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Deuxième partie :

1. La cause des divergences : la marge nationale d’appréciation

1.2. Les paramètres qui influencent l’étendue de la marge d’appréciation et le consensus européen

Le recours à la doctrine de la marge d’appréciation est subordonné à l’existence de conditions préliminaires sans lesquelles l’existence même de la Convention serait menacée825. Il convient tout d’abord de préciser que les critères utilisés par la Cour sont confus et qu’ils laissent aux États une marge d’appréciation plutôt large826. Il se dégage de la jurisprudence

818 P. lamBert, « Conflits de droits de l’homme », A.I.D.H., vol. IV, 2009 p. 27–36, p. 29, notes 11–12.

819 « Judicial self restraint ».

820 V. maneS, précité note384, p. 22.

821 M. delmaS-martY, Le flou du droit. Du code pénal aux droits de l’homme, préface à l’édition Quadrige, Paris, PUF, 2004, p. 15.

822 M. delmaS-martY, J.F. coSte, « Les droits de l’homme : logiques non standard », Le Genre Humain n° 33, Seuil, Paris, 1998, p. 135–154, p. 136.

823 Opinion dissidente de Juge de meYer relative à l’affaire Z. c. Finlande, du 25 février 1997, n° 22009/93. V.a. F. tulKenS/L. donnaY, précité note801.

824 J. macdonald, « The margin of appreciation » in The European system for the protection of human rights, J. macdonald, F. matScHer, H. petZold (éd.), Dordrecht, Nijhoff, 1993, p. 83–124.

825 tanZarella, précité note804, p. 148.

826 V.n. BremS qui soutient que même si la marge d’appréciation est un instrument nécessaire pour concilier l’universalité et la diversité, elle requiert une meilleure explication. E. BremS,

« The Margin of Appreciation Doctrine of the European Court of Human Rights : Accommo-338

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que l’étendue de la marge d’appréciation octroyée aux États varie selon les cas827. C’est notamment dans les affaires où les priorités sont ambiguës que la Cour y fait référence. Ainsi, l’étendue de la marge d’appréciation

« varie selon les circonstances, les domaines et le contexte ; la présence ou absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent à cet égard »828. Enfin,

« l’importance [du droit conventionnel] pour l’individu et le genre des activités en cause »829 déterminent son ampleur également.

Plusieurs facteurs exercent donc une influence sur le recours à la doctrine de la marge d’appréciation. En fonction de ceux-ci, les autorités nationales disposeront d’une marge d’appréciation « large » ou « très large », voire d’« une certaine latitude » ou d’« une certaine marge »830. Les critères les plus importants sont le domaine et la nature du droit qui fait l’objet de la restriction, ainsi que la gravité de celle-ci.

Le domaine influe tant sur l’existence que sur l’étendue de la marge d’appréciation. Aussi, la Cour attribue aux autorités nationales une marge d’appréciation à l’égard de la politique pénale et justifie ce choix par la nécessité d’une certaine marge de manœuvre pour combattre le crime831.

La nature du droit et la gravité de l’atteinte constituent deux autres critères déterminants. En effet, on ne peut pas recourir à la marge d’appré-ciation pour tous les droits conventionnels832. Les droits absolus, tels que le droit à la vie ou l’interdiction de l’esclavage, ne sauraient être soumis à la discrétion des États ; en revanche, une certaine marge d’appréciation pourra être octroyée si des droits relatifs, comme la liberté d’expression

dating Diversity within Europe » in Human Rights and Diversity. Area Studies Revisited, D.P.

ForSYtHe, p.c. mcmaHon (éd.), University of Nebraska Press, Omaha, 2003, p. 81–110, p. 105.

827 Ainsi, Cour eur. D.H. Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), précité note192, § 59 : « Le pouvoir national d’appréciation n’a pas une ampleur identique pour chacun des buts énumérés à l’article 10, paragraphe 2 ».

828 Cour eur. D.H., Rasmussen c. Danemark, du 28 novembre 1984, nos 52562/90, 52620/90,

§ 40.

829 Cour eur. D.H., Buckley c. Royaume-Uni, du 25 septembre 1996, n° 20348/92, § 74.

830 P. lamBert, « Marge nationale d’appréciation et contrôle de proportionnalité », in L’interpré-tation de la Convention européenne des droits de l’homme, F. Sudre (dir.). Actes du col-loque des 13 et 14 mars 1998, organisé par l’Institut de droit européen des droits de l’homme – Faculté de droit de l’Université de Montpellier I, Bruylant, Bruxelles, 1998, p. 63–89, p. 70 sq.

831 Dans ce sens v. Cour eur. D.H. Yildirim c. Italie, du 10 avril 2003, n° 38602/02 et August c. Royaume-Uni du 21 janvier 2003, n° 36505/02.

832 V. infra § 1.3.2.

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ou le droit au respect de la vie privée, sont en cause833. Pour caLLawaerT, cette distinction se justifie essentiellement par le caractère indérogeable des droits absolus, qui n’est pas compatible avec la souplesse découlant de la marge d’appréciation et dont la portée ne peut pas dépendre des particularités étatiques834.

Concernant le respect des obligations positives qui incombent aux États en sus de l’obligation de non-ingérence, afin d’assurer l’effectivité des droits conventionnels, la Cour a statué que « la notion de « respect » manque cependant de netteté, surtout quand de telles obligations se trouvent en cause ; ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre vu la diversité des pratiques suivies et des conditions existant dans les États contractants. Partant, il s’agit d’un domaine dans lequel ils jouissent d’une large marge d’appréciation pour déterminer, en fonction des besoins et ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre afin d’assurer l’observation de la Convention »835.

Enfin, là où il y a consensus européen, la marge d’appréciation des États contractants est, en principe, limitée836. Par consensus européen, il faut comprendre une tendance normative commune à la majorité des États contractants837. Dans le contexte de la CEDH, le consensus « est générale-ment compris comme désignant la base qui permet l’évolution des normes de la Convention au travers de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme »838. Au demeurant, il justifie une interprétation dynamique de la Convention, qui, qualifiée d« instrument vivant », doit être interprétée en fonction des conditions de vie actuelles839. Concernant l’évaluation de la proportionnalité d’une mesure contestée, la méthode comparative, qui examine de près la législation et la pratique d’autres

833 V. supra § 1.3.3 et § 1.4.2.

834 J. callewaert, « Is there a margin of appreciation in the application on articles 2,3 and 4 of the Convention ? », HRLJ, 1998, Vol. 19, No. 1, p. 6–10.

835 Cour eur. D.H., Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, du 28 mai 1985, nos 9214/80; 9473/81; 9474/81, § 67.

836 L’existence ou non d’un consensus européen n’est cependant pas un critère déterminant dans tous les cas, comme le précisent tulKenS/donnaY, précité note801, p. 18.

837 d. teGa, « Corte europea dei diritti : l’aborto in Irlanda tra margine di apprezzamento sta-tale e consenso esterno », Quaderni costituzionali, a. XXXI, n.1, 2011, p. 159.

838 a. Kovler, v. ZaGreBelSKY, l. GarlicKi, d. Spielmann, r. JaeGer, r. liddel, « Le rôle du consensus dans le système de la Convention européenne des droits de l’homme », in Dialogue entre juges, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2008, p. 12.

839 Cour eur. D.H., Tyrer c. Royaume-Uni, précité note526, § 31 ; Marckx c. Belgique, précité note295, § 41 ; Soering c. Royaume-Uni, précité note100, § 102 ; L. et V. c. Autriche, du 9 janvier 2003, nos 39392/98, 39829/98, § 50.

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États contractants, sert à indiquer l’existence ou l’absence d’un consensus européen sur la question controversée840.

À propos de cette problématique, les approches adoptées par les organes de Strasbourg montrent généralement une certaine symétrie : l’existence de mesures équivalentes dans d’autres États contractants permet de ren-forcer la légitimité d’une mesure ; inversément, les preuves d’une pratique contraire dans la majorité des autres États peut obliger l’État réticent à justifier ladite mesure841. Si elle constate une absence de consensus, la Cour attribuera aux États une large marge d’appréciation en prenant soin d’indiquer que celle-ci « n’est pas illimitée »842. En somme, si une certaine marge d’appréciation est reconnue, même en cas de consensus européen, la diversité des approches nationales justifie encore plus la reconnaissance d’une large marge d’appréciation aux autorités nationales843. Il en va ainsi de la jurisprudence relative à la réglementation nationale des symboles religieux844.

Un consensus européen généralisé n’implique donc pas nécessairement une diminution de la marge d’appréciation nationale.

Dans l’affaire A., B. et C. c. Irlande, la Cour a été saisie d’un conflit lié à l’avortement. Elle était partagée entre le droit à la vie du fœtus, d’une part, et le droit à la vie ou le droit à l’autonomie et au développement personnel de la femme enceinte et les sanctions prévues en droit irlandais, d’autre part. Finalement, la Cour a statué que l’existence du consensus entre États contractants n’empêchait pas la reconnaissance d’une large marge d’appréciation aux autorités irlandaises845.

840 Cour eur. D.H., Rasmussen c. Danemark, du 28 novembre 1984, n° 8777/79, § 40.

841 En principe, les organes de Strasbourg ont une approche uniforme à l’égard de l’application de la CEDH par les États contractants. Cependant, il ressort de la jurisprudence qu’une divergence par rapport à un consensus ne veut pas nécessairement dire que ladite mesure est injustifiée. V. dans ce sens, Cour eur. D.H. F. c. Suisse, du 18 décembre 1987, n° 11329/85. Si la position majoritaire ne se met pas d’accord avec une construction plus progressive de la CEDH, elle ne devrait pas dicter non plus la direction de la politique juridique des organes de Strasbourg ni affaiblir leur autonomie par rapport aux standards de la CEDH.

842 Cour eur. D.H., Hirst c. Royaume-Uni (n° 2), du 6 octobre 2005, n° 74025/01, § 81–82.

843 V. T.A. o’donnell, « The margin of appreciation doctrine : standards in the jurisprudence of the European Court of Human Rights », HRQ, 1982, n° 4, p. 474–496, p. 484 : « Where there is substantial consensus, the latitude allowed governments should be narrow ; where there is no consensus, there should be a wide margin of appreciation ».

844 Cour eur. D.H., Leyla Sahin c. Turquie, du 10 novembre 2005, n° 44774/98, § 109 et Lautsi et autres c. Italie, du 18 mars 2011, n° 30814/06.

845 Cour eur. D.H. A, B et C, c. Irlande, du 16 décembre 2010, n° 25579/05, § 236. V. cepen-dant Cour eur. D.H., S.H. et autres c. Autriche, du 1er avril 2010, n° 57813/00, § 74 et Costa et Pavan c. Italie, du 28 août 2012, n° 54270/10, § 67 sq.

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Or, comme le soulèvent les Juges rozaKis, TuLKens, Fura, hirveLä, maLinverni et poaLeLungi dans leur opinion en partie dissidente, l’exis-tence d’un consensus devrait considérablement restreindre la marge d’appréciation nationale. « Cette approche est conforme au rôle ‹ d’harmo-nisation › de la jurisprudence issue de la Convention : en effet, l’une des principales fonctions de la jurisprudence est de conduire progressivement à une application harmonieuse de la protection des droits de l’homme qui transcende les frontières nationales des États contractants et permette aux personnes relevant de leur juridiction de bénéficier, sans discrimination, d’une protection égale quel que soit le lieu où elles résident.

Ce rôle d’harmonisation a cependant des limites, dont la suivante : dans des situations où, concernant un aspect particulier de la protection des droits de l’homme, il est clair que les États européens s’y prennent diffé-remment pour protéger (ou non) les individus contre telle ou telle conduite de l’État, et que la violation alléguée de la Convention porte sur un droit qui peut être mis en balance – conformément à la Convention – avec d’autres droits ou intérêts qui, dans une société démocratique, méritent aussi d’être protégés, la Cour peut considérer que les États, eu égard à l’absence de consensus européen, ont une marge d’appréciation (qui n’est pas illimitée) pour arbitrer entre les droits et intérêts en jeu. C’est pourquoi, en pareil cas, la Cour s’abstient de jouer son rôle d’harmonisation, préférant ne pas être la première instance européenne à ‹ légiférer › sur une question non encore tranchée au niveau européen »846. De surcroît, la Cour estime que « le fait qu’on ne puisse discerner aucune approche européenne commune en la matière ne saurait être déterminant pour la question à trancher »847, ce qui montre que l’absence de consensus ne limite pas forcément la portée de la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales848.

En ce qui concerne la recherche même du consensus, elle nécessite une analyse de droit comparé849. carozza soutient que la comparaison n’est pas une méthode qui enrichit la signification de la Convention, mais qu’elle est employée pour légitimer l’usage de la discrétion de la Cour strasbourgeoise850. Selon brems, les références de la Cour au droit comparé,

846 Opinion en partie dissidente des Juges roZaKiS, tulKenS, Fura, Hirvelä, malinverni et poalelunGi, relative à l’arrêt A., B. et C. c. Irlande, du 16 décembre 2010, n° 25579/05, § 5.

847 Cour eur. D.H. Hirst c. Royaume-Uni (n° 2), précité note842, § 81.

848 V. Kovler/ZaGreBelSKY/GarlicKi/Spielmann/JaeGer/liddel, précité note838, p. 15.

849 V. C. roZaKiS, « The European Judge as a Comparatist », Tulane Law Review, vol. 80, Issue 1, 2005, p. 257–279.

850 P.G. caroZZa, « Uses and misuses of comparative law in international human rights : Some reflections on the jurisprudence of the European Court of human rights », Notre Dame Law

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afin de déterminer l’existence ou non d’un consensus européen, peuvent uniquement s’expliquer à la lumière du préambule de la Convention, qui fait référence à la conception commune et au respect commun des droits de l’homme des États contractants, ces derniers partageant un patrimoine commun d’idéaux et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit851. L’auteur est d’avis que l’utilité du recours au droit comparé dépend plutôt de la raison pour laquelle la Cour y fait référence dans sa jurisprudence que de la manière dont elle s’y prend852. Par ailleurs, van diJK et van hooF considèrent que les conclusions sur l’existence ou l’absence d’un consensus européen ne résultent pas d’une étude approfondie de droit comparé et qu’en fin de compte les opinions divergent souvent quant à l’existence ou à l’absence d’un tel consen-sus853. Enfin, deLmas-marTy estime pour sa part qu’un recours extensif à la marge d’appréciation reviendrait à nier « l’objectif d’intégration des valeurs annoncé par le préambule de la Convention (…) »854.

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