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La liberté d'expression face à la présomption d'innocence : justice et médias en droit italien et suisse à l'aune de la Convention et de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
BULAK, Begum
BULAK, Begum. La liberté d'expression face à la présomption d'innocence : justice et
médias en droit italien et suisse à l'aune de la Convention et de la jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l'homme . Genève : Schulthess, 2014, 532 p.
Begüm Bulak
La liberté d’expression face à la présomption d’innocence
Justice et médias en droit italien et suisse à l’aune de la Convention et de la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme
C G
La liberté d’expression face à la présomption d’innocence
Justice et médias en droit italien et suisse à l’aune de la Convention et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
C G
Collection Genevoise
Begüm Bulak
La liberté d’expression face à la présomption d’innocence
Justice et médias en droit italien et suisse à l’aune de la Convention et de la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme
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© Schulthess Médias Juridiques SA, Genève · Zurich · Bâle 2014
ISBN 978-3-7255-6987-8 Schulthess Médias Juridiques SA, Genève · Zurich · Bâle
www.schulthess.com
Diffusion en France Lextenso Editions, Paris, www.lextenso-editions.fr ISSN Collection genevoise: 1661-8963
là une opinion sur les propositions qui s’y trouvent énoncées.
Je tiens en premier lieu à dédier ce travail à mes parents, et à les remercier pour leur soutien et leur encouragement sans lesquels je n’aurais jamais pu mener à bien mes études.
Je sais gré à M. le Professeur Christian Nils-Robert qui m’a engagé au département de droit pénal et a cru en moi dès le départ.
Ma reconnaissance va tout particulièrement à mes directeurs de thèse : M. le Professeur Bernhard Sträuli, dont j’ai eu le privilège d’être l’assistante pendant quatre ans et qui m’a permis d’affuter ma réflexion à une pensée dont la rigueur m’est un constant exemple et un modèle stimulant, et M.
le Professeur Michel Hottelier qui m’a insufflé le perfectionnisme par les multiples conseils, critiques et remarques dont il a bien voulu me faire bénéficier tout au long de l’élaboration de ce travail. J’espère que mes travaux à venir resteront sous la bonne étoile du perfectionnisme qu’ils ont su inspirer.
Ma profonde gratitude va à M. le Professeur Massimo Luciani d’avoir été un interlocuteur attentif et de m’avoir guidé dans la réflexion en droit italien.
Je remercie chaleureusement Messieurs les Professeurs Christoph Ried- wig et Michele Luminati qui m’ont permis de séjourner à l’Institut Suisse de Rome, séjour qui m’a permis d’accomplir au mieux mes recherches en droit italien.
Ma gratitude va également à tous ceux – enseignants, assistants et collaborateurs – qui ont fait du Département du droit pénal de la Faculté de droit un lieu privilégié de travail et d’amitié.
La rédaction de la présente recherche s’est achevée le 18 janvier 2013.
Quant aux références qui y sont citées, elles ont été tenues à jour jusqu’au 16 mai 2013, date de la soutenance.
Or, la XIIe législature italienne est entrée en fonction le 15 mars 2013, et de nouveaux projets de loi ont vu le jour en matière de diffamation par voie de presse. Il nous faut dès lors faire un bref épilogue à titre informatif.
Parmi d’autres propositions, la Commission de Justice de la Chambre des députés a approuvé, le 26 juillet 2013, le projet de loi n° 925 avec quelques amendements. Ce dernier prévoit la modification des peines prévues en cas de diffamation par voie de presse.
Conformément audit projet de loi, le champ d’application de la loi sur la presse s’étendra également aux publications en ligne et de radiotélévi- sion, comme l’interprète la jurisprudence récente, et ce par l’extension de la notion de la presse telle que décrite à l’article 1er de la loi n° 47/1948.
L’essentiel de la modification du code pénal porte sur les clauses puni- tives en cas de diffamation par voie de presse, ainsi que sur la responsabilité du directeur du média en question.
Les clauses punitives prévues actuellement à l’article 595 alinéas 1 à 4 CPI seront substituées par une peine pécuniaire oscillant entre 3000 et 10 000 euros en lieu et place d’une peine privative de liberté doublée d’une amende. En cas de diffamation par l’attribution d’un fait déterminé, cette peine peut aller jusqu’ à 15 000 euros.
Concernant la responsabilité du directeur en cas d’omission de contrôle d’un article diffamatoire, le projet de loi prévoit, à l’alinéa 2 de l’article 57 CPI, la possibilité de déléguer cette obligation de contrôle à un ou plusieurs journalistes.
En conséquence, le lecteur doit garder à l’esprit que l’ensemble des législations citées dans cette thèse sont celles qui étaient en vigueur jusqu’à fin août 2013. Elles sont donc susceptibles d’être modifiées ou abrogées par la suite jusqu’à sa publication. L’approbation, par le Sénat, de ce projet de loi modifiera radicalement les peines prévues pour les journalistes. En renonçant définitivement à la peine privative de liberté, la législation ita- lienne s’aligne sur les exigences découlant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en confirmation des remarques émises tout au long de cette recherche.
Genève, le 27 août 2013.
Abréviations ... 5 Introduction ... 11 Méthodologie, délimitation et plan ... 16
Première partie : Les interactions entre la liberté d’expression et la présomption d’innocence dans le cadre de l’application de la Convention européenne des droits de l’homme
... 21 1. Les droits et libertés en cause ... 23 2. L’effet horizontal de la liberté d’expression et dela présomption d’innocence ... 61 3. Le droit pénal et les droits fondamentaux ... 76 4. La classification et le conflit de droits fondamentaux ... 96 5. Le conflit entre la liberté d’expression et la présomption
d’innocence ... 115 6. Le droit à l’anonymat dans la chronique judiciaire ... 141
Deuxième partie : Les divergences nationales
quant aux interactions entre la liberté d’expression et la présomption d’innocence
... 157 1. La cause des divergences : la marge nationaled’appréciation ... 159 2. La sécurité juridique entre les conflits de droits
fondamentaux et la marge d’appréciation nationale ... 178
Troisième partie : Le règlement des conflits de droits fondamentaux et l’influence de la Convention et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme en droit suisse et en droit italien
... 2051. La place de la CEDH dans l’ordre juridique national ... 207
2. Les droits en cause ... 225
3. Les restrictions et la classification des droits fondamentaux ... 275
4. Les conflits de droits fondamentaux et les méthodes de résolution ... 285
5. La chronique judiciaire ... 292
6. La diffamation ... 332
7. L’approche face au conflit ... 394
Bibliographie ... 437
Index ... 521
Table des matières ... 525
§ Paragraphe
aCP Ancienne teneur d’un article du code pénal suisse du 21 décembre 1937 (RS 311.0)
aCst. Constitution fédérale de la Confédération suisse du 29 mai 1974
ad auprès de, à propos de, relativement à
AFDI Annuaire français de droit international AIDH Annuaire international des droits de l’Homme AIEP Autorité indépendante d’examen des plaintes en
matière de radiotélévision
AJDA Actualité juridique – Droit administratif
Al. Alinéa
Art. Article
ATF Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral suisse (si publié)
BJP Bulletin de jurisprudence pénale
BVerfGE Recueil officiel des arrêts de la Cour constitutionnelle allemande
c. contre
Cass. Cassation
Cass. Pen. Cassazione penale
Cass. Pen. Mass Cassazione penale-Massimario annotato
CED. Cass. Centro elettronico di documentazione della Corte di Cassazione
CEDH Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950 (RS 0.101)
civ. Civile
Commission Commission européenne des droits de l’homme (Commission eur. D.H.)
consid. Considérant
Cost. Constitution de la République d’Italie du 22 décembre 1947, G.U. n° 298 du 27 décembre 1947.
Cour Cour européenne des droits de l’homme (Cour eur. D.H.)
CPI Code pénal italien, du 19 octobre 1930, G.U. n° 251 du 26 octobre 1930.
CPPI Code de procédure pénale italienne, du 22 septembre 1988, G.U. n° 250 du 24 octobre 1988.
CPPS Code de procédure pénale suisse (CPPS), du 5 octobre 2007, (RS 312.0)
CPS Code pénal suisse du 21 décembre 1937, (RS 311.0) Crit. Dir. Critica del diritto
Cst. Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (RS 101)
Dig. disc. pen. Digesto delle discipline penalistiche
Dig. Pen. Digesto penale
Dir. Dir.
Dir. Fam. Diritto di famiglia e delle persone Dir. Pen. Proc. Diritto penale e processo
Dir. Inf. Diritto dell’informazione e dell’informatica Éd. Éditeur (s) (a cura di/coord.) ou édition
EJIL European Journal of International Law
Enc. Giur. Enciclopedia giuridica Treccani
EuGRZ Europäische Grundrechte-Zeitschrift
FF Feuille fédérale
FJS Fiches juridiques suisses
Foro It Foro italiano
G.U. Gazetta Ufficiale
Giur. Cost. Giurisprudenza costituzionale
Giur. It. Giurisprudenza italiana
Giur. Mer. Giurisprudenza di merito Giur. Milanese Giurisprudenza milanese Giust. Civ. Giustizia civile
Giust. Mass. Giustizia-massimario annotato dalla Cassazione Giust. Pen. Giustizia penale
HRLJ Human Rights Law Journal
HRQ Human Rights Quarterly
Ibidem à l’endroit indiqué/au même endroit
ICLQ The international and comparative law quarterly
ID Idem
Infra ci-dessous
JAAC Jurisprudence des autorités administratives de la Confédération
JCP Jurisclasseur périodique
JdT Journal des tribunaux
LIn Loi bernoise sur l’information du public du 2 novembre 1993, (RSB 107.1)
LPD Loi fédérale sur la protection des données, du 19 juin 1992, (RS 235.1)
LRTV Loi sur la radio et télévision, du 24 mars 2006 (RS 784.40)
LTF Loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (RS 173.110) Ltrans Loi sur la transparence, du 17 décembre 2004
(RS 152.3)
n° numéro
ORTV Ordonnance sur la radio et la télévision, du 9 mars 2007 (R.S. 784.401)
OTrans Ordonnance sur le principe de la transparence dans l’administration, du 24 mai 2006 (RS 152.31)
p. page (s)
pén. pénale
PFPDT Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence
PJA Pratique juridique actuelle
Pol. Dir. Politica del diritto
PPMin Loi fédérale sur la procédure pénale applicable aux mineurs, du 20 mars 2009 (RS. 312.1)
Quad. cost. Quaderni costituzionali
RCADI Recueil des Cours de l’Académie de Droit internatio- nal
RDS Revue de droit suisse
RI CPM Règlement sur l’information par les autorités
judiciaires civiles, pénales et des mineurs du canton de Berne du 12 novembre 2010 (RSB 162.13)
RIDC Revue internationale de droit comparé
Riv. dir. Internaz Rivista di diritto internazionale
Riv. int. dir. Uomo Rivista internazionale dei diritti dell’uomo Riv. It. Dir. Proc.pen. Rivista italiana di diritto e procedura penale
Riv. Pen. Rivista penale
Riv. Trim. Dir. Proc. Civ. Rivista trimestrale di diritto e procedura civile Riv. trim. dir. proc. pen Rivista trimestrale di diritto e procedura penale
Riv.pen. Rivista penale
RJB Revue de la Société des juristes bernois
RJJ Revue jurassienne de jurisprudence
RPS Revue pénale suisse
RS Recueil systèmatique du droit fédéral suisse
RSC Revue de science criminelle et de droit pénal comparé RSDIE Revue suisse de droit international et de droit
européen
RTCInf Règlement du Tribunal cantonal de Fribourg sur l’information du public en matière judiciaire, du 21 juin 2012 (ROF 2012_080)
RTDH Revue trimestrielle des droits de l’homme
RUDH Revue universelle des droits de l’homme
s. (ss.) suivante (s)
sec. Section
SJ La semaine judiciaire
SJZ Schweizerische Juristen-Zeitung
spéc. spécialement
Sq. sequiturque = et suivant (e)(s)
Supra ci-dessus
TF – Tribunal fédéral suisse
– Arrêt du Tribunal fédéral suisse (si non publié)
TPF Tribunal pénal fédéral suisse
v. Voir
v.a. Voir aussi
v.n. Voir notamment
Vol. Volume
Introduction
Contexte et problématique
La médiatisation des procès pénaux est un phénomène très controversé dans les sociétés démocratiques. Si l’intervention médiatique est loin d’être récente1, elle prend de plus en plus d’ampleur du fait de la concurrence entre les médias. De même, le développement des moyens de communi- cation a pour résultat une couverture étendue des affaires judiciaires – soit les jugements médiatiques –, ce qui permet au grand public d’y avoir accès très facilement. À cet égard, les médias ont un effet à double tranchant : la publicité du procès en garantit le déroulement juste et équitable ; en revanche, elle peut nuire à son impartialité, d’une part, et à la réputation et au respect de l’innocence de la personne mise en cause, de l’autre.
Deux droits fondamentaux sont principalement en jeu : la liberté d’expression et la présomption d’innocence2. Dans les affaires relatives au premier desdits droits, l’une des problématiques les plus complexes pour les tribunaux est de savoir comment cette liberté devrait être mise en balance avec d’autres intérêts dans la pratique. Cette tâche devient plus compliquée lorsqu’il faut concilier la liberté d’expression et un autre droit garanti par le même instrument, tel que le second. Nous nous trouvons donc face à un conflit de droits fondamentaux, qui peut être défini comme une « contradiction entre deux droits individuels, telle qu’en l’absence de règles de résolution du conflit, la garantie des deux droits ne peut être assurée simultanément »3. Cette problématique concerne tous les ordres démocratiques, dans lesquels sont bien évidemment garantis la liberté de la presse et le respect de la présomption d’innocence. Elle est également
1 Parmi plusieurs travaux consacrés à ce sujet, v. n. W. Heim, « La répression pénale et la presse », JdT 1968 IV, p. 130–140 ; E. ScHmid, Justiz und Publizistik, Mohr, Tübingen, 1968 ; F. Zeller, Zwischen Vorverurteilung und Justizkritik, Verlag, Berne, 1998 ; G. BeStard, « Le traitement des affaires judiciaires en cours d’enquête par la presse », in Liberté de la presse et droits de la personne, J.-Y. dupeux, a. lacaBaratS (dir.), Dalloz, Paris, 1997, p. 115–121, spéc. p. 117 ; J. Francillon, « Médias et droit pénal, Bilan et Perspectives », RSC 2000, p. 59 sq.; F. lYn, La médiatisation du procès pénal, thèse de doctorat, Limoges, 2001.
2 Dans la présente recherche, nous utiliserons les termes « droit », « garantie » et « liberté » de manière interchangeable (c’est-à-dire sans en faire la distinction) pour évoquer la liberté d’expression, la liberté de la presse, le droit au respect de la vie privée et familiale ainsi que les garanties procédurales, à savoir la présomption d’innocence et la publicité des débats.
3 F. Sudre, « Les conflits de droits. Cadre général d’approche dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européennes L. Potvin-Solis (dir), Dixième journées d’études du Pôle européen Jean Monnet, Bruylant, Bruxelles, 2012, p. 233–235.
1
2
pertinente à l’échelle internationale, par l’existence des tribunaux inter- nationaux4. Effectivement tant les conventions internationales, telle que la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : la CEDH)5, que les constitutions nationales garantissent lesdits droits. Ledit conflit se rapporte aussi à la réglementation relative de la publicité des débats et au secret de l’instruction, qui, lui, concerne la recherche d’un équilibre entre les droits conflictuels. Par ailleurs, le respect de la vie privée et de la réputa- tion de la personne mise en cause entre en ligne de compte puisqu’il vient compléter la garantie de la présomption d’innocence et que cette dernière
« favorise également le respect de l’honneur de la personne poursuivie »6. Selon le principe de la présomption d’innocence, la déclaration de la culpabilité ne peut avoir lieu qu’au terme du jugement. À son tour, le principe in dubio pro reo, corollaire de la présomption d’innocence, requiert de pencher pour l’acquittement plutôt que pour la condamnation d’un accusé, conformément à l’adage suivant : « Il vaut mieux laisser impuni le crime d’un coupable que condamner un innocent »7. La présomption d’innocence tend ainsi à assurer au justiciable « touché par la justice de ne pas en être infecté et de ne pas en mourir symboliquement et dans l’imagi- naire des autres »8. Au demeurant, la présomption d’innocence « recouvre deux aspects bien distincts. Le premier est la règle selon laquelle c’est à l’accusation de prouver ce qu’elle avance. Le second est le droit de toute personne de ne pas être présentée publiquement comme coupable, si elle n’a pas fait l’objet d’une condamnation définitive. Or ces deux aspects sont souvent antagonistes »9. Le respect de la réputation et de la présomption d’innocence du prévenu est mis en cause par des écrits diffamatoires qui le décriraient comme l’auteur d’une infraction avant qu’un jugement de condamnation n’ait eu lieu. À ce propos, nous retrouvons dans les journaux plusieurs titres, tels que « le meurtrier » ou encore « le meurtrier présumé ».
La transparence de l’administration de la justice est conforme à l’adage selon lequel « la justice doit non seulement être rendue mais doit aussi être
4 À ce propos v. S. Zappalà, Human rights in international criminal proceedings, OUP Oxford, 2005, p. 83 et sq.
5 La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamen- tales du 4 novembre 1950, entrée en vigueur le 3 septembre 1953, RS 0.101.
6 F. KutY, Justice pénale et procès équitable, vol. II, Exigence de délai raisonnable, Présomp- tion d’innocence, Droits spécifiques du prévenu, Larcier, Bruxelles, 2006, p. 218, et p. 224.
7 D.48, 19,5. Ulpien au liv. 7 du Devoir proconsul.
8 D. SouleZ-lariviere, « La présomption d’innocence », Revue Européenne de Philosophie et de Droit, n° 1, actes du colloque sur « La présomption d’innocence », Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, 1995.
9 P. piot, « Publicité et procès pénal », AJ pénal 2007, p. 18.
3
4
vue »10. Sous cet angle, le secret de l’instruction s’oppose à la transparence requise tant par la société que par les médias, qui sont qualifiés de qua- trième pouvoir. En d’autres termes, le principe de la publicité des débats serait satisfait si les médias se contentaient de faire des comptes rendus d’audiences, sans aucune insinuation. Ce faisant, non seulement une jus- tice secrète pourrait être contournée, mais aussi le droit à l’information du public serait assuré. Cependant, la plupart du temps, la réalité pénale est représentée différemment suivant qu’il s’agit de la présentation judiciaire ou médiatique. Tandis que la première se centre sur l’établissement et la qualification juridique des faits, la seconde se préoccupe plutôt de rendre l’information attractive. La représentation médiatique est donc sélective et insiste sur les crimes les plus graves et les moins communs, ce qui amène l’opinion publique à se construire une conviction erronée à propos de l’affaire en question11. Aussi, les comptes rendus médiatiques sont souvent partiaux en ce sens qu’ils sont la plupart du temps « accusatoires ». Dès lors, la presse va au-delà de sa fonction première, qui consiste à veiller au bon fonctionnement de la justice en transmettant fidèlement les faits.
Au contraire, elle tente de se substituer à l’appareil judiciaire12. Cela est d’autant plus problématique que la justice est plus lente que les médias, qui vont parfois jusqu’à condamner la personne mise en examen, avant même que le procès n’ait commencé13 !
Autrement dit, les médias peuvent influencer les procès pénaux déjà lors de la phase préparatoire ou lors de la phase décisive. Plus crucial encore, on constate que, bien souvent, la couverture médiatique est tran- chante dès les premières étapes du procès où l’incertitude règne et, partant, où le respect de la présomption d’innocence devrait être maximal. Lyn
examine cette problématique sous plusieurs angles, en particulier sous celui de la proportionnalité, en identifiant qu’« il y a disproportion lors la mise en examen médiatique » d’une personne qui « précède souvent celle décidée par la justice officielle »14. Or, comme l’annonçait la publicité de RTL, « les infos, c’est comme le café, c’est bon quand c’est chaud et quand
10 R. v. Sussex Justices, ex parte McCarthy, 1 KB 256, 259 (1924), per Hewart Chief Justice :
« Justice should not only be done, but should manifestly and undoubtedly be seen to be done ».
11 F. palaZZo, « Mezzi di comunicazione e giustizia penale », Politica del diritto, anno XL, n° 2, giugno 2009, p. 193–216, p. 199.
12 F. lYn, La médiatisation du procès pénal, Thèse, Université de Limoges, 2001, p. 101.
13 Ibidem, p. 54.
14 Ibidem, p. 136.
5
c’est fort »15, ce que reconnaît également la Cour européenne des droits de l’homme qui, elle, s’exprime en ces termes : « L’information est un bien périssable »16. Les médias justifient la publication des faits divers qui font l’objet d’une enquête pénale principalement par l’intérêt du public à l’in- formation, et en soutenant que cela a notamment pour but de « sensibiliser la société à la lutte contre la criminalité »17. Quant au public, il s’intéresse aux faits divers, qui sont présentés comme s’il s’agissait de feuilletons ou de romans policiers. De même, la société et les médias s’approprient le rôle des tribunaux, en jugeant les faits selon la représentation qui leur par- vient de l’interprétation des journalistes, qui ont tendance à les pimenter.
Outre l’enthousiasme pour le sensationnel, il est vrai que la lutte contre la criminalité peut être menée dans une certaine mesure par l’effet préventif que revêt le caractère répressif du droit pénal. À titre d’exemple, citons la recherche de prévention contre l’insécurité à Genève, qui a récemment fait l’objet d’articles mettant en cause l’inefficacité des mesures de protection genevoises. En ce sens, c’est aussi un moyen de pression de l’opinion publique sur les autorités quant à l’efficacité policière et judiciaire. Or, la plupart du temps, c’est une fausse idée de la criminalité qui y est reflétée, puisque c’est le choix subjectif des journalistes qui est déterminant18.
Avec le temps, l’opinion publique se désintéresse de l’affaire et ignore souvent la sentence. Les campagnes de presse peuvent donc avoir une influence négative non seulement sur le procès, mais aussi sur la vie privée et sur la réputation des personnes impliquées. Cette influence perdure au-delà de l’issue du procès, quelle qu’elle soit19. En particulier, le simple fait de publier le début d’un procès à charge d’une personne crée souvent un fondement d’humiliation et peut provoquer la rupture des relations professionnelles et affectives, qu’une classement ultérieure de l’affaire ou un non-lieu ne sauraient éliminer. Aussi, malgré l’universalité du principe de la présomption d’innocence, il est possible de constater une tendance inverse dans l’opinion publique, qui consiste à faire l’amalgame entre les
15 Le slogan de 1990 de RTL.
16 Cour eur. D.H., Observer et Guardian c. Royaume-Uni, du 26 novembre 1991, § 60 ; Mosley c. Royaume-Uni, du 10 mai 2011, n° 48009/08, § 117.
17 F. lYn, précité note12.
18 À ce sujet, il est intéressant de voir l’étude du Prof. Kuhn sur l’augmentation de la crimina- lité étrangère, ou encore les hommes contre les femmes, A. KuHn, Sommes-nous tous des criminels ? Grolley, l’Hèbe, Collection La Question, 2002.
19 V. J. BornKamm, « Die Berichterstattung über schwebende Strafverfahren und das Persönlich- keitsrecht des Beschuldigten », Neue Zeitschrift für Strafrecht 1983, p. 102 ; F. riKlin, F. HöpFel, « Verletzung der Unschuldsvermutung » in Alternativ-Entwurf Strafjustiz und Medien, Arbeitskreis AE ed., 2004, p. 54.
6
notions de « prévenu » et de « coupable ». La preuve en est qu’une accu- sation équivaut souvent, dans l’esprit du grand public, à l’établissement de la responsabilité, surtout s’il y a arrestation ou garde à vue, qui sont perçues comme les véritables peines20. Cette perception est accentuée par la manière dont les mass-médias font part de l’avenant d’une infraction.
Ceux-ci contribuent considérablement à la formation de l’opinion publique, qui les conditionne. Par ailleurs, le « tribunal de l’opinion publique »21 peut imposer des peines accessoires sans aucune garantie procédurale et sans qu’il y ait de vérification juridique du fondement des faits22. La personne mise en examen serait alors stigmatisée à perpétuité. Enfin, les peines envi- sagées par les médias et, partant, par l’opinion publique sont souvent plus sévères que celles prononcées finalement par les juges23. Plus grave encore est l’influence que peut exercer la couverture médiatique d’une affaire sur les juges24.
À l’heure actuelle, chaque État contactant à la CEDH a sa propre vision de la résolution dudit conflit. Cette divergence s’explique, d’une part, par l’absence d’une approche uniforme dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : la Cour) et, d’autre part, par la marge d’appréciation que celle-ci laisse aux États contractants pour faire face aux conflits entre ces droits, qui sont garantis par la CEDH. Au sur- plus, la disparité relative à l’incrimination de la diffamation par les États contractants renforce l’hétérogénéité des résultats. Ainsi, non seulement la portée des droits en question, mais aussi la protection qui leur est accordée varient d’un État à l’autre25. Or, le caractère universel des droits fondamen- taux exige l’harmonisation des systèmes pénaux pour éviter une pluralité
20 Pour certains observations à ce propos v. J. leauté, « Le caractère irréparable de la perte de l’innocence », Déviance, 1976, fasc. 3–4, p. 4 sq. qui observe que la signification de l’inno- cence pour l’opinion publique diverge de la terminologie juridique.
21 Expression empruntée à G. reSta, Trial by media as a legal problem. A Comparative analysis, Editoriale Scientifica, Naples, 2009, p. 128.
22 A. FuSaro, « Giustizia e mass media nella prospettiva del diritto comparato », Iustitia, 2009, p. 82–94, p. 90. V.a. a. KuHn, J. vuille, La justice pénale – Les sanctions selon les juges et selon l’opinion publique, PPUR, Le savoir suisse, Lausanne, 2010.
23 À ce propos v. la recherche de A. KuHn, eneScu r., « Sentencing : effets d’ordre et paradoxe de la condamnation », Rapport FNS, 2007.
24 Etude de H.M. KepplinGer, T. ZerBacK, « Der Einfluss der Medien auf Richter und Staatsan- wälte : Art, Ausmaß und Entstehung reziproker Effekte », Publizistik, 2009, Vol. 54, n° 2, p. 216–239 mais aussi, Publizistische Konflikte und Skandale.
25 J. moranGe, « La liberté d’expression et les droits d’autrui », A.I.D.H., Vol. IV, 2009, p. 163–181, p. 167.
7
des niveaux de protection découlant de politiques pénales divergentes choisies par les législateurs nationaux26.
La question qui se pose alors est de savoir de quelle manière l’ordre juridique national ainsi que l’ordre juridique régional appréhendent les jugements médiatiques. Étant donné que la médiatisation de la justice est un phénomène inévitable, un équilibre qui mettrait fin à ce conflit doit être recherché.
Dans un contexte où les idées et les personnes peuvent facilement cir- culer, l’existence d’un droit universel qui s’applique au-delà des frontières suppose que les infractions transnationales soient aussi traitées de manière homogène27. Le besoin d’une réglementation pénale harmonisée ou, à tout le moins, non contradictoire devient alors plus évident pour combattre de telles infractions et, partant, pour assurer plus efficacement les droits fondamentaux. Afin de préserver l’harmonisation pratique des différents droits pénaux et leur équilibrage parfait dans un souci de tranquillité sociale et d’ininterruption du fonctionnement de l’ordre juridique, il faut délimiter les droits contradictoires. Au surplus, l’identification d’une méthode structurée pour la résolution des conflits de droits fondamentaux permettra d’assurer non seulement la sécurité juridique, mais aussi un parallélisme entre les différents États contractants. Toutefois, étant donné que le droit positif diverge d’un ordre juridique à l’autre, chaque ordre juri- dique ne considère pas de la même manière le juste équilibre à atteindre entre les intérêts privés et la liberté de la presse.
Méthodologie, délimitation et plan
Se référer uniquement au droit conventionnel ou au droit national ne serait pas suffisant pour pouvoir dégager de manière satisfaisante les enjeux qui se présentent. De même, l’étude d’un seul système juridique national ne permettrait pas de prendre en compte les particularités étatiques. C’est la raison pour laquelle nous procéderons à la comparaison des droits suisse et italien en la matière. Outre la proximité géographique et linguistique entre
26 F. palaZZo, « Charte européenne des droits fondamentaux et droit pénal », RSC 2008, p. 1–13, p. 4.
27 F. palaZZo, M. papa, Lezioni di diritto penale comparato, 2ème éd., 2005, Giappichelli, Turin, p. 25.
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ces deux pays, la familiarité avec le droit suisse et l’actualité incessante du sujet en Italie ont été déterminantes dans ce choix28.
La finalité de cette étude n’est pas de présenter simplement les solu- tions envisagées, mais de parvenir à une réflexion par la méthode com- parative pour résoudre une même difficulté. La relation ambiguë entre l’information judiciaire et les règles procédurales (non seulement pénales mais aussi administratives et civiles) concerne tous les ordres juridiques qui garantissent la liberté d’expression et qui se soucient d’assurer une justice équitable. Dès lors, le rapport entre le procès pénal et l’information est un problème crucial, qui préoccupe tant la Suisse que l’Italie. Par consé- quent, une approche comparative se justifie par l’émergence croissante des informations transnationales au sens de la pensée luhmanienne29. Aussi, le conflit entre la liberté d’expression et la présomption d’innocence requiert une confrontation des diverses manières de l’appréhender en fonction du contexte. Tant les techniques que les objectifs visés peuvent diverger et éventuellement s’influencer. Il nous a paru opportun de confronter les deux ordres juridiques pour déterminer les causes du conflit et de compa- rer les solutions proposées. Par ailleurs, une analyse purement nationale ne pourrait pas mettre en évidence les divergences liées à la doctrine de la marge d’appréciation et l’impact plus ou moins important du droit pénal dans la garantie des droits fondamentaux. Enfin, une confrontation entre au moins deux ordres juridiques30 semble nécessaire pour évaluer le degré d’influence, au niveau national, de la position de la Cour européenne des droits de l’homme et des garanties conventionnelles.
Concernant la méthode comparatiste, il nous faut préciser que nous ne nous contenterons pas de dresser un panorama détaillé des deux systèmes nationaux. En effet, une analyse de la situation dans chacun de ces deux ordres ne permettrait pas de saisir les subtilités de la problématique, ni même de démontrer l’utilité de la recherche. Afin de parvenir à une étude comparée satisfaisante, notre point de départ et de référence sera la CEDH.
Nous pourrons ainsi définir, au fur et à mesure, les convergences et les
28 C’est essentiellement à partir de l’opération Mani pulite, que la médiatisation des procès pénaux en Italie ne cesse de croître. V. notamment, Tangentopoli, le nom donné par la presse au début des années 90 pour désigner les enquêtes sur la corruption, la concussion et les financements illicites dans les partis politiques italiens.
29 N. luHmann, Die Realität der Massenmedien, Opladen, Westdeutscher, 1995, p. 17 ; v. a.
G. reSta, précité note21, p. 20 et 21.
30 Sur le choix étroit des éléments de comparaison, v. G. dannemann, « Comparative Law : Study of Similarities or Differences ? » in The Oxford Handbook of Comparative Law, M. reimann, R. Zimmermann eds., Oxford UP, Oxford, 2006, p. 383 sq., p. 407–411.
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divergences des deux ordres juridiques par rapport au niveau de garantie établi par la CEDH, mais aussi entre les deux ordres nationaux, et ce afin d’expliquer les différences31.
La présente thèse aura donc pour objet l’étude des sources juridiques suivantes :
• la CEDH, ainsi que la jurisprudence de la Cour et de son prédéces- seur, la Commission européenne des droits de l’homme (ci-après : la Commission) au niveau régional ;
• le droit suisse en référence à la jurisprudence du Tribunal fédéral suisse (ci-après : le TF) ;
• le droit italien en référence à la jurisprudence de la Cour constitu- tionnelle italienne et à celle de la Cour de cassation.
L’analyse se divisera essentiellement en trois parties.
Dans la première partie, nous examinerons l’appréhension du conflit par la CEDH et la jurisprudence y afférente. Seront présentés à cette fin les droits qui entrent en ligne de compte avec le régime des restrictions que la CEDH prévoit à leur égard. Puis, nous traiterons de l’effet horizontal de la liberté d’expression et de la présomption d’innocence, ainsi que de l’éventuelle classification entre ces droits avant d’aborder la question du conflit proprement dit. Enfin, nous étudierons la relation entre le droit pénal et les droits fondamentaux puisqu’une atteinte à la présomption d’innocence, commise par voie de presse, trouve son pendant en droit pénal dans l’incrimination de la diffamation.
Dans la deuxième partie sera examinée la marge d’appréciation accordée aux États par la Cour à l’égard du conflit en question. Nous y aborderons en outre son impact sur la sécurité juridique et la façon dont les États parties opèrent pour régler les conflits de droits fondamentaux.
La troisième partie portera sur la manière dont les ordres juridiques suisse et italien appréhendent ledit conflit. La description des droits fon- damentaux, leur classification et l’étude de leur effet horizontal en droit national précéderont l’analyse de l’approche des tribunaux. Viendront ensuite le régime de la diffamation, en particulier par voie de presse, et l’examen de la question de la compatibilité.
En conclusion, nous essaierons d’extraire de nos développements un éventuel alignement des jurisprudences nationales sur celle de la Cour
31 Pour cette méthode v. D. nelKen, « Comparing Criminal Justice », in The Oxford Handbook of Criminology, M. maGuire, r. morGan, r. reiner (éd.), 3rd ed., OUP Oxford, 2002, p. 175–
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de Strasbourg, en examinant la marge d’appréciation accordée aux États contractants, en vue de parvenir à une harmonisation de la résolution du conflit. Enfin, nous tenterons de proposer un modèle de résolution du conflit en question en nous centrant sur la diffamation par voie de presse.
Nous examinerons essentiellement l’aspect du conflit opposant la liberté de la presse au respect de la réputation, qui se rattache à la pré- somption d’innocence. L’approche comparative permettra à nouveau de déterminer l’influence de l’effet horizontal des droits constitutionnels.
Le secret des sources journalistiques en tant que tel ne sera pas abordé, même si parfois nous nous y référerons. Nous ne traiterons pas non plus des droits des victimes, étant donné que notre étude se focalisera sur les droits de la défense. En outre, notre analyse portera essentiellement sur la presse classique, même si l’émergence croissante des médias en ligne est indéniable. Enfin, la question de la rectification en cas de diffamation ne sera pas examinée.
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Première partie :
Les interactions entre la liberté d’expression et la présomption d’innocence dans le cadre de
l’application de la Convention européenne des droits de l’homme
1. Les droits et libertés en cause
Afin de mieux saisir la relation conflictuelle qui existe entre la liberté d’expression, la présomption d’innocence et les autres garanties conven- tionnelles entrant en ligne de compte, il nous faut les présenter brièvement, de même que le régime des restrictions que la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : la CEDH) prévoit à leur égard, en référence à la jurisprudence des organes de contrôle qu’elle a institués, notamment la Commission européenne des droits de l’homme (ci-après : la Commission)32 et de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : la Cour).
1.1. La présomption d’innocence
Fondement du droit pénal moderne, « la présomption d’innocence (…) constitue un élément, parmi d’autres, de la notion de procès équitable en matière pénale »33 et requiert que la culpabilité ne soit prononcée qu’à l’issue d’un tel procès34. Parmi les exigences du procès équitable, elle reflète notamment le garantisme pénal, soit la règle selon laquelle il ne doit pas y avoir de condamnation qu’en cas de certitude de culpabilité35. Tout constat de culpabilité émis en dehors de l’instance pénale est ainsi exclu, quelles que soient les garanties procédurales attachées à une procédure parallèle36.
Prévue à l’article 6 § 2 CEDH, la présomption d’innocence est avant tout une garantie procédurale s’appliquant à toute procédure pénale, quelle qu’elle soit37. Néanmoins, sous une perspective téléologique, il ressort dudit article que sa portée dépasse le simple cadre procédural38 et qu’elle est aussi une source de droit subjectif39. Enfin, étant empreint d’une valeur
32 La Commission européenne des droits de l’homme a été supprimée le 1er novembre 1998 pour être remplacée par une Cour européenne des droits de l’homme unique et permanente.
33 Cour eur. D.H., Vaquero Hernández et autres c. Espagne, du 2 novembre 2010, nos 1883/03, 2723/03, 4058/03, § 123.
34 Cour eur. D.H., Garycki c. Pologne, du 6 février 2007, n° 14348/02. Pour le développement historique v.n. E. topHinKe, Das Grundrecht der Unschuldsvermutung, Stämpfli, Berne, 2000.
35 L. FerraJoli, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, Laterza, Bari, 1989, p. 83.
36 Cour eur. D.H., Böhmer c. Allemagne, du 3 octobre 2002, n° 37568/97, § 64–67.
37 Commission eur. D.H., décision Autriche c. Italie, du 30 mars 1963, n° 788/60.
38 M. de Salvia, Compendium de la CEDH : les principes directeurs de la jurisprudence relative à la Convention européenne des Droits de l’Homme : vol. 1, jurisprudence 1960 à 2002, Kehl, Strasbourg, 2003, p. 362 sq, spéc. p. 363.
39 B. portailler, La présomption d’innocence en droit international pénal, Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales, Genève, 2006, p. 30 ; S. GuincHard, Droit processuel : droit commun et droit comparé du procès équitable, 4ème éd., Dalloz, Paris, 2007, n° 268.
Pour la définition du droit subjectif, il convient de se référer au Vocabulaire Juridique dirigé 19
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universelle, le principe de la présomption d’innocence mérite l’appellation de droit fondamental40. Tandis que son profil « intra-processuel » se mani- feste à l’égard des acteurs du procès (a), son profil « extra-processuel »41 (b) intervient à l’égard des spectateurs42.
Avant d’examiner la portée de la présomption d’innocence, il convient de préciser que cette garantie s’attache à la « matière pénale » de l’article 6
§ 1 CEDH. Conformément à la jurisprudence, « le caractère pénal que l’affaire revêt au regard de la Convention ressort donc sans ambiguïté d’un faisceau d’indications concordantes. L’‹ accusation › pourrait aux fins de l’article 6 § 1 CEDH se définir comme la notification officielle, émanant de l’autorité compétente, du reproche d’avoir accompli une infraction pénale »43. Cependant, une telle notification n’est pas toujours requise44. La portée de l’article 6 CEDH englobe aussi la phase préalable au pro- cès, puisque « les mots ‹ décider (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale › figurant à l’article 6 § 1 ne signifient pas que l’article se désintéresse des phases qui se déroulent avant la procédure de juge- ment »45. Conformément à la conception autonome de la matière pénale, le respect de la présomption d’innocence s’impose aussi dans le cadre d’une procédure administrative46.
Ainsi, l’accusation en matière pénale doit être déterminée de manière indépendante de ce qui se dégage de la définition nationale47. Elle peut
par G. cornu, Association H. capitant, 9ème éd., PUF, Paris, 2011, qui le définit en tant que
« prérogative individuelle reconnue et sanctionnée par le droit objectif et qui permet à son titulaire de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose dans son propre intérêt ou, parfois dans l’intérêt d’autrui ».
40 F. tulKenS, « La présomption d’innocence. Les développements récents de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in Vigilantibus Ius Scriptum, Feestbundel Voor HuGo vandenBerGHe, La Charte, Bruges, 2007, p. 305–317, p. 305. V. a. S. GuincHard et al., Droit processuel. Droits fondamentaux du procès, 6ème éd., Dalloz, Paris, 2011, p. 598–599.
41 Terminologie utilisée par H. Henrion, « L’article préliminaire du Code de procédure pénale : vers une « théorie législative » du procès pénal ? », Archives de politique criminelle 1/2001, n° 23, p. 13–52.
42 v. marinelli, « Structure et fonctions de la présomption d’innocence », in La présomption d’innocence en droit comparé, Centre Français de Droit Comparé, Ministère de la Justice (dir.), Société de législation comparée, Paris 1998, p. 47–55.
43 Cour eur. D.H., Deweer c. Belgique, du 27 février 1980, n° 6903/75, § 46.
44 Cour eur. D.H., Eckle c. Allemagne, du 15 juillet 1982, n° 8130/78 § 74; Frau c. Italie, du 19 février 1991, n° 12147/86, § 14 ; Vendittelli c. Italie, du 18 juillet 1994, n° 14804/89,
§ 21 sq.
45 Cour eur. D.H., Tejedor Garcia c. Espagne, du 16 décembre 1997, n° 25420/94, § 27.
46 Cour eur. D.H., Lutz c. Allemagne, du 25 août 1987, n° 9912/82, § 87 et A.T., M.P. et T.P. c.
Suisse, du 29 août 1997, n° 19958/92.
47 Cour eur. D.H, Adolf c. Autriche, du 26 mars 1982, n° 8269/78, § 30.
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donc s’appliquer, selon les critères tirés de la jurisprudence de la Cour, à des procédures autres que pénales48.
Il convient d’établir une distinction entre les droits reconnus par l’article 6 § 1 CEDH et celui que prévoit l’article 6 § 2 CEDH, à savoir la présomption d’innocence proprement dite. Les premiers se rapportent à l’audience de jugement, alors que le second, lui, se focalise sur le prévenu.
De plus, le champ d’application temporel de l’article 6 § 2 est plus large49. La présomption d’innocence peut en effet s’étendre aux procédures antérieures, parallèles ou postérieures au procès pénal en cours, pour autant que celles-ci aient un lien suffisamment étroit avec la question de la responsabilité pénale50. Le champ d’application de l’article 6 § 2 CEDH ne se limite donc pas aux procédures pénales pendantes51.
La Cour a ainsi considéré que l’article 6 § 2 CEDH peut aussi s’appli- quer à une décision de justice prise après l’arrêt des poursuites52 ou après un acquittement53. C’est le cas, par exemple, des procédures relatives au versement, par l’accusé, des dépens de l’instance, au remboursement des frais nécessaires qu’il a engagés (ou que ses héritiers ont engagés) ou à l’indemnité qui pourrait être accordée pour compenser sa détention provisoire, questions qui, d’après la Cour, constituent un complément et
48 Nous nous référons en particulier aux critères qui se dégagent de l’arrêt de la Cour eur. D.H., Engel et autres c. Pays-Bas, du 8 juin 1976, nos 5100/71; 5101/71; 5102/71; 5354/72;
5370/72. V. p.ex. : pour une procédure administrative, Lutz c. Allemagne, précité note46,
§ 37–43. Pour une analyse détaillée v. B. emmerSon, A. aSHwotH, A. mcdonald, Human Rights and Criminal Justice, 2ème ed., Sweet & Maxwell, Londres, 2007, ch.4 ; P. van diJK, F. van
HooF, A. van riJn, L. ZwaaK, Theory and Practice of the European Convention of Human Rights, 4th éd., Intersentia, Anvers, 2006, p. 539–556; S. StavroS, The guarantees for accused persons under article 6 of the European Convention on Human Rights, Martin Nijhoff, Dordrecht, 1993, ch.1 ; S. trecHSel, Human rights in criminal proceedings, OUP, Oxford, 2005, p. 14–36.
49 F.G. JacoBS, The European Convention of Human rights, Clarendon Press, Oxford, 1975, p. 83; D. poncet, La protection de l’accusé par la convention européenne des droits de l’homme, Etude de droit comparé, Librairie de l’Université Georg et Cie S.A., Genève, 1977, p. 35–36.
50 Cour eur. D.H., Y.B. et autres c. Turquie, du 28 octobre 2004, nos 48173/99, 48319/99 ; Diamantides c. Grèce (n° 2), du 19 mai 2005, n° 71563/01 ; Sekanina c. Autriche, du 25 août 1993, n° 13126/87, § 22 ; Hammern c. Norvège, du 11 février 2003, n° 30287/96, § 46.
51 Cour eur. D.H., Allenet de Ribemont c. France, du 10 février 1995, n° 15175/89, § 35 ; O. c.
Norvège, du 11 février 2003, n° 29327/95, § 33.
52 Cour eur. D.H., Minelli c. Suisse, du 25 mars 1983, n° 8660/79 ; Lutz c. Allemagne, précité note46, Englert c. Allemagne, du 25 août 1987, n° 10282/83 et Nölkenbockhoff c. Allemagne, du 25 août 1987, n° 10300/83.
53 Cour eur. D.H., Sekanina c. Autriche, précité note50 ; Rushiti c. Autriche, du 15 décembre 1998, n° 28389/95 ; Lamanna c. Autriche, du 10 juillet 2001, n° 28923/95 ; O. c. Norvège,
précité note51, § 33.
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un corollaire des procédures pénales concernées. Dès lors, la portée de l’article 6 § 2 CEDH n’est pas cantonnée à la conduite de l’instance pénale par la juridiction de jugement54. Au surplus, la Cour de Strasbourg a statué que la garantie de la présomption d’innocence s’étend aussi à la phase préalable au procès55 et que, dès lors, l’article 6 § 2 CEDH s’applique à l’ensemble de la procédure pénale. En outre, l’importance de cette garantie est plus prononcée lors de la phase préliminaire et s’affaiblit au fur et à mesure que les preuves de culpabilité sont établies, pour enfin disparaître avec la condamnation définitive56.
Le respect de la présomption d’innocence profite aux personnes incul- pées, prévenues ou accusées. Ainsi, l’article 6 § 2 CEDH s’étend aussi à l’instruction préparatoire, même s’il ne mentionne que les personnes accu- sées. Il paraît juste d’accorder l’invocation de la présomption d’innocence dès le moment où une personne se voit reprocher, par un quelconque organe de l’État, d’avoir commis une infraction57. D’ailleurs, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’« une atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge ou d’un tribunal mais aussi d’autres autorités publiques »58. À ce propos, la Cour a déjà exclu une atteinte à la présomption d’innocence pour des déclarations d’un président d’un parti politique, car cet homme n’exerçait plus aucune fonction publique à ce moment-là59. Elle a considéré qu’étant directement liée à l’équité du procès, la présomption d’innocence devait être garantie dans tous les cas, peu importe si le procès se conclut sur une condamnation ou non60. En somme, l’article 6 § 2 CEDH « régit l’ensemble de la procédure pénale, indépen- damment de l’issue des poursuites, et non le seul examen du bien-fondé de l’accusation »61. Dès qu’une personne est déclarée coupable par une
54 Cour eur. D.H., Sekanina c. Autriche, précité note50, § 22 ; Allenet de Ribemont, précité note51, § 36.
55 Cour eur. D.H., Allenet de Ribemont c. France, précité note51, § 37.
56 F.-C. ScHroeder, F. YeniSeY, W. peuKert, Ceza Muhakemesinde « Fair Trial » ilkesi, Istanbul Barosu CMUK Uygulama Servisi Yayinlari, Istanbul, 1999, p. 46.
57 V. H. GolSonG, w. Karl, H. mieHSler, H. petZold, e. riedel, K. roGGe, t. voGler, l. wildHaBer, S. BreitenmoSer, Internationaler Kommentar zur Europäischen Menschenrechtskonvention, C. Heymanns Verlag, Cologne, 1986, p. 144.
58 Cour eur. D.H., Allenet de Ribemont c. France, précité note51, § 38 ; Salabiaku c. France, du 7 octobre 1988, n° 10519/83, § 15–16.
59 Cour eur. D.H., Claes, Co’me, Dassault, Puellinckx, Wallyn et Hermanus c. Belgique, du 11 décembre 2003, nos 46825/99, 47132/99, 47502/99, 49104/99, 49010/99, 49195/99 et 49716/99.
60 Cour eur. D.H., Khoujine et autres c. Russie, du 23 octobre 2008, n° 13470/02, § 94 et 96.
61 Cour eur. D.H., Minelli c. Suisse, précité note52, § 30 ; Pandy c. Belgique, du 21 septembre 2006, n° 13583/02, § 41 ; Matijasevic c. Serbie, du 19 septembre 2006, n° 23037/04, § 49.
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décision judiciaire, elle ne bénéficie plus de la présomption d’innocence, même si elle a le droit d’obtenir la réouverture du procès62.
Nous estimons que le champ d’application du respect de la présomp- tion d’innocence doit être extensif et que chaque personne doit pouvoir en bénéficier, sans qu’il y ait forcément une enquête à son égard. En tant que droit subjectif, la titularité de la présomption d’innocence est censée dériver de la seule qualité d’être humain. À ce propos, TrechseL considère à juste titre qu’il serait absurde qu’une personne ne faisant l’objet d’aucune accusation puisse être présumée coupable, tandis que celle qui est accusée d’une infraction doit être présumée innocente63. Il estime en outre que la garantie doit profiter à tous, indépendamment d’une implication dans une procédure pénale. D’après l’auteur, étant donné que la référence à l’accusation s’explique par le fait que les personnes faisant l’objet de pour- suites pénales sont particulièrement vulnérables, il faut qu’« a fortiori la présomption d’innocence bénéficie aux personnes qui ne font pas (encore, ou plus) objet d’une accusation »64.
1.1.1. Le profil intra-processuel
Dans son aspect « intra-processuel », la présomption d’innocence a trait, en premier lieu, à l’état d’esprit et à l’attitude du juge. Celui-ci est tenu de trai- ter la cause sans préjugés. Il ne doit donc pas partir de la conviction ou de la supposition que l’accusé est coupable65. Ainsi, le principe est strictement lié à la garantie d’impartialité du juge que prévoit l’article 6 § 1 CEDH.
Selon la jurisprudence constante de la Cour, « la présomption d’innocence se trouve méconnue si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un prévenu et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exer- cer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu’il est coupable »66. Ainsi, même à défaut de constat formel,
62 Si ce droit n’est pas spécifiquement garanti par la CEDH, (V. Commission eur. D.H., décision X. c. Danemark, du 1er février 1971, n° 4311/69), le droit à un double degré de juridiction en matière pénale est cependant expressément prévu à l’article 2 du Protocole n° 7 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, du 22 novembre 1984. Le rapport explicatif de ce protocole précise que « cet article laisse à la législation interne le soin de déterminer les modalités de l’exercice de ce droit, y compris les motifs pour lesquels il peut être exercé ».
63 S. trecHSel, précité note48, p. 155.
64 Ibidem, p. 155–156.
65 Commission eur. D.H., décision X. c. Suisse, du 5 mai 1981, n° 9037/80.
66 Commission eur. D.H., décision Petra Krause c. Suisse, du 3 octobre 1978, n° 1986/77 ; X.
c. Pays-Bas, du 17 décembre 1981, n° 8361/78 ; Cour eur. D.H. Minelli c. Suisse, précité note52, § 37 ; Daktaras c. Lituanie, du 10 octobre 2000, n° 42095/98, § 41 ; Allenet de
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