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Deuxième partie :

1. La cause des divergences : la marge nationale d’appréciation

1.1. La définition et la légitimité de la doctrine de la marge d’appréciation

Au moment de l’adoption de la CEDH, les diverses traditions culturelles et juridiques de chaque État contractant annonçaient déjà la difficulté inhérente à l’identification de standards européens uniformes en matière de droits de l’homme. En effet, nul ne peut nier que l’universalité des droits de l’homme n’est pas synonyme d’uniformité, et il est communé-ment admis que la CEDH garantit un niveau de protection minimal795. L’expression « marge d’appréciation » se réfère ainsi à la latitude dont les autorités nationales jouissent dans des situations d’évaluation factuelles et dans l’application des dispositions de la CEDH, approuvées comme étant le standard minimal par les États membres du Conseil de l’Europe796, qui ont des traditions plus ou moins communes en matière de démocratie et de droits fondamentaux.

Plus cruciale est la question du respect de la souveraineté de chaque État, qui a été et continue d’être soulevée. L’exécution des engagements pris vis-à-vis des organes de Strasbourg dépend en fin de compte de la bonne foi et de la coopération continue des États contractants797. La doctrine de la marge d’appréciation a été développée dans le but de trouver le juste équilibre entre l’approche nationale des droits de l’homme et l’application uniforme

795 J.A. SweeneY, « Margins of appreciation : Cultural relativity and the European Court of human rights in the Post-cold war era », ICLQ, 2005, vol. 54, p. 459–474.

796 V.n. Article 53 CEDH.

797 waldocK note que la doctrine de la « marge d’appréciation » constitue l’une des garanties les plus importantes développées par la Commission et la Cour pour réconcilier l’opération effective de la Convention avec les pouvoirs souverains et les responsabilités des gouver-nements dans une démocratie. H. waldocK, « The effectiveness of the system set up by the European Convention on Human Rights », HRLJ, 1980, vol. 1, p. 1–12, p. 9.

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des valeurs de la CEDH. Elle découle de l’appréhension originelle selon laquelle la CEDH devrait servir de système complémentaire, mais subsi-diaire, aux systèmes nationaux. À cet égard, il faut garder à l’esprit que la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas une instance d’appel par rapport au jugement national798. Son rôle consiste à vérifier la compatibilité de la décision nationale avec les exigences de la CEDH afin d’assurer une protection effective des droits que celle-ci garantit. mahoney soutient que la doctrine est « le produit naturel » de l’attribution des pouvoirs entre les autorités nationales et les organes de Strasbourg799. La marge nationale d’appréciation sert aussi à prendre en compte les paramètres culturels et sociaux propres à chaque État contractant, ce qui permet « de réintroduire le contexte national en articulant les niveaux normatifs »800. Cependant, il n’est pas possible de dégager de la doctrine une conception unique de la marge d’appréciation801. Celle-ci est, pour certains, un instrument d’interprétation en vue de délimiter les compétences respectives des États contractants et de la Cour pour tenir compte de cette diversité802, alors que pour d’autres elle constitue le degré de déférence ou d’erreur reconnu aux États803. De même, la Cour ne propose aucune définition précise de la marge d’appréciation dans sa jurisprudence804.

D’origine prétorienne, la doctrine de la marge d’appréciation est dépourvue de base conventionnelle805. En ses articles 1er et 35, la CEDH

798 V. infra § 2.

799 p. maHoneY, « Judicial activism and Judicial Self-Restraint in the European Court of Human Rights : Two Sides of the Same Coin », HRLJ, 1990, vol. 11, p. 57–88, p. 81.

800 M. delmaS-martY, « Les droits de l’homme. Processus d’humanisation réciproque », in La conscience des droits, Mélanges en l’honneur de J.P. coSta, Dalloz, Paris, 2011, p. 209–217, p. 211.

801 Pour une présentation des diverses approches, v. F. tulKenS, l. donnaY, « L’usage de la marge d’appréciation par la Cour européenne des droits de l’homme. Paravent juridique superflu ou mécanisme indispensable par nature ? » RSC, 2006 vol. 1, p. 3–23, p. 5 et 6.

802 J. ScHoKKenBroeK, « The basis and application of the margin of appreciation doctrine in the case-law of the European Court of human rights », HRLR, 1998, vol. 19, p. 30–36, p. 35.

803 H.C. Yourow, The margin of appreciation doctrine in the dynamics of European human rights jurisprudence, Kluwer, La Haye, 1996, p. 13. Aussi d’après tulKenS/donnaY précité note801, pour M. delmaS-martY et J.F. coSte.

804 P. tanZarella, « Il margine di apprezzamento » in I diritti in azione, M. cartaBia (éd.), Il Mulino, Bologne, 2007, p. 145–181, p. 148 ; F. donati, p. milaZZo, « La dottrina del margine di apprezzamento nella giurisprudenza della Corte europea dei diritti dell’uomo », in La Corte costituzionale e le Corti d’Europa, P. FalZea, a. Spadaro, l. ventura (éd.). Atti del seminario svoltosi a Copanello (CZ) il 31 maggio-1° giugno 2002, Giappichelli, Turin, 2003, p. 65–117, spéc. p. 66.

805 Il n’y a pas de trace de la marge d’appréciation ni dans la Convention ni dans les travaux préparatoires, Yourow, précité note803, p. 14. Pour BenveniSti, la marge d’appréciation est une invention. E. BenveniSti, « Margin of appreciation, consensus and universal standards », 333

confie en premier lieu à chaque État contractant le soin d’assurer les droits et les libertés qu’elle garantit. Le fondement de la doctrine de la marge d’appréciation, tel qu’observé dans les affaires Handyside c. Royaume-Uni806 et Sunday Times c. Royaume-Uni807, est donc le rôle subsidiaire de la Cour.

À cela, la jurisprudence a ajouté un argument plus pragmatique : le contact direct et continu des autorités étatiques, qui se trouvent en principe dans une meilleure position que le juge international pour donner un avis sur le contenu exact de certaines exigences de la CEDH (la nécessité)808. Il ressort de l’affaire Young, James et Webster c. Royaume-Uni que la Cour fait appel à la marge d’appréciation ex officio809. Il convient à ce stade de préciser que la marge d’appréciation n’est pas attribuée dans tous les cas de figure et n’a pas toujours la même portée. À ce propos, le Juge marTens affirme, dans son opinion dissidente relative à l’affaire Cossey c. Royaume-Uni, que les États ne sont pas au bénéfice d’une marge d’appréciation en tant que droit810.

Dans un premier temps, il a été fait référence à la marge d’apprécia-tion par rapport à la clause de dérogad’apprécia-tion de la Convend’apprécia-tion : l’article 15 CEDH811. Dans l’affaire Grèce c. Royaume-Uni, la Commission avait souli-gné que les autorités britanniques « devraient pouvoir exercer une certaine mesure de discrétion dans l’évaluation de la mesure strictement nécessaire par les exigences de la situation »812. Dans l’affaire ultérieure de Lawless c.

Royaume-Uni, elle avait reconnu à l’État défendeur « une certaine discré-tion – une certaine marge d’appréciadiscré-tion (…) dans la déterminadiscré-tion s’il existe un cas d’urgence public qui menace la vie de la nation et qui doit être traité par des mesures exceptionnelles réduisant ses obligations découlant de la Convention »813. Quant à la Cour, elle s’est référée expressément à la doctrine de la marge d’appréciation pour la première fois dans l’affaire

N.Y.U.J. Int’l L. & Pol., 1999, vol. 31, p. 843–854. Sur ce point v. infra, notamment à propos du projet et de la déclaration de Brighton, § Deuxième Partie, § 2.2.

806 Cour eur. D.H., Handyside c. Royaume-Uni, précité note199, § 48.

807 Cour eur. D.H., Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), précité note192, § 59.

808 ScHoKKenBroeK, précité note802.

809 Cour eur. D.H. Young, James et Webster c. Royaume-Uni, du 13 août 1981, n° 7601/76;

7806/77.

810 Opinion dissidente de Juge martenS relative à l’arrêt Cossey c. Royaume-Uni, précité note100. Le juge martenS a exprimé la même idée dans son opinion dissidente relative à l’arrêt Borgers c. Belgique, du 23 janvier 1991, n° 12005/86, § 49.

811 Pour un plus ample développement, V. Yourow, précité note803, p. 15–25.

812 Commission eur. D.H., rapport Grèce c. Royaume-Uni, du 26 septembre 1958, n° 176/56,

§ 176.

813 Cour eur. D.H., Lawless c. Royaume-Uni (n° 3), précité note234, § 1–30.

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Irlande c. Royaume-Uni, qui était le premier cas interétatique dont elle a été saisie814.

La marge d’appréciation s’est ensuite étendue au-delà des limites de l’article 15 CEDH ; elle s’est développée et clarifiée dans divers contextes, notamment dans les clauses de limitation des articles 8 à 11 CEDH. La marge d’appréciation portant sur les clauses de limitation des articles 8 à 11 CEDH a été appliquée par la première fois dans l’affaire dite Vagabondage c. Belgique, qui impliquait l’interférence au droit de correspondance des vagabonds retenus. La Cour a statué que « les autorités belges compétentes n’ont pas transgressé en l’espèce les limites du pouvoir d’appréciation que l’article 8 § 2 de la Convention laisse aux États contractants (…) pour juger la « nécessité » de restrictions destinées notamment à défendre l’ordre, à prévenir les infractions pénales, à protéger la santé ou la morale et à préserver les droits et libertés d’autrui »815.

Dans l’affaire Handyside c. Royaume-Uni, qui a constitué un tournant décisif dans l’évolution de la doctrine susmentionnée, la Cour a indiqué que les autorités nationales bénéficient d’une marge d’appréciation pour évaluer si une restriction est « nécessaire dans une société démocratique », en particulier s’il existe là « un besoin social urgent » justifiant l’interférence dans l’intérêt de la morale publique816. Ses développements sont significa-tifs. Premièrement, elle a exposé l’analyse prototype de la « marge » en ce qui concerne le critère de la « nécessité dans une société démocratique », qui est prescrit dans le deuxième paragraphe des articles 8 à 11 CEDH.

Deuxièmement, les organes de Strasbourg ont étendu l’application de la doctrine à un contexte général, soulignant à plusieurs reprises que les autorités nationales disposent d’une marge d’appréciation dans l’éva-luation d’un juste équilibre entre le droit d’un individu et les intérêts de la société. En situant la prémisse doctrinale dans un exercice général de

« mise en équilibre », considéré comme « inhérent » à l’application de la CEDH, les organes de Strasbourg ont justifié l’extension de la doctrine à tous les droits conventionnels817.

Quant à la doctrine, elle est très partagée à l’égard de la marge d’appré-ciation nationale : celle-ci fait l’objet tantôt de critiques virulentes, tantôt de

814 Cour eur. D.H., Irlande c. Royaume-Uni, du 18 janvier 1978, n° 5310/71, § 207.

815 Cour eur. D.H., De Wilde, Ooms et Versyp (« Vagabondage ») c. Belgique, du 18 juin 1971, nos 2832/66, 2835/66, 2899/66, § 93.

816 Cour eur. D.H., Handyside c. Royaume-Uni, précité note199, § 48.

817 À l’exception de quatre droits non dérogeables : Article 2, le droit à la vie ; Article 3, l’inter-diction de la torture ; Article 4, l’interl’inter-diction de l’esclavage et du travail forcé et Article 7, pas de peine sans loi.

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louanges818. Pour certains, la reconnaissance d’une marge d’appréciation en faveur des États membres assure la légitimité de la Cour. Autrement dit, le rôle subsidiaire qu’elle revêt lui impose une retenue de jugement819. Ce courant doctrinal considère en outre que la théorie de la marge d’apprécia-tion est le seul moyen de gérer le pluralisme issu des différences culturelles, historiques et juridiques des 47 États contractants et de parvenir à un consensus qui tienne compte desdites divergences820. En ce sens, deLmas -marTy décrit la marge d’appréciation comme un mécanisme permettant

« de conjuguer l’universalisme des droits de l’homme avec le relativisme des traditions nationales »821. De même, deLmas-marTy et cosTe sont d’avis qu’elle consiste en « un droit pour chaque État à invoquer sa diffé-rence pour justifier d’un certain écart par rapport à la Convention »822.

D’autres auteurs pensent qu’il faut abandonner la doctrine de la marge d’appréciation ainsi que le relativisme qu’elle implique823. En ce sens, macdonaLd considère qu’elle donne à la Cour la possibilité d’éluder son obligation de motiver ses décisions824.

1.2. Les paramètres qui influencent l’étendue de la

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