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La Convention ne prévoit aucune méthode particulière de résolution des conflits entre les droits qu’elle garantit. De même, la Cour de Strasbourg n’a pas encore défini d’approche spécifique pour gérer de telles situations. Il faut dès lors s’employer à trouver une solution qui permettrait de résoudre le conflit avant d’appliquer le droit.

Avant d’envisager une technique spécifique à la résolution des conflits de droits fondamentaux, se posera la question de savoir s’il est concevable d’appliquer les méthodes classiques utilisées pour trancher des conflits d’intérêts ordinaires552.

4.3.1. Les méthodes classiques

L’application du droit par voie de subsomption requiert la détermination d’une norme pertinente pour un cas déterminé. Or, une telle détermination ne saurait fonctionner en cas de conflit de droits fondamentaux553. En effet, s’agissant d’un conflit de droits conventionnels, les maximes tels que lex superior derogat inferiori, lex posterior derogat priori ou encore lex specialis derogat generali ne sont pas applicables parce qu’il s’agit de normes prove-nant d’une même source. Alors, en l’absence de hiérarchie, il convient de résoudre la question de l’équilibre à atteindre pour trancher des conflits, afin de concilier les aspects essentiels des droits respectifs. Équilibrer devient ainsi un critère méthodologique nécessaire à l’adjudication des droits en conflit. Développée et soutenue par aLexy, puis critiquée par habermas, la théorie de la mise en balance nécessite ici un bref

développe-550 Cour eur. D.H., Refah Partisi et autres c. Turquie, du 13 février 2003, nos 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98, § 99.

551 V. supra § 1.4.2. (a).

552 de ScHutter/tulKenS, précité note502, p. 169–216.

553 J.J. moreSo, « Conflitti tra principi costituzionali », (traduit par G. Saraceni), Diritto &

questioni pubbliche, n° 2, 2002, p. 19–34, p. 19; R. alexY, « On Balancing and Subsump-tion. A structural Comparison », Ratio Juris, vol. 16, n° 4, 2003, p. 433–449, p. 436. V.a.

F. ScHauer, « Balancing, Subsumption and the Constraining Role of Legal Text », Law &

Ethics of Human Rights, vol. 4, 2010, p. 34–45, p. 38.

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ment pour que nous puissions en saisir la portée sur le conflit concret qui fait l’objet de notre recherche554.

Le point phare de la philosophie d’aLexy porte sur la distinction entre les règles et les principes : tandis que les règles régissent en fonction de leur validité – respectées ou non –, les principes, eux, sont appliqués en fonction de l’optimisation. Concernant les droits fondamentaux, l’auteur estime que ce sont des principes555. Il se rapproche ainsi de la théorie de dworKin, selon laquelle le droit est un ensemble de principes dont découlent les droits fondamentaux556.

Selon aLexy, il peut être mis un terme à un conflit de droits fonda-mentaux par la prééminence d’un des droits en cause dans un cas donné, c’est-à-dire par l’établissement d’une hiérarchie relative en fonction des faits qui ont causé le litige557. Il s’agit donc d’évaluer, dans une situation précise, la valeur concrète d’un droit fondamental en fonction de l’inter-action entre celui-ci et l’autre droit, sans pour autant établir de hiérarchie absolue558. D’après l’auteur, le poids effectif des droits en cause ne peut être déterminé qu’au moyen de la proportionnalité au sens large, qui com-porte trois volets : l’adéquation, la nécessité et la proportionnalité au sens étroit, qui correspond à une pesée des intérêts divergents en présence, soit la théorie de la mise en balance. En d’autres termes, la pesée des intérêts est un processus par lequel il faut évaluer le poids des considérations de fond sous-jacentes de chacun de ces principes concurrents, afin de déterminer l’intensité du préjudice causé à un principe par rapport à l’importance de satisfaire l’autre559. En définitive, plus le préjudice causé à un principe est grave, plus le principe préservé doit être important560.

554 Pour un développement plus détaillé v. notamment P. ducoulomBier, précité note502, p. 369–399.

555 R. alexY, A Theory of Constitutional Rights, OUP, Oxford, 2002, (traduit par J. riverS), p. 44–48.

556 R. dworKin, Taking rights seriously, Duckworth, Londres, 2009, p. 14–24 et p. 94–96. V.n.

K. möller, « Balancing and the structure of constitutional rights », International Journal of Constitutional Law vol. 5, 2007, p. 453–468.

557 alexY, précité note555, p. 44–57.

558 Ibidem, p. 102.

559 Ibidem, p. 105.

560 Ibidem, p. 102.

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Une partie de la doctrine se pose néanmoins la question de savoir si la mise en balance est un moyen rationnel d’application des normes, ou bien une « méthode de persuasion »561 pour justifier les décisions judiciaires562.

C’est principalement le caractère subjectif de la méthode de mise en balance, l’imprévisibilité qui en découle et l’irrationalité due à l’incom-mensurabilité des droits fondamentaux qui sont remis en question563.

D’après dworKin, les droits fondamentaux sont des « atouts » contre l’État (rights as trumps) et, dès lors, les conflits doivent être résolus selon cette théorie. L’auteur rejette ainsi l’idée selon laquelle les droits fonda-mentaux peuvent être mis en balance avec les intérêts publics564. Ainsi, selon lui, en cas de conflit entre la liberté d’expression et un autre principe, la première doit toujours prévaloir en tant qu’« atout » face aux préroga-tives des pouvoirs publics, sauf s’il y a un danger grave qui ne peut être évité qu’en la limitant565. En ce sens, dworKin reconnaît que les intérêts collectifs peuvent prévaloir sur les droits fondamentaux lorsqu’il y a des raisons particulièrement sérieuses. Par ailleurs, même s’il n’aborde pas le conflit horizontal des droits fondamentaux, il est néanmoins possible de supposer qu’il admet qu’un droit puisse être limité par un autre566. Enfin, étant donné la nature même des droits fondamentaux, il est essentiel pour dworKin qu’ils ne puissent pas être neutralisés sur la seule base d’un calcul de coûts et de bénéfices567.

Dans le même esprit, habermas conçoit les droits fondamentaux comme des barrières déontologiques contre les interférences découlant de

561 P. muZnY, La technique de proportionnalité et le juge de la Convention européenne des droits de l’homme. Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, P.U.A.M., Aix-Marseille, 2005, p. 175.

562 W. leiSner, Der Abwägungsstaat : Verhältnismässigkeit als Gerechtigkeit ?, Duncker&Humblot, Berlin, 1997, p. 171.

563 Parmi plusieurs v. K. A. Betterman, « Die allgemeinen Gesetze als Schranken der Pressefrei-heit », Juristenzeitung, 1964, 601–611 ; J. raZ, « Incommensurability and agency » in id. Engaging Reason, OUP Oxford, 2001, p. 46 sq. ; T. a. aleiniKoFF, « Constitutional Law in the Age of Balancing », Yale Law Journal, n° 96, 1987, p. 943–1005, p. 973 ; H. BetHGe, Zur Problematik von Grundrechtskollisionen, Vahlen, Munich, 1977, p. 276 sq. V. notamment ducoulomBier, précité note502, p. 373–399, qui distingue entre les critiques internes et externes sur la théorie de la balance élaborée par alexY, précité note502.

564 dworKin, précité note556, p. 296–298.

565 Ibidem, p. 191; R. dworKin, Freedom’s Law. The Moral Reading of the American Constitu-tion, OUP, Oxford, 1996, p. 353.

566 dworKin, précité note556, p. 200. V.a. J. B. Hall, « Taking ‹ Rechts › Seriously : Ronald Dworkin and the Federal Constitutional Court of Germany », German Law Journal, vol. 9, n° 6, 2008, p. 799–818.

567 dworKin, précité note556, p. 192.

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l’ordre politique ou collectif568. Soulignant l’absence d’unités de mesure pour jauger les droits fondamentaux, il critique la théorie de la mise en balance développée par aLexy. Il estime que celle-ci comporte un risque d’être appliquée soit de façon arbitraire soit de manière irréfléchie, selon des standards subjectifs ou des hiérarchies implicites569. aLexy réfute ces critiques, en soutenant que les décisions judiciaires qui découleraient de l’application de cette méthode seraient aussi bien rationnelles qu’objec-tives, puisqu’elles seraient fondées sur une échelle de valeurs entourée de principes, permettant d’évaluer la valeur réelle des droits en cause570.

Nonobstant les critiques, la Cour de Strasbourg insiste sur la nécessité de trouver un équilibre entre les droits fondamentaux conflictuels. Se référant au débat entre aLexy et habermas, greer considère que même si la théorie de la mise en balance peut à première vue confirmer les pires craintes de habermas, sous réserve de certaines modifications, il est tout de même possible de l’appliquer aux jugements de la Cour571.

Le test de la nécessité dans une société démocratique (prévalence à l’une des obligations de l’État) et la pesée des intérêts (application du prin-cipe de la proportionnalité) sont utiles pour régler des conflits de droits.

Concernant l’application de la proportionnalité au sens strict en vue de restreindre un droit conventionnel, la Cour estime qu’il faut « rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamen-taux »572.

Nombreux sont les cas où la Cour, dans sa jurisprudence très nuancée, a appliqué la pesée des intérêts entre la disposition conventionnelle dont la violation est alléguée et le motif légitime de sa restriction573. L’arrêt directeur Chassagnou c. France – qui portait sur le conflit engendré par la loi Verdeille en ce qu’elle obligeait des propriétaires opposés à la chasse d’adhérer à une association de chasse – en est un bon exemple574. Par

568 J. HaBermaS, Between Facts and Norms : contributions to a discourse theory of law and democracy, (trad. by W. reHG), Polity Press, Cambridge, 1996, p. 258–259.

569 Ibidem, p. 259.

570 alexY, précité note553, p. 439.

571 S. Greer, « ‹ Balancing › and the European Court of Human Rights : A contribution to the Habermas-Alexy Debate », Cambridge Law journal, vol. 63, n° 2, 2004, p. 412–434, p. 433.

572 Cour eur. D.H. Sporrong et Lönnroth c. Suède, précité note100, § 69.

573 V. Cour eur. D.H., Cumpãnã et Mazãre c. Roumanie, précité note244 et Pedersen et Baads-gard c. Danemark, précité note265 ; v.a. Radio-France et autres c. France, précité note244. À ce propos, v. ducoulomBier, précité note502, p. 399–454.

574 Cour eur. D.H., Chassagnou et autres c. France, précité note505, § 113. Après avoir établi qu’une meilleure organisation technique de la chasse était dans l’intérêt général de favo-218

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rapport au conflit qui fait l’objet de cette recherche, la Cour a précisé, dans son arrêt Pedersen et Baadsgaard c. Danemark, qu’« aux fins de l’exercice de mise en balance des intérêts concurrents auquel [elle] doit se livrer, il lui faut aussi tenir compte du droit que l’article 6 § 2 CEDH reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie »575.

Selon rigaux, si les conflits entre un droit fondamental et un intérêt dépourvu du statut de droit fondamental nécessitent l’application du principe de la proportionnalité, les conflits entre droits fondamentaux, eux, appellent une autre méthode de résolution, que l’auteur appelle la

« technique de la pondération des intérêts en présence »576. Au contraire, drooghenbroecK considère qu’en principe les méthodes classiques telles que la proportionnalité devraient pouvoir résoudre les conflits de droits fondamentaux, mais il admet qu’il est nécessaire de les adapter à la com-plexité que comportent les situations de conflits de droits577.

Les méthodes classiques présentent toutefois un inconvénient dans la mesure où il arrive que le juge saisi du litige n’examine que le droit dont le demandeur invoque la violation578, et non le conflit, qui n’est donc pas appréhendé en tant que tel579. En d’autres termes, « le droit invoqué devient la règle et l’ingérence – motivée par la préservation du ou des droit(s) concurrent(s) – l’exception »580. Une sorte de hiérarchisation peut alors se dessiner dans l’application de la proportionnalité aux conflits de droits fondamentaux.

riser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique, la Cour a jugé que l’obligation faite aux propriétaires à faire apport de leur droit de chasse sur leurs terrains pour que des tiers en fassent un usage totalement contraire à leurs convictions constituait une charge démesurée qui ne se justifie pas sous l’angle du second alinéa de l’article 1 du Protocole n° 1. S. van drooGHenBroecK, précité note512, p. 113.

575 Cour eur. D.H., Pedersen et Baadsgaard, précité note265, § 78 in fine ; v. Worm c. Autriche, précité note348, § 50, et Du Roy et Malaurie c. France, précité note345, § 34.

576 riGaux, précité note149, p. 214 ; F. riGaux, « Introduction générale », R.T.D.H., 1993, n° 13, numéro spécial, « La liberté d’expression », p. 7.

577 van drooGHenBroecK, précité note527, p. 313.

578 e. BremS, « Conflicting Human Rights : An Exploration in the Context of the Right to a Fair Trial in the European Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms », HRQ, Vol. 27, n° 1, February 2005, p. 294–326.

579 de ScHutter/tulKenS, précité note502, p. 190.

580 verduSSen/BonBeld, précité note503, p. 84.

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4.3.2. La concordance pratique en tant que méthode

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