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Les droits fondamentaux de l'individu comme principes normatifs d'optimisation de valeurs et d'intérêts sociaux : dix exemples tirés de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'homme

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Les droits fondamentaux de l'individu comme principes normatifs d'optimisation de valeurs et d'intérêts sociaux : dix exemples tirés de

la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'homme

KOLB, Robert

KOLB, Robert. Les droits fondamentaux de l'individu comme principes normatifs d'optimisation de valeurs et d'intérêts sociaux : dix exemples tirés de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'homme. Revue universelle des droits de l'homme , 1999, vol.

11, no. 4-6, p. 125-136

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:44878

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Vol. 11 N° 4-6 -29 octobre 1999- RUDH 1999/page 125

1.

Les droits fondamentaux de l'individu comme principes normatifs d'optimisation de valeurs et d'intérêts sociaux

Dix exemples tirés de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'homme

par Robert KOLB, Genève

I. Introduction ... 125 II. L'affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche

(20 septembre 1994) ... 126 III. L'affaire Vereinigung Demokratischer Soldaten

Osterreichs et Gubi c. Autriche (19 décembre 1994) ... 127 IV. Les affaires Prager et Oberschlick c. Autriche

(26 avril1995) et Oberschlick c. Autriche (no 2)

(1er juillet 1997) ··· 128 V. L'affaire Vogt c. Allemagne (26 septembre 1995) ... 130 VI. L'affaire Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni

(19 février 1997) ... 131 VII. L'affaire Worm c. Autriche (29 août 1997) ... 132 VIII. L'affaire Bowman c. Royaume-Uni (19 février 1998) .... 133 IX. Conclusion ... 134 X. Addendum : Deux arrêts de la Cour permanente ... 135 L'affaire Bladet Tromsv; et al. c. Norvège (20 mai 1999) 135 L'affaire Rekvényi c. Hongrie (20 mai 1999) ... 136

I. Introduction

1. Les droits fondamentaux de l'individu constituent dans les sociétés modernes de tradition occidentale des principes ordonnateurs suprêmes, à la fois politiques et juridiques. Ils sont de ce fait des principes intrinsèquement constitution- nels. Leur mode d'opération et leur structure sont diffé- rents de ceux des règles juridiques ordinaires) Cet état des choses est peut-être le plus frappant en matière de collision de normes, c'est-à-dire quand une règle juridique A rentre en conflit avec une règle juridique B et quand, de l'autre côté, un principe A contenant un droit fondamental rentre en conflit avec un principe B donnant expression à un autre droit fondamental. Les principes sont formulés de manière très générale et volontairement vague ; ils sont destinés à entrer en collision. Les règles juridiques spécifiques sont au contraire le plus souvent formulées avec plus de précision et sont censées éviter tout conflit avec toute autre règle du même système juridique.

En cas de conflit entre principes relatifs aux droits fonda- mentaux de l'individu, le conflit doit être résolu en tenant compte du poids relatif de chacun dans les circonstances de l'espèce. La priorité est toujours relative. Elle dépend de l'environnement juridique et factuel concret et requiert une pesée des biens et intérêts selon des critères axiologiques et sociaux. En conséquence ces principes sont des maximes d'optimisation relative de biens sociaux essentiels (Opti- mierungsgebote selon Alexy). Ils ne sont pas censés s'appli- quer d'une manière prédéterminée comme le sont les règles juridiques. L'opérateur qui met en œuvre un tel principe doit chercher à réaliser maximalement dans l'espèce l'allo- cation des valeurs juridiques et politiques qu'il exprime, mais seulement dans la mesure de ce que permet l'égal égard pour d'autres principes concurrents. Au contraire, les règles juridiques spécifiques n'ont pas dans leur programme génétique cette tendance à une réalisation rela- tive selon les circonstances et les exigences en conflit. Elles tendent à s'ordonner en relations de priorité absolue sanc- tionnée par des règles de collision exclusives : dans tel cas (ou même généralement) la règle A l'emporte sur la

règle B. En effet, des règles secondaires sanctionnant une dérogation ont été développées depuis les temps les plus reculés par la science juridique : par exemple lex posterior derogat legi priori ; lex specialis derogat legi generali, lex superior derogat legi inferiori. On peut donc dire que les principes en question se situent dans la dimension du poids, les règles dans la dimension de la validité.

2. Cette structure particulière des principes d'optimisa- tion de valeurs, destinés à n'offrir des solutions qu'à travers des intersections multiples et des pesées réciproques, a plusieurs effets intéressants qui s'ouvrent à l'analyse critique. Un seul de ces aspects nous retiendra ici. La juris- prudence relative aux droits de l'homme mène à une appré- ciation répétée du poids d'un principe dans divers contextes. A chaque fois elle établit une priorité relative d'un principe sur un autre dans un jeu de circonstances précisé. En d'autres termes, les affaires individuelles préci- sent les conditions juridiques et factuelles dans lesquelles un principe doit avoir priorité sur un autre. La somme des affaires en question (ce qu'on appelle jurisprudence) est dès lors une somme de relations de priorité relative à des faits. Ces priorités n'existent pas dans l'abstrait : ce n'est pas le principe A qui doit l'emporter sur le principe B comme dans le cas d'une dérogation ; le principe A doit l'emporter sur le principe B à cause et uniquement dans le contexte d'une constellation spécifique de circonstances.

Ce que la jurisprudence permet, c'est d'objectiviser ces circonstances. En fait, chacune des priorités relatives indi- quées dans une espèce peut par la suite être formulée comme une règle juridique circonstancielle. Dans les condi- tions A, B, C ... , le principe X l'emporte sur le principe Y.

Chacune de ces décisions contribue donc à remplir la carte géographique relative aux droits de l'homme, jadis encore largement vierge, de nouveaux reliefs, de nouveaux points de repère, de nouvelles frontières. Ce développement du droit est particulièrement saillant dans toute jurisprudence prétorienne où le législateur a délégué des tâches matériel- lement législatives au juge. La jurisprudence transforme ainsi ces principes en catalysant leurs aspects politiques en aspects juridiques.

Voyons de plus près ce que cela signifie à travers un exemple instructif donné par R. Alexy.2 Dans l'affaire Lebach, la télévision d'Etat allemande prévoyait de programmer un documentaire sur un assassinat qui avait eu

* Robert KOLB, Chargé d'enseignement à l'Institut universi- taire de hautes études internationales, Genève.

1 Sur la théorie des droits fondamentaux ici présentée, voir en particulier R. ALEXY, «Theorie der Grundrechte », 3e éd., Frank- furt-am-Main, 1996, p. 75 ss. Sur la dimension de poids des prin- cipes, voir R. DWORKIN, « Taking Rights Seriously »,London, 1977, 22 ss. Cette approche se recommande en tout cas pour les principes essentiels du droit constitutionnel et particulièrement pour les droits fondamentaux de l'individu.

2 ALEXY (supra, note 1), pp. 84-86. Ce processus peut être décrit aussi comme un processus de« topique normative» (norma- tive Topik).

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lieu plusieurs années en arrière. L'un des condamnés qui avait participé à ce crime devait être relâché sous peu après avoir purgé sa peine. Il s'opposa à l'émission du documen- taire en faisant valoir que celle-ci pourrait mettre en danger sa resocialisation. Il y a ici un conflit entre la protection de la sphère privée et la liberté de l'information. La Cour constitutionnelle fédérale allemande commence par dire qu'aucun de ces droits ne l'emporte sur l'autre dans l'abstrait. Considérant le contexte, la Cour estime que si le crime vient d'être commis, la liberté de l'information doit l'emporter. Si au contraire il n'y a plus d'intérêt d'actualité dans l'émission du documentaire, l'intérêt de resocialisa- tian est le plus fort. Ces deux propositions extraites de la ratio decidendi de la Cour peuvent être perçues comme deux règles juridiques produites par l'analyse casuistique.

Elles peuvent être appliquées à des cas similaires dans l'avenir en offrant des analogies, car elles expriment une allocation de valeurs constitutionnelles au regard d'une constellation de faits. Il y a ainsi un processus progressif de concrétisation des principes.

3. C'est cette dimension de gravitation mutuelle, géné- rant par voie de décisions d'espèce des règles de priorité plus concrètes, qui nous intéressera ici.3 Nous considére- rons dix décisions particulièrement « ouvertes » de la Cour européenne des droits de l'homme de ces dernières années sous l'angle énoncé. Il s'agira en particulier de découvrir et d'apprécier les critères qui ont poussé la Cour ou les juges dissidents à décider dans un sens plutôt que dans l'autre, en faveur d'une violation de la Convention ou contre une telle violation. A partir de ces critères il sera peut-être possible de formuler ces règles de priorité plus concrètes qui sont le résultat essentiel de la jurisprudence de la Cour et sa contri- bution la plus importante au droit constitutionnel des droits de l'homme.

II. L'affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche (20 septembre 1994)4

1. La requérante, Otto-Preminger-Institut, est une asso- ciation de droit privé dont l'objectif général est selon ses statuts de promouvoir la créativité, la communication et le divertissement par les médias individuels. En 1985, elle annonça une série de six projections, accessibles au grand public, du film« Das Liebeskonzil »(«Le Concile d'amour») de Werner Schroeter. Dans le bulletin d'information il était indiqué que le film était interdit aux mineurs de dix-sept ans. De surcroît le contenu du film était annoncé afin qu'aucun spectateur ne fût surpris. Il s'agissait d'une carica- ture satirique d'un certain nombre de représentations de la foi chrétienne. L'avis distribué et affiché décrivait ce contenu comme suit (para. 10 de l'arrêt) :

«La tragédie satirique d'Oskar Panizza, qui se déroule au paradis, a été filmée par Werner Schroeter dans la repré- sentation qu'en a donné le Teatro Belli de Rome et replacée dans le cadre d'un récit retraçant le procès intenté pour blasphème contre l'écrivain, en 1895, et sa condamnation. Panizza part de l'idée que la syphilis est le châtiment de Dieu pour la fornication et le péché auxquels se laissait aller l'humanité sous la Renaissance, surtout à la cour du pape Borgia Alexandre VI. Dans le film de Schroeter, les représentants de Dieu sur terre, parés des insignes du pouvoir temporel, ressemblent à s'y méprendre aux protagonistes du paradis.

Sur le mode de la caricature, l'auteur prend pour cibles les représentations figuratives simplistes et les excès de la foi chrétienne, et il analyse la relation entre les croyances religieuses et les mécanismes d'oppression temporels».

Le 10 mai 1985, à la requête du diocèse d'Innsbruck de l'Eglise catholique romaine, le procurem intenta contre le gérant de l'Institut précité des poursuites du chef de« déni-

grement de doctrines religieuses », infraction réprimée par l'article 188 du Code pénal autrichien. De plus, la saisie du film fut ordonnée. C'est cette saisie qui donna par la suite lieu au contentieux judiciaire. La cour d'appel d'Innsbruck rejeta le 30 juillet 1985 un appel contre l'ordonnance de saisie. Elle considéra que la liberté artistique était nécessai- rement limitée par les droits d'autrui à la liberté de religion et par le devoir de l'Etat de garantir une société fondée sur l'ordre et la tolérance. Or ce film était de nature à blesser les sentiments religieux d'une personne ayant une sensibi- lité religieuse moyenne. N'ayant pu obtenir redressement au niveau national contre ce jugement, l'administrateur de l'Institut recourut à la Cour de Strasbourg.s

2. Le conflit auquel est ici confrontée la Cour est celui entre la liberté d'expression et la protection des sentiments religieux, c'est-à-dire la liberté de pensée, de conscience et de religion d'autrui. Selon la Cour, la liberté de foi d'autrui est bien affectée parce « [ qu']on peut légitimement estimer que le respect des sentiments religieux des croyants tel qu'il est garanti à l'article 9 a été violé par des représentations provocatrices d'objets de vénération religieuse

».°

C'est qu'il y a un « droit pour les citoyens de ne pas être insultés dans leurs sentiments religieux par l'expression publique des vues d'autres personnes ».7 De l'autre côté, la Cour prend soin de souligner que la liberté d'expression ne vaut pas seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent.8 Comment dès lors tracer la limite entre la liberté de diffuser des idées qui choquent et le droit de ne pas être offensé dans ses croyances religieuses ?

La Cour reconnaît qu'il ne peut y avoir de priorité d'un principe sur l'autre dans l'abstrait.9 Du point de vue de la technique juridique, la Cour s'en remet à cette marge d'appréciation qu'elle reconnaît à juste titre aux autorités nationales dans la mise en œuvre du droit interne et notam- ment dans la pesée concrète des intérêts en cause.10 Les juridictions locales sont en effet mieux à même d'apprécier des circonstances qui relèvent d'un contexte socio-politique particulier. Mais la Cour doit aussi superviser l'exercice de cette appréciation, faute de quoi elle faillirait à sa mission d'uniformisation et de développement du droit. En effet, c'est sur la base d'un critère précis qu'elle admet que les autorités nationales n'ont pas excédé leur marge d'appré- ciation. Ce critère contextuel est celui de la prédominance massive de la religion catholique romaine au Tyrol et d'un niveau de religiosité très prononcé dans la région.l1 Dès lors, la saisie correspondait à une mesure destinée à protéger la paix religieuse dans cette région. Dès lors aussi, il n'y a pas de violation de l'article 10 de la Convention.12

La règle de priorité relative qui se dégage de cette affaire peut donc être formulée comme suit :priorité de la liberté

3 Pour une présentation systématique de l'acquis conventionnel élaboré par la Commission et la Cour européennes des droits de l'homme cf. M. DE SALVIA, « Compendium de la CEDH »,

Kehl/Strasbourg, 1998.

"Série A., no 295-A = RUDH 1994, 463. Cf. le commentaire de P. WACHSMANN in RUDH 1994, pp. 441-449.

5 Pour les faits, ibid., pp. 8-10.

6 Ibid., p. 18, para. 47 = RUDH 1994, 468.

7 Ibid., p. 18, para. 48.

s Ibid., p. 19, para. 49.

9 Ibid., p. 19, para. 50.

1o Ibid., p. 20, para. 55 et p. 21, para. 56.

11 Ibid., p. 21, para. 56:« ... la religion catholique romaine est celle de l'immense majorité des Tyroliens».

12 Ibid., p. 21, para. 56.

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Kolb -Les droits fondamentaux: principes normatifs d'optimisation de valeurs- RUDH 1999/page 127

de croyance et de conscience sur la liberté d'expression si les mesures prises concernent une région religieusement très sensible et où les idées choquantes mises en circulation touchent au sentiment religieux de la vaste majorité de la population. Il s'agit de la protection de la paix religieuse.

Par voie de conséquence on peut dire : dans les circons- tances décrites, le principe A (liberté religieuse) l'emporte sur le principe B (liberté d'expression).

3. Que cette règle de priorité n'est pas sans poser des problèmes va sans dire. Elle pourrait signifier qu'aucune critique satirique de conceptions religieuses ne serait possible, même dans des cercles restreints, en des zones où domine une forte ferveur religieuse. Mais c'est précisément là qu'une critique peut être la plus urgente, la plus ressentie. C'est dans ces zones rurales si bien décrites par Flaubert que l'oppression diffuse par les mœurs de la masse peut être la plus insidieuse. C'est pourquoi un autre critère de priorité avait été proposé par le requérant ; il fut rejeté par la Cour mais adopté par les trois juges dissidents. Le requérant avait soutenu que toutes les précautions avaient été prises pour qu'uniquement des personnes informées et consentantes assistent à la projection du film. Les mineurs étaient exclus et les personnes intéressées quant à elles relevaient, dans l'ensemble, de la culture« progressiste ».13 La Cour écarta cet argument en estimant que puisqu'il suffisait de payer un droit d'entrée pour assister à la projec- tion, celle-ci était suffisamment publique pour être offen- sante.l4 Les juges dissidents, quant à eux, estimèrent au contraire qu'une telle projection était suffisamment fermée pour justifier une priorité de la liberté d'expression sur la liberté religieuse, peu affectée dans ces circonstances.1s C'est ici le critère de« fermeture relative» qui emporte une priorité opposée par rapport à celle retenue par la Cour.

Les critères décisifs qui furent en lice sont donc: (1) pour la Cour, le degré de religiosité et l'importance du nombre de croyants dans une région (nécessité de la paix religieuse) ; (2) pour les juges dissidents, le degré de fermeture de la projection afin de s'assurer qu'uniquement les personnes informées et consentantes y assistent.

4. On comprend très bien le raisonnement de la Cour dont le mérite est certain. La présomption de régularité des actes étatiques dans des situations aussi délicates et dépen- dantes de contextes locaux se justifie pleinement. L'octroi d'une« marge d'appréciation», comme le dit la Cour, n'est que l'expression d'une tendance à ne pas s'ériger en quatrième instance, devenant une Cour de cassation supra- nationale. Mais il faut tout de même admettre que cette soumission d'idées même choquantes au verdict du quod plerumque fit n'est pas satisfaisante. Peut-être le critère de fermeture se recommande-t-il davantage, à condition éven- tuellement que cette fermeture au public averti soit réalisée de manière encore plus stricte quand il s'agit d'une région religieuse. C'est peut-être par un tel compromis entre les deux critères que le meilleur équilibre est atteint.

III. L'affaire Vereinigung Demokratischer Soldaten Ôsterreichs et Gubi c. Autriche (19 décembre 1994)16 1. Cette affaire met en jeu des problèmes similaires à celle qui précède, mais la solution donnée en diffère. La

« Vereinigung Demokratischer Soldaten bsterreichs »

(VDSO) était une association viennoise qui publiait, à l'attention des soldats de l'armée autrichienne, le mensuel

« !gel» ( « Hérisson » ). Celui-ci contenait des informations et des reportages critiques sur la vie militaire. En 1987, cette association invita le ministre fédéral de la Défense à faire diffuser l'Ige! dans les casernes sur un pied d'égalité avec les autres magazines militaires édités par des groupe- ments privés. Le ministre répondit qu'il n'autoriserait pas

une telle diffusion de l' !gel dans les casernes parce que cette revue ne s'identifiait d'aucune manière avec les tâches constitutionnelles de l'armée et nuisait à la réputation de celle-ci. De surcroît, elle ouvrait ses colonnes aux partis politiques. N'ayant pu obtenir une modification de cette décision sur le plan national, l'association recourut à la Cour de Strasbourg en invoquant une violation de l'ar- ticle 10 de la Convention (liberté d'expression).17

2. Le conflit auquel la Cour fait face est celui entre la liberté d'expression et la protection de l'efficacité de l'armée et de la défense du pays. La Cour reconnaît expres- sément la légitimité de ce dernier intérêt car « le fonction- nement efficace d'une armée ne se conçoit guère sans des règles juridiques destinées à empêcher de saper la disci- pline militaire, notamment par des écrits ».18 D'un autre côté, la Cour rappelle que la liberté d'expression couvre aussi des idées qui dérangent et choquent et qu'elle vaut aussi pour les militaires.19 Une fois de plus aucune priorité ne peut s'établir dans l'abstrait. Pour la Cour, le critère décisif est le suivant. A l'époque des faits, l'armée distri- buait gratuitement dans toutes les casernes du pays ses propres publications ainsi que celles de groupements privés de soldats. Seul l'Ige! s'en trouvait exclu. Cette discrimina- tion demandait à être étayée par des considérations impé- rieuses (la Cour parle de « nécessités impératives » mais on peut se demander si toute nécessité n'a pas quelque chose d'impératif). Or aucun des numéros de l'Ige! ne prônait le refus d'obéissance ou la violence, ni même ne contestait l'utilité de l'armée. La plupart contenaient des doléances, proposaient des réformes ou incitaient à intenter des procé- dures légales de réclamation ou de recours. Par cela, ces revues n'ont pas franchi les limites d'un simple débat d'idées.zo Le critère contextuel dégagé par la Cour est donc celui de la ligne suivie par les revues qui contenaient des critiques et incitaient aux réclamations mais d'aucune façon ne se proposaient de transgresser la légalité ni de contester l'utilité de l'armée. Dans ces conditions, la discrimination faite au détriment de l'Ige! équivalait à une violation de l'article 10 de la Convention.21

La règle de priorité relative qui se dégage de cette affaire peut donc être formulée comme suit : priorité de la liberté d'expression sur la protection de l'intégrité de l'armée si les publications en question se bornent à susciter un débat critique sur l'armée sans transgresser ni appeler à la trans- gression de la légalité.

3. Le Gouvernement avait proposé un autre critère :celui de la liberté de recevoir les revues en question par d'autres moyens que la distribution officielle. Car, a dit le Gouver- nement, si la mesure était nécessaire au maintien de la discipline, elle n'empêchait toutefois pas la requérante de faire parvenir la publication par tout autre moyen aux soldats, par exemple par voie postale.22 Ainsi limitée, la mesure justifierait une priorité des intérêts d'intégrité de l'armée sur la liberté d'expression.

u Ibid., p. 20, para. 53.

14 Ibid., p. 20, para. 54.

15 Op. diss. Palm, Pekkanen et Makarczyk, ibid., p. 25 = RUDH 1954, 470.

16 Série A, no 302.

17 Pour les faits, ibid., pp. 9-13. Il y a dans cette affaire aussi un second requérant, M. Gubi, qui s'était vu interdire de distribuer l'Ige! dans une caserne pendant son service militaire.

18 Ibid., p. 17, para. 36.

19 Ibid., p. 17, para. 36.

20 Ibid., p. 17, para. 37.

21 Ibid., p. 18, para. 40. Pour le deuxième requérant, voir ibid., p. 19, para. 49.

22 Ibid., p. 16, para. 35.

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RUDH 1999/page 128 -Doctrine- Kolb

Il faut dire que cet argument souffre d'une certaine ambi- guïté. Car si l'interdiction était réellement nécessaire pour maintenir la discipline dans l'armée, on voit mal pourquoi la transmission par d'autres moyens que la distribution offi- cielle ne poserait pas le même problème. Ce qui est en cause n'est pas sous cet angle l'interdiction d'un moyen mais bien celle d'un résultat.

Le raisonnement suivi par la Cour présente également des incertitudes. Le Gouvernement avait rappelé qu'il est difficile de contraindre l'Etat de distribuer une publication déterminée à des personnes sous son autorité parce que l'Etat n'a aucune obligation juridique de procéder à de telles distributions. C'est à cet argument que la Cour avait répondu par le rappel du devoir de non-discrimination dans l'hypothèse où une distribution est assurée.23 Cette réponse paraît trop courte. Il faut en effet s'interroger si la non- discrimination est antérieure et supérieure à l'établisse- ment de l'existence d'un devoir juridique de distribuer une publication. Car le principe de non-discrimination n'est peut-être pas suffisant à lui seul pour créer ce devoir. Plutôt que sur un devoir, la distribution peut en effet reposer sur une faculté, laissant à l'Etat l'appréciation des revues qu'il veut par ses propres soins distribuer. Mais même à supposer que la non-discrimination s'applique à une telle distribu- tion dans la mesure où elle a lieu, comment conclure sans autre que l'Etat ne pourrait refuser que des publications incitant à l'illégalité ? Le critère de l'illégalité se conçoit quand il s'agit de peser le poids respectif de la liberté d'expression et des intérêts d'intégrité de l'armée dans le processus de concrétisation des droits fondamentaux. Mais c'est une toute autre chose de dire que dans l'exercice de la faculté de distribuer des revues non officielles, l'Etat ne peut pas tenir compte de leur compatibilité avec les fins de l'institution publique dont il s'agit. Dans ce cas, il existe bien une raison de discrimination prima facie valable. C'est d'autant plus vrai qu'une réelle atteinte au pluralisme des opinions n'a guère lieu au moment où l'envoi privé de telles revues est admis. Admettons même que la non-discrimina- tion s'étende à toutes les revues n'incitant pas à l'illégalité.

Faut-il alors conclure que l'Etat aurait le devoir d'accepter pour distribution toute nouvelle revue militaire proposée, sans égard à des limites quantitatives ? On le voit, la non- discrimination ne saurait constituer une réponse suffisante dans ce contexte. Il reste la question indépendante de savoir si l'Etat a lui-même le devoir de procéder à la distri- bution et selon quelles modalités.24 C'est sur ce point que l'arrêt présente quelques faiblesses (ou raccourcis), non sur celui logiquement subséquent, assignant la priorité à la liberté d'expression sur les intérêts de protection de l'armée selon le critère indiqué.

IV. Les afiaires Prager et Oberschlick c. Autriche (26 avril 1995) et Oberschlick c. Autriche (no 2) (1 juillet 1997)25 1. Ces deux affaires mettent en jeu des problèmes analogues et seront discutées ensemble. Dans l'affaire

?rager et Oberschlick, M. Prager avait publié dans le mensuel Forum un article sous le titre « Attention, juges méchants » ( « Achtung ! Scharfe Richter » ). Sur treize pages, il critiquait le comportement des juges pénaux autri- chiens. Comme sources d'informations, il citait, outre sa présence personnelle à certaines audiences, le témoignage d'avocats et de chroniqueurs judiciaires ainsi que des études universitaires. Ce texte décrivait dans le détail l'atti- tude de neuf membres du tribunal régional pénal de Vienne.

Dans l'introduction générale, l'auteur décrit des juges qui règnent en maîtres absolus dans l'arène de leur prétoire ; qui exploitent au détriment des prévenus les moindres

faiblesses ou particularités de ceux-ci ; qui n'acquittent qu'en dernier recours ; qui traitent les avocats comme des malfaiteurs ; qui harcèlent et humilient les accusés ; qui prolongent la détention provisoire au-delà de la durée maximale de la peine principale ; qui suspendent le verdict du jury quand il ne leur plaît pas.26 Quant au juge J., voici un extrait du sort qui lui était réservé :

«Genre: forcené( ... ) [J.], s'adressant à l'avocat viennois [K.], il y a quelques années: "Soyez bref, maître; j'ai déjà pris ma décision ! ". [J.] : un juge qui n'autorise pas les agents de probation à s'asseoir dans son bureau, car il ne leur parle pas. [J.J : un juge qui un jour porta plainte contre une prostituée parce qu'il l'avait déjà payée quand elle s'enfuit avec son souteneur sans que rien se fût passé.

Elle a dû se dire que le client était trop ivre pour remar- quer la différence. Lui toutefois se mit à l'affût et releva la plaque minéralogique. La plainte de [J.] entraîna même la condamnation de la prostituée - et une procé- dure disciplinaire à l'encontre de [J.], laquelle ne manque pas ses effets puisque l'histoire grivoise - qui, à tout le moins, en disait long sur l'entêtement de [J.]-parut dans les journaux. ( ... ) ».

En 1987, le juge J. intenta une action en diffamation contre M. Prager. Celui-ci fut reconnu coupable. N'ayant pu obtenir redressement de sa condamnation au niveau national, M. Prager et M. Oberschlick, rédacteur du mensuel, portèrent l'affaire devant les juges de Stras- bourg.27

2. Les principes qui entrent en conflit dans cette affaire sont ceux de la liberté d'expression et de la presse d'un côté, et de protection de la personne (honneur) et de l'autorité du pouvoir judiciaire de l'autre. Une fois de plus aucune priorité n'est susceptible de se dégager in abstracto. Si la liberté de la presse représente l'un des moyens dont dispo- sent les responsables politiques et l'opinion publique pour s'assurer que les juges s'acquittent de leurs hautes respon- sabilités conformément aux règles qui gouvernent leur mission, le rôle particulier de la justice et le besoin de confiance des citoyens qui lui est essentiel commandent des mesures de protection contre des attaques sans fondement sérieux ou excessivement virulentes.28 La Cour, par une majorité très étroite de cinq voix contre quatre, a estimé qu'aucune violation de l'article 10 ne pouvait être établie.

23 La construction de la Cour à cet égard (ibid., p. 14, para. 27) est trop courte.

24 Cet aspect des choses a été perçu dans l'op. diss. Matscher à laquelle s'est rallié le juge Bernhardt : « [L']article protège la liberté d'expression et d'information mais ne prévoit aucun droit à voir diffuser une publication par les soins d'une autorité publique.

En effet, la distribution "officielle" de la revue équivaudrait, dans un certain sens, à une identification au moins implicite à son contenu, ce que, d'après moi, l'on ne peut exiger des services mili- taires compétents». D'autre part, les juges autrichien et allemand rappellent que les conscrits avaient toute possibilité de s'abonner à la revue et de se la faire envoyer par courrier personnel (ibid., p. 24).

2s Série A, no 313 et Rec., 1997-IV, no 42, p. 1266 ss.

26 Le résumé était libellé comme suit:« Ils traitent d'emblée tout accusé comme s'il était déjà condamné ; ils font emprisonner au prétoire, pour danger de fuite, des personnes venues de l'étranger ; ils demandent à des personnes qui ont perdu connaissance si elles acceptent leur peine ; les protestations d'innocence n'entraînent plus qu'un haussement d'épaules de leur part et valent à l'accusé la peine la plus lourde pour n'avoir pas avoué. Parmi les juges pénaux autrichiens, certains sont capables de tout. Tous sont capables de beaucoup: tout cela obéit à une méthode» (Série A, no 313, p. 8).

21 Pour les faits, voir série A, n~: 313, pp. 8·14.

28 Ibid., pp. 17-18, para. 34.

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Kolb -Les droits fondamentaux: principes normatifs d'optimisation de valeurs RUDH 1999/page 129

Elle se réfère d'abord, comme dans l'affaire Otto- Preminger précitée, à la marge d'appréciation dont jouis- sent les autorités nationales.29 Par la suite, elle dégaae deux

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cnteres contextuels qui déterminent la priorité des devoirs de protection sur les droits de liberté. En premier lieu, en l'absence d'une base factuelle suffisamment établie les reproches formulés étaient d'une ampleur

excessiv~

et apparaissaient inutilement préjudiciables.JO S'y ajoutait, en second lieu, l'irrespect des règles de l'éthique journalis- tique. Pour la Cour, il suffit de relever que de l'aveu du requérant, celui-ci n'a assisté à aucune audience pénale présidée par le juge J. ; en outre, il n'a donné à ce magistrat aucune occasion de s'exprimer au sujet des reproches à son encontre.31

La règle juridique contextuelle qui peut être formulée à partir de cette affaire est que la protection de l'honneur et de l'autorité du pouvoir judiciaire l'emporte sur la liberté de la presse et d'expression si les attaques sont excessives par rapport à la base factuelle établie et si, dans l'établisse- ment de ces faits, il y a eu violation des règles profession- nelles du journalisme.

3. Quatre juges se sont dissociés de cette manière de voir.

Dans sa longue opinion dissidente (à laquelle se sont ralliés les juges Pekkanen et Makarczyk), le juge Martens ne prend pas position sur l'opération de mise en balance des principes qui nous intéresse ici. Il critique au contraire la manière de procéder des tribunaux autrichiens qui auraient, inter alia, interprété les passages incriminés toujours en défaveur du requérant sans donner des raisons;

restreint excessivement l'exceptio veritatis qui aurait permis à l'intimé de prouver la véracité de ses dires ; ou appliqué des standards inadaptés, par exemple en présumant d'emblée l'intention malveillante de la part du journaliste.32 Certains de ces arguments suscitent d'ailleurs des doutes.

Nombre de passages incriminés étaient des jugements de valeur. 33 Or il est constant que la preuve de véracité est ouverte seulement à la preuve de faits. Elle ne pourrait donc pas s'appliquer en l'espèce. Seul le juge Pettiti, dans une opinion dissidente séparée, ajoute un aspect qui peut nous intéresser ici. Pour lui un critère de priorité essentiel est le fait qu'un juge, bénéficiant d'immunités de fonction et exerçant d'importants pouvoirs, doit admettre en contre- partie l'exercice d'une critique libre avec plus de tolérance.

Le juge français conclut qu'un contrôle de l'exercice de la fonction judiciaire par la presse, y compris la télévision, se recommande car elle contribue à l'éducation des citoyens.J4 Nous n'avons aucun doute que la voie suivie par la Cour repose sur de meilleurs fondements. Aucune justice soumise à la médiatisation et aux passions populaires n'a jamais bien fonctionné.

4. L'affaire Oberschlick (n° 2) est similaire dans les faits, mais ici une violation de l'article 10 a été admise. En 1990, M. Raider, alors président du parti libéral autrichien et chef du gouvernement du Land de Carinthie, prononça à l'occa- sion d'une célébration de la paix un discours à la gloire de la génération de soldats qui avaient participé à la seconde guerre mondiale. Il y exprimait l'idée que tous les soldats, y compris ceux de l'armée allemande, avaient combattu pour la paix et la liberté. Ce discours fut reproduit dans le mensuel Forum et commenté par le requérant sous le titre

« P.S. : Trottel statt Nazi » (« P.S. : Imbécile au lieu de Nazi»). Voici un extrait de ce texte:

«Je dirai de Jorg Raider, primo qu'il n'est pas un nazi et secundo qu'il est un imbécile, ce que je justifierais comme suit: [L.] [ ... ]m'a bien convaincu que se faire traiter de nazi profite plutôt à Jorg Raider. C'est pourquoi je demande à mes amis de me pardonner de ne pas utiliser cette appellation, déjà rien que pour cette bonne raison-

là.[ ... ]. Comme [Haider] nous refuse, à nous qui n'avons pas eu ce qu'il considère comme le bonheur légitimant [legitimierende[s} Glück] de risquer sa vie dans l'habit d'honneur [ Ehrenkleid] du IIIe Reich pour la liberté hitlérienne de la guerre d'agression [ Raubkrieg] et de la solution finale, [comme il nous refuse] le droit "de réclamer le bénéfice de la liberté d'opinion", à plus forte raison celui de la "liberté politique" et que lui-même n'a jamais eu le bonheur de pouvoir servir dans l'habit d'honneur des SS ou de l'armée allemande [Wehrmacht], s'excluant ainsi lui-même avec la grande majorité des Autrichiens de tout exercice de la liberté, il est, à mon sens, un imbécile».

M. Raider intenta contre l'intéressé une action pour diffamation. Ayant été condamné, M. Oberschlick recourut en dernier lieu à la Cour de Strasbourg.35

S. Le connit dont il s'agit met encore aux prises la liberté de presse et d'expression d'un côté, et la protection de la personne (honneur) de l'autre. La Cour ne commence pas par rappeler la marge d'appréciation dont jouissent les Etats ; c'est déjà révélateur de l'attitude qu'elle entend suivre. On ne peut se défendre de l'impression que l'invo- cation ou non de cette marge dépend du résultat souhaité ce qui constitue dans toute jurisprudence un point faible sous l'aspect de l'égalité et de l'objectivité du prononcé judiciaire. La Cour développe une démonstration en deux étapes. D'abord, elle produit les deux critères qui justifient contextuellement la priorité de la liberté d'expr~ssion sur la protection de la personne. Primo, les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique parce que celui-ci s'expose consciemment à un contrôle de ses faits et gestes et doit dès lors montrer une plus grande tolérance, surtout lorsqu'il se livre à des déclarations controversées. C'est là un argument ad hominem. Secundo, cette tolérance doit être encore plus grande quand l'homme politique fait un discours qui était manifestement destiné à provoquer, et dès lors à susciter des réactions rigoureuses.36 Dans un deuxième temps, la Cour cherche à renforcer ces arguments par des considérations subsidiaires. Si le mot TrotteZ (imbécile) peut passer pour polémique, il n'en contient pas pour autant une attaque personnelle gratuite, car l'auteur en donne une explication objectivement compréhensible ; contrairement à l'affaire Prager précitée il n'y a pas eu d'excès à la lumière de la base factuelle établie.J7 Un certain malaise de la Cour est palpable lorsqu'elle croit devoir conclure comme suit : « Il est vrai qu'adressé publiquement à un homme politique, le terme Trotte! peut offenser celui-ci. En l'espèce cependant, il paraît à la mesure de l'indignation consciemment suscitée par M. Haider ».38

29 Ibid., p. 18, para. 35.

30 Ibid., p. 18, para. 37. Comme l'a dit le tribunal d'Eisenstadt,

« devant des critiques aussi massives, un lecteur impartial se voyait presque forcé de soupçonner le plaignant d'un comportement vil et de qualités méprisables».

31 Ibid., pp. 18-19, para. 37.

32 Ibid., p. 22 ss., avec un résumé à la p. 30.

33 Comme ces juges l'admettent : ibid., p. 25.

34 Ibid., p. 21.

35 Pour les faits, Rec., 1997-IV, no 42, pp. 1270-1272. M. Haider avait aussi suggéré que seuls ceux qui avaient combattu pour « la paix et la liberté » en risquant leur vie pourraient aujourd'hui réclamer le bénéfice de la liberté d'opinion.

36 Ibid., p. 1275, paras. 29-30.

37 Ibid., p. 1276, para. 33.

38 Ibid., p. 1276, para. 34.

(7)

RUDH 1999/page 130 -Doctrine- Kolb

La règle de priorité de la Cour peut être formulée comme suit : la liberté d'expression l'emporte sur la protection de la personne (honneur) quand un homme politique a tenu des propos qui visaient délibérément à provoquer.

6. S'il est difficile de ne pas comprendre les jugements de M. Oberschlick, il est difficile aussi de suivre le raisonne- ment de la Cour. Que reste-t-il de la liberté d'exprimer précisément des idées qui dérangent et qui choquent si ce faisant on perd le droit à la protection élémentaire de l'honneur? Il faut aussi s'interroger si le fait d'énoncer des idées provocatrices, voire même imbéciles, fait de l'auteur un hors la loi qui peut désormais être pour le moins insulté de toutes les manières. Cet état de choses s'opposerait fron- talement au système de la Convention qui ne repose pas sur la réciprocité (tu quoque). Quels que soient les actes commis, un être humain ne doit pas perdre les protections de la Convention - voilà un des principes fondateurs du droit des droits de l'homme. Les tribunaux nationaux39 et le juge Matscher4o ont mis l'accent sur le fait que le terme Trotte! (imbécile) est un terme purement injurieux qui par sa seule utilisation justifiait la condamnation litigieuse. En fait, il ne devrait pas y avoir dans la provocation une renon- ciation tacite à la protection de l'honneur contre l'injure manifeste. Un meilleur critère de priorité est celui qui considère la nature des termes employés pour déterminer s'il s'agit de mots purement injurieux (Schimpfworter), toujours inadmissibles. Ce critère paraît plus approprié. Il n'est pas interdit de penser que la solution de la Cour ait été influencée par la nature de l'engagement politique de M.

Raider (outre que ses propos), argument ad hominem au sens le plus étroit, peu compatible avec la non-discrimina- tion pour opinion politique. La prochaine affaire permettra d'approfondir ce point.

V. L'affaire Vogt c. Allemagne (26 septembre 1995)41

1. Voici une affaire très délicate et partant très intéres- sante. Elle fut tranchée par la Cour à une seule voix de majorité, ce qui montre le potentiel de division qu'elle recèle. Les faits sont très simples. Mme Dorothea Vogt, enseignante au niveau secondaire, se vit exclue de la fonc- tion publique à cause de son engagement régulier et actif dans un parti politique extrémiste, la Deutsche Kommunis- tische Partei (DKP).42 Selon le Gouvernement, la requé- rante manquait ainsi à son devoir de représenter le régime libéral et démocratique prévu par la Loi fondamentale, manquement particulièrement dangereux au niveau de l'enseignement. La DKP poursuivait ouvertement des objectifs anticonstitutionnels ; c'était un parti marqué encore par l'empreinte du stalinisme. Elle cherchait à installer dans la République fédérale un régime calqué sur le modèle de la République démocratique d'Allemagne.

L'exclusion des extrémistes de la fonction publique repose sur l'idée que celle-ci est le garant de la Constitution et de l'Etat de droit. Elle revêt une importance particulière en Allemagne en raison de l'expérience de la République de Weimar. Lorsque la République fédérale a été instaurée après le régime national-socialiste, il y a eu une volonté d'instaurer une démocratie apte à se défendre contre ses ennemis qui tenteraient de la saper de l'intérieur ( « wehrhafte Demokratie » ).

2. Dans cette affaire, il y a conflit entre le droit à la liberté d'opinion et d'expression d'un côté, et la protection de l'ordre constitutionnel de l'Etat de droit de l'autre. Comme la Cour l'admet, la recherche d'un «juste équilibre » doit relever des circonstances de l'espèce ; il ne peut être trouvé dans l'abstrait.43 L'importance de la question posée ainsi que ses implications multiples poussent la Cour à une analyse nuancée où les critères de priorité d'un principe sur

l'autre réfléchissent déjà par leur nombre la complexité des intérêts en cause. En premier lieu (1), la Cour note le carac- tère absolu de l'obligation de loyauté des fonctionnaires telle que contenue dans la législation allemande. Elle s'impose de manière égale à tous les fonctionnaires quels que soient leur fonction, leur rang, la nature de leur activité incriminée.44 En second lieu (2), la Cour observe que ce devoir est interprété de manière différente selon les Lander et que dans un nombre considérable d'entre eux des acti- vités comme celles en cause ne mènent pas à une destitu- tion.45 La Cour en conclut implicitement que la nécessité de protection de l'ordre constitutionnel invoquée ne peut dès lors guère être aussi impérieuse que prétendu. En troisième lieu (3), la Cour évoque la situation personnelle de la requérante qui risque de perdre ses moyens de subsistance sans pouvoir trouver un autre emploi dans le domaine de sa formation en tant qu'enseignante.46 En quatrième lieu ( 4), il est ajouté que la nature des matières enseignées, le fran- çais et l'allemand, contrairement à d'autres comme l'histoire, ne comporte guère de risque d'endoctrinement ou de danger pour la sécurité.47 En cinquième lieu (5), l'enseignante en question avait toujours donné satisfaction, était bien notée et n'a apparemment jamais essayé d'endoc- triner ou d'exercer une influence indue sur ses élèves.48 En sixième lieu (6), aucun élément du dossier ne permettait de dire que la requérante ait effectivement tenu des propos anticonstitutionnels ou ait personnellement adopté une attitude anticonstitutionnelle.49 En septième lieu (7), enfin, la Cour relève que la Cour constitutionnelle fédérale n'avait pas interdit la DKP et que donc les activités de l'intéressée en son sein n'étaient pas illégales.50 Eu égard à tous ces facteurs, la Cour conclut que la révocation de la requérante avait enfreint l'article 10 de la Convention.51

Le nombre de critères contextuels rend ici difficile la formulation d'une règle de priorité suffisamment générale.

L'on peut peut-être dire que la liberté d'opinion et d'expression l'emporte sur la sauvegarde abstraite des prin- cipes de l'ordre constitutionnel si les mesures limitatrices reposent sur ces schémas trop rigides et a priori qui n'expri- ment pas de surcroît une pratique générale, et si ces

39 Ibid., p. 1275, para. 30.

40 Op. diss. Matscher, à laquelle s'est rallié le juge Thor Vil- hjalmsson, ibid., p. 1279. Comme le dit à notre sens correctement le juge autrichien : « Il était loisible à M. Oberschlick et à Forum de critiquer sévèrement les propos tenus par M. Haider... ( ... ).

M. Oberschlick toutefois ne s'est pas borné à critiquer ; il est allé plus loin en proférant des insultes vulgaires à l'adresse de M. Haider par l'emploi du terme Trotte! ( ... ). Or, en présence d'une insulte, le contexte dans lequel elle a été proférée est sans importance, sauf lorsqu'elle passe pour une réaction immédiate à une provocation ou une offense actuelle, ce qui n'était pas le cas ici».

Et le juge Matscher de conclure : « Je termine en disant que, d'après moi, le but de l'article 10 de la Convention est de permettre un vrai débat d'idées, pas de protéger un journalisme primitif et de bas niveau qui, faute de posséder les qualités requises pour présenter des arguments sérieux, recourt à la provocation et aux insultes gratuites pour attirer des lecteurs potentiels ... ».

41 Série A, no 323 = RUDH 1995,314.

42 Pour les faits, voir ibid., p. 10 ss.

43 Ibid., p. 26, para. 53.

44 Ibid., p. 28, para. 59.

45 Ibid., pp. 28-29, para. 59.

46 Ibid., p. 29, para. 60.

47 Ibid., p. 29, para. 60.

48 Ibid., p. 29, para. 60.

49 Ibid., p. 29, para. 60.

so Ibid., p. 30, para. 60.

51 Ibid., p. 30, para. 61.

(8)

Kolb -Les droits fondamentaux : principes normatifs d'optimisation de valeurs- RUDH 1999/page 131

mesures en sont pas justifiées par la défense contre un danger réel d'interférence avec l'ordre constitutionnel, par exemple parce que le fonctionnaire n'a jamais failli à ses devoirs de réserve, travaille dans un domaine peu sensible à la sûreté de l'Etat, ne milite pas dans un parti interdit; enfin quand la révocation, à la lumière de ce qui précède, paraît une sanction excessive au regard des moyens de subsistance et des perspectives professionnelles du fonctionnaire en question.

3. La décision de la Cour, dans les circonstances en cause, peut parfaitement être comprise et peut-être même partagée. Mais il faut admettre que d'autres arguments ou critères contextuels, militant en sens contraire et ayant un poids certain, existaient. Le Gouvernement en avait cité trois52 : (1) la situation particulière de l'Allemagne qui, forte de son expérience historique, pouvait attacher une valeur particulière à des mesures de protection contre des groupuscules extrémistes cherchant à renverser ce même régime de libertés dont devant les organes de Strasbourg ils se réclament ; (2) les fonctions très importantes de la requé- rante au sein de la DKP ; (3) sa fonction en tant qu'ensei- gnante qui lui imposait, à travers le contact avec ses élèves, une responsabilité particulière dans la transmission des valeurs fondamentales de l'Etat de droit.

Les juges dissidents Bernhardt, Golcüklü, Matscher, Loizou, Mifsud Banni ci, Gotchev, J ungwiert et Kuris53 ainsi que le juge dissident Jambrek54 n'ont pas manqué à leur tour de souligner la situation unique de l'Allemagne au sein des Etats du Conseil de l'Europe : expérience de la République de Weimar, Etat divisé, en première ligne face aux pays de l'ancien bloc communiste. Ce facteur, au même titre que les considérations « locales » dans l'affaire Otto- Preminger,ss auraient pu recevoir plus de poids. La DKP allemande ne pouvait pas, dans le contexte historiee-poli- tique allemand être comparée, par exemple, au Parti communiste français des années quatre-vingt-dix. Elle visait le renversement de l'ordre constitutionnel démocra- tique de la RF A afin d'y installer un système communiste calqué sur le modèle de la RDA; elle était entraînée par les agents de l'Est aux techniques de sabotage et de terrorisme.

De plus il y avait, comme le note le juge Jambrek, les acti- vités importantes de la requérante au sein de la DKP.56 Elle n'a pas nié avoir par ailleurs toujours communiqué « ses convictions fondamentales en tant qu'enseignante et en tant qu'être humain ».57 Enfin, toujours selon le juge Jambrek, l'obligation de loyauté politique était en fait appliquée avec beaucoup de souplesse et de retenue, tout à l'opposé de ce que la majorité considère comme relevant d'un caractère absolu.ss Tout cela devrait mener à une marge d'appréciation plus importante laissée aux autorités internes. 59

Confrontée à des arguments très forts d'un côté comme de l'autre, la Cour a choisi ceux qui pouvaient paraître plus équitables mais pas nécessairement ceux qui se recomman- daient le plus. Il reste à cette place uniquement à réfuter le septième facteur énoncé par la Cour : le fait que la Cour constitutionnelle fédérale n'avait pas interdit la DKP. Ce critère n'est pas pertinent quand il s'agit de l'absence de déloyauté politique manifeste- terme que nous préférons à celui trompeur de « loyauté politique » -chez les fonction- naires. C'est une chose de décider si un parti doit être interdit en général ; c'est une toute autre chose de savoir si un fonctionnaire de l'Etat, représentant l'ordre constitu- tionnel peut être membre d'un parti déterminé. Il va de soi que les conditions sont beaucoup plus strictes dans le second cas que dans le premier et cette absence de parallé- lisme enlève pratiquement toute valeur au critère formulé par la Cour à la suite des avocats de la requérante.

VI. L'affaire Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni (19 février 1997)60

1. Les requérants avaient organisé des séances privées où se pratiquaient des actes de caractère sadomasochiste entre homosexuels. Ces séances avaient eu lieu pendant une dizaine d'années. Elles se déroulaient en divers lieux, dont des locaux aménagés en chambres de torture. Les actes incriminés consistaient essentiellement en mauvais traite- ments infligés sur les parties génitales (à l'aide de cire chaude, de papier de verre, d'hameçons et d'aiguilles) et en rituels de flagellation soit à mains nues soit au moyen de divers objets tels que des orties, des ceintures à pointes ou des martinets. Dans certains cas, le marquage au fer rouge ou les lésions infligées provoquèrent des saignements et laissèrent des cicatrices. Ces activités, strictement privées, étaient librement consenties. Les souffrances étaient infli- gées selon des règles, dont un mot de code qui permettait à la victime de mettre un terme à l'agression. Elles ne donnè- rent lieu en aucun cas à des infections ou à des lésions permanentes, ni ne nécessitèrent l'assistance d'un médecin.

Etant filmées sur des vidéocassettes, ces séances vinrent à être connues par les autorités. Les requérants furent condamnés à des peines d'emprisonnement notamment pour coups et blessures. La défense du consentement des victimes fut écartée comme étant sans pertinence en droit.

Cette procédure judiciaire fut largement commentée dans la presse. Les requérants perdirent tous leur emploi et M.

Jaggard dut subir un traitement psychologique prolongé. 61 2. La Cour est confrontée à un cont1it entre le droit au respect de la vie privée62 d'un côté, et la protection de la dignité de l'homme ainsi que de la santé publique de l'autre. Une fois de plus aucune de ces positions juridiques fondamentales ne peut l'emporter sur l'autre dans l'abstrait. La Cour commence par rappeler la marge d'appréciation laissée aux Etats notamment quand il s'agit comme ici d'établir le niveau de dommage susceptible d'être valablement couvert par le consentement de la victime.63 Pour la Cour, le critère opératoire dans la priorité entre les droits concurrents est celui de la gravité des lésions. En effet, selon la Haute Juridiction, «des lésions ou blessures d'une gravité certaine et non pas seulement légères ou passagères » avaient été infligées.64 De plus, l'Etat est libre de prendre en considération le préjudice potentiel inhérent aux actes en question. Ceux-ci pouvaient en l'espèce légitimement être considérés comme présentant des risques imprévisibles.65 Dès lors les mesures prises par l'Etat ne violent pas l'article 8 de la Convention.

La règle de priorité relative qui peut être induite de cette affaire est la suivante : priorité de l'intégrité physique et

52 Ibid., pp. 26-27, para. 54.

53 Ibid., p. 34 = RUDH 1995, 320.

54 Ibid., p. 37.

55 Supra, n° II.

56 Série A, no 323, p. 38.

57 Ibid.

ss Ibid., pp. 39-40.

59 Ibid., p. 39, 42.

lio Rec., 1997-I, no 29, p. 120 ss.

61 Pour les faits, voir ibid., pp. 124-128.

62 En l'espèce la question se posait si l'article 8 de la Convention s'appliquait, puisqu'un nombre considérable de personnes ont pris part à ces actes dans un grand nombre de salles spécialement aménagées. Comme ce point n'a pas été soulevé par le Gouverne- ment, la Cour admet par hypothèse l'applicabilité de l'article 8 (ibid., p. 131, para. 36). Contra, op. ind. Pettiti, ibid., p. 136.

63Ibid., pp. 132-133, paras. 42, 44.

64 Ibid., p. 133, para. 45, italiques ajoutées.

65 Ibid., p. 133, para. 46.

(9)

RUDH 1999/page 132 -Doctrine- Kolb

morale de l'homme sur le libre exercice du droit à la vie privée, si les actes attentateurs à l'intégrité physique présentent un degré de gravité mettant en danger la santé ou susceptibles de laisser des stigmates permanents. Le danger potentiel, par exemple d'un accident, peut être pris en compte.

3. Il est assez remarquable, pour ne pas dire étonnant, qu'une décision de cette nature ait été prise à l'unanimité. Il faut donc retourner à la procédure devant la Commission pour confronter le raisonnement de la Cour à des reliefs qui, par contraste, peuvent faire ressortir dans une lumière plus vive ses échafaudages et ses implications. Dans son opinion dissidente à la Commission, M. Loucaides (rejoint par MM. Trechsel, Schermers, Rozakis, Geus, Mucha et Konstantinov) rejette le critère sur lequel la Cour plus tard fondera sa décision. Selon M. Loucaides le consentement valablement conféré devait emporter la priorité du respect de la vie privée sur la protection de la santé ou de la morale publiques. Il en est ainsi parce qu'aucun dommage ou préjudice grave ou permanent ne résulte des actes des requérants ; il n'a pas été démontré non plus qu'il existait en l'espèce un risque réel de dommage ou de préjudice de cette nature. Dès lors, selon les principes généraux des droits pénaux européens, le libre consentement peut couvrir ces actes précisément parce que comme pour la chirurgie esthétique oule tatouage ils n'emportent que des dommages corporels mineurs.66 Trois arguments s'ajoutent pour étayer cette conclusion. En premier lieu, M.

Loucaides relève qu'aucun mineur n'a été associé aux infractions dont les requérants ont eu à répondre.67 En second lieu, et surtout, le magistrat dissident attire l'atten- tion sur certaines inconséquences dans l'appréciation de la valeur du consentement à des actes violents. Ainsi, la boxe qui provoque des lésions parfois graves et en tout cas un risque inhérent pour la santé, est généralement considérée légale du simple fait qu'elle fait l'objet d'un consentement.

Or, le 15 octobre 1995, deux boxeurs professionnels sont décédés à la suite d'un match de boxe. C'est avec une pointe d'humour grinçante que le magistrat ajoute:« Il n'a pas été démontré que les pratiques sadomasochistes auxquelles se livraient les requérants pouvaient avoir des conséquences analogues ».68 Enfin, il est un argument de politique générale que M. Loucaides formule ainsi : « Si nous admettons que l'ingérence en question est légitime, nous donnons inévitablement au Gouvernement le moyen de s'immiscer dans les chambres à coucher des particuliers, par exemple pour enquêter sur des allégations selon lesquelles des époux se livreraient à des pratiques sadoma- sochistes ».69

4. Le raisonnement suivi par la Cour et les autorités nationales peut certainement être compris et même partagé.70 Cette conclusion s'impose avec encore plus de force si l'on fait intervenir la marge d'appréciation légiti- mement laissée aux Etats. Mais une fois de plus il reste le doute si une décision éventuellement juste est aussi une décision réellement judicieuse. Il ne faut pas oublier qu'il ne s'agissait pas en l'espèce de la fermeture de ces centres de torture, mais de la condamnation à la prison des requé- rants, seule en cause. Des risques substantiels pour la santé n'étaient pas établis ; toutes les précautions étaient prises quant aux personnes admises et quant aux procédures à suivre pour infliger les souffrances et les faire cesser; en fait aucun incident n'eut lieu en dix ans ; aucun traitement médical ne fut nécessaire à aucun participant à ces séances.

Dans ces conditions, il est aussi difficile de faire sien le constat de la Cour selon lequel il s'agissait de lésions relati- vement graves qu'il est douteux de ne pas admettre le prin- cipe volenti non fit iniuria. De plus, toutes les mesures

avaient été prises par les requérants pour éviter l'admission de mineurs dans leurs centres. Si la santé était une raison un peu frêle, dans l'état du dossier, pour justifier ces mesures, il reste l'aspect lié à la protection de la morale que la Cour n'examina pas pour avoir déjà retenu la protection de la santé comme base légitimant l'intervention étatique. Mais on peut douter que l'Etat doive (et puisse) s'assigner la fonction de veiller à la moralité des pratiques sexuelles des citoyens si elles ont lieu dans un cadre fermé, entre consen- tants, et ne mettent pas en danger d'autres biens tels que la santé. Une intervention n'aurait pu se justifier ici qu'en cas d'une ouverture plus large au public, transformant la nature de ces séances. Peut-être cette condition était-elle remplie en l'espèce, mais en l'absence d'un examen par la Cour cet aspect ne peut être considéré de plus près ici, faute d'éléments du dossier. Ces conclusions semblent posséder encore plus de force si l'on considère l'effet des mesures prises sur le destin personnel des requérants. Auparavant encore assez intégrés dans une existence sociale qui par ses multiples ouvertures, contacts et brassages quotidiens les poussait aux échanges et aux progrès, les mesures décidées par les autorités les plongèrent dans la perte de l'emploi, la marginalité et l'isolement. Il est permis de penser que leur évolution personnelle, y compris sur le plan des perversions dont ils souffraient, n'en sera pas servie, loin s'en faut.

Si par conséquent l'opinion de M. Loucaides suivie par six autres membres de la Commission se recommande sur bien des points, il faut tout de même rejeter son dernier argument, celui ayant trait à la politique générale des inves- tigations « dans la chambre à coucher ». En effet, les séances ici en cause mettaient aux prises un nombre trop important de personnes, et se déroulaient dans des lieux spécialement aménagés, pour qu'il soit possible de les comparer aux pratiques qui peuvent avoir lieu entre un couple, entre ses quatre murs.

VU. L'affaire Worm c. Autriche (29 août 1997)71

1. Le requérant, M. Alfred Worm, est un journaliste qui enquêta plusieurs années sur des faits de fraude fiscale reprochés à un ancien vice-chancelier et ministre des Finances autrichien, M. Hannes Androsch. Alors que son procès était en cours devant le tribunal correctionnel régional, le requérant écrivit un article de deux pages sur ce procès, dans lequel il s'exprima d'une manière préjugeant largement de la culpabilité de l'accusé.72 De ce fait, il fut condamné à une amende pour influence abusive sur une procédure pénale (en cours) au sens de l'article 23 de la loi sur les médias autrichienne. N'ayant pu obtenir redresse- ment des mesures ainsi prises contre lui, le requérant en appela à la Cour de StrasbourgJ3

66 Op. diss. Loucaides, Commission, ibid., pp. 147-148.

67 Ibid., p. 148. Comme l'avaient soutenu les requérants sans être contredits, les adultes consentants étaient triés sur le volet afin que ne soient admises que des personnes aux tendances sadomaso- chistes avérées (ibid., p. 131).

68Ibid., p. 147.

69 Ibid., p. 148.

70 Les appréhensions du juge Pettiti (ibid., p. 136), ne peuvent être écartées comme étant sans fondement:« [Il faut souligner]les dangers d'un laxisme effréné qui peut conduire du libertinage à la pédophilie ou à la torture d'autrui>>.

71 Rec., 1997-V, no 45, p. 1534 ss.

n Celui-ci avait déjà été condamné en 1989 pour faux témoi- gnage dans le contexte de délits financiers et fiscaux: ibid., p. 1539, para. 8.

73 Pour les faits, voir ibid., pp. 1539-1545.

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