p. 64 sq., spéc. p. 177.

879 J.A. BraucH, « The margin of appreciation and the jurisprudence of the European Court of Human Rights : Threat to the rule of law » in Colum. J. Eur.L. vol. 11, 2004–2005, p. 113–150, p. 120. V.a. N. lavender, « The problem of the margin of appreciation », EHRLR, 1997, n° 4, p. 380–390, p. 383.

880 Cour eur. D.H., Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, du 13 juillet 1995, n° 18139/91, § 59 ; Kart c. Turquie, précité note510, § 79 ; Ernst et autres c. Belgique, du 15 juillet 2003, § 48.

V.n. BremS, précité note578.

881 Cour eur. D.H., H. c. France, du 24 octobre 1989, n° 10073/82, § 70 ; Hermi c. Italie, du 18 octobre 2006, n° 18114/02, § 95 ; Quaranta c. Suisse, précité note876, § 30.

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la marge d’appréciation des États contractants »882. L’ampleur d’une telle marge sera considérable puisque « les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et (…) se trouvent en principe mieux pla-cées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur les-quelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national »883.

Quant à l’étendue de la marge d’appréciation relative à l’article 10 CEDH, elle ne peut être déterminée de manière uniforme : « très réduite lorsque la presse se fait l’écho des préoccupations des citoyens sur des questions d’intérêt général et plutôt étendue lorsqu’il s’agit de ménager les susceptibilités d’une fraction importante de la population en matière de critères moraux »884. La liberté de la presse constitue sans aucun doute un facteur atténuant la discrétion nationale885. En effet, « le pouvoir d’appré-ciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse »886. Néanmoins, l’élément de moralité publique ou privée, de même que l’absence de consensus européen quant au niveau de garantie devant être accordée aux droits des tiers – un but légitime expressément prévu au deuxième paragraphe de l’article 10 CEDH –, permettent de conserver une certaine marge887. En effet, « la vérification du caractère ‹ nécessaire dans une société démocratique › de l’ingérence litigieuse impose à la Cour de rechercher si celle-ci correspondait à un

‹ besoin social impérieux › (…). Pour déterminer s’il existe pareil ‹ besoin › et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre, les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Celle-ci n’est toutefois pas illimitée mais va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si une restriction se concilie

882 Cour eur. D.H., Odièvre c. France, précité note513, § 46. V.a. Y. arai, « The margin of Appreciation Doctrine in the Jurisprudence of Article 8 of the European Convention on Human Rights », Neth. Q. Hum. Rts., vol. 16/1, 1998, p. 41–61.

883 Cour eur. D.H. Hatton et autres c. Royaume-Uni, précité note304, § 97.

884 de Salvia, précité note38, p. 245.

885 Cour eur. D.H., Stoll c. Suisse, précité note247, § 105.

886 Cour eur. D.H., Thoma c. Luxembourg, du 29 avril 2001, § 48 ; Goodwin c. Royaume-Uni, précité note205, § 40 ; Du Roy et Malaurie c. France, précité note345, § 27.

887 m. de Salvia, « Contrôle européen et principe de la subsidiarité : faut-il encore (et toujours) émarger à la marge d’appréciation ? » in Protection des droits de l’homme : la perspective européenne, Mélanges à la mémoire de Rolv Ryssdal, p. maHoneY, F. matScHer, H. petZold, l. wildHaBer (éd.), Carl Heymanns Verlag KG, Cologne, 2000, p. 373–385, spéc. p. 377.

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avec la liberté d’expression telle que la protège l’article 10 [CEDH] »888. Cependant, « la Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 [CEDH], à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation »889.

Généralement, l’intensité de l’examen par rapport à l’article 8 CEDH est légèrement plus faible que par rapport à l’article 10 CEDH. La théorie selon laquelle les droits découlant de l’article 8 CEDH seraient plus éloi-gnés de la colonne vertébrale de la démocratie que la liberté d’expression peut expliquer le recours limité à la recherche d’une alternative moins restrictive. Une autre explication est que, ne voulant pas être considérée comme empiétant sur les choix de politique démocratique dans l’exécu-tion de la justice distributive, la Cour considère plus acceptable d’éviter les confrontations avec les États, adoptant une retenue en ce qui concerne l’appréciation des obligations positives dans certaines circonstances.

Déterminer l’étendue de la marge d’appréciation devient plus com-plexe dans les cas qui comportent une autre valeur également importante dans une société démocratique, telle que la présomption d’innocence. En conséquence, un examen rigoureux et méticuleux intervient, exigeant que les autorités nationales allèguent « des raisons particulièrement fortes » pour justifier l’interférence.

Plusieurs États contractants interdisent, à des degrés différents, que les mass-médias aient une influence négative sur le procès. La recherche d’une équilibre entre les intérêts qui s’opposent exige un examen appro-fondi des valeurs en cause, en particulier lorsqu’il est question de procès pénaux ; en effet, le droit du défendeur à la présomption d’innocence doit être dûment pris en compte. Bien qu’ils montrent une certaine volonté à mener un examen minutieux de ces intérêts, les organes de Strasbourg accordent continuellement aux États une large marge d’appréciation dans l’évaluation de l’équilibre entre ces deux valeurs890.

Dans l’affaire Worm c. Autriche, la Cour a particulièrement insisté sur l’importance fondamentale de la liberté de la presse dans la démocratie et sur le besoin de préciser l’étendue de la « marge d’appréciation » concer-nant les restrictions à ladite liberté891. Elle a toutefois modéré son approche, en cherchant un équilibre entre la liberté de la presse et un droit également

888 Cour eur. D.H., Gündüz c. Turquie, du 4 décembre 2003, n° 35071/97, § 38.

889 Ibidem, § 39.

890 Y.arai-taKaHaSHi, précité note877, p. 119.

891 Cour eur. D.H., Worm c. Autriche, précité note348, § 47.

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fondamental dans la démocratie : le droit à un procès équitable. Bien que la Cour ait examiné avec rigueur l’existence de raisons « suffisantes »892, elle a précisé qu’elle n’avait pas l’intention d’abandonner la marge d’apprécia-tion sur la base du consensus européen provenant de la nod’apprécia-tion « d’autorité et d’impartialité du pouvoir judiciaire »893. Cette attitude pourrait être considérée comme incohérente par rapport à l’approche adoptée dans l’affaire du Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), où l’existence même du caractère « objectif » de cette notion, de même que la reconnaissance du consensus européen sur la signification de ce terme, étaient déterminantes pour un examen approfondi de la proportionnalité en faveur de la liberté de la presse894. La justification de la Cour quant aux deux approches différentes qu’elle a eues peut être critiquée comme étant peu convain-cante et, de nouveau, il paraît clair que la marge d’appréciation exerce une influence implicite sur la logique de la Cour895. En effet, dans l’affaire Worm c. Autriche, la Cour a, semblerait-il, attribué une marge d’appré-ciation trop étendue896. Un examen plus strict pourrait se justifier étant donné que les articles litigieux concernaient principalement un discours politique et que la marge nationale d’appréciation en matière de discours politique est de toute évidence plutôt étroite897. Dans la même veine, la Cour a précisé que « si l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression en matière politique, les États contractants ont généralement une plus grande marge d’appré-ciation lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale ou, plus particulièrement, de la religion. Pareillement, les États disposent d’une large marge d’appréciation s’agissant de réglementer le discours commercial et publicitaire »898.

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