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Les pr´edicats d’´etat en s´emantique (n´eo) davidsonienne

2.3. Les diff´erences entre les ´etats et les activit´es

2.3.5. Le progressif interpr´etatif

Introduction

Il y a d’autres exceptions `a la r`egle qui veut que les pr´edicats d’´etat ne peuvent pas ˆetre progressivis´es :

(2.108) ? ?Je suis en train de croire que Pierre va arriver bientˆot.

(2.109) A. Je parie que Pierre va arriver dans 10 minutes, avec la bouteille de vin qui nous manque.

B. Ma ch`ere, tu es en train de croire au P`ere No¨el, comme tu es l`a.

(2.110) ? ?Je suis en train de vouloir manger une glace.

(2.111) [Contexte : le locuteur voit son allocutaire essayer de mettre une carte suppl´ementaire sur un chˆateau de cartes visiblement

instable] : Ecoute, l`a, tu es en train de vouloir r´ealiser l’impossible. Une des hypoth`eses d´efendues dans cette section est que dans les phrases (2.109) et (2.111), on a affaire non pas au progressif standard, mais au progressif interpr´etatif, dont la compatibilit´e avec les pr´edicats statifs n’a pas encore beaucoup attir´e l’attention. S’il est vrai que les phrases du type (2.109) et (2.111) contiennent le progressif interpr´etatif, alors, de nouveau, ces donn´ees ne remettent pas en question la g´en´eralisation classique qui veut que le progressif standard soit incompatible avec les pr´edicats d’´etat.

Pour fonder cette hypoth`ese, il faut

• disposer d’une d´efinition du progressif interpr´etatif qui permette de le dis-tinguer du progressif standard

• identifier les propri´et´es des pr´edicats qui s´electionnent ce progressif

Le deuxi`eme point doit permettre, par exemple, d’expliciter en quoi croire au P`ere No¨el se distingue de croire qu’il va pleuvoir.

Les th´eories existantes du progressif interpr´etatif sont expos´ees dans les sec-tions suivantes, et ´evalu´ees en fonction de ces besoins.

Je n’exposerai ici que les aspects de l’analyse du progressif interpr´etatif anglais qui s’appliquent ´egalement au fran¸cais. Une analyse contrastive de d´etail met-trait certainement `a jour de nombreuses diff´erences entre l’anglais et le fran¸cais, car le progressif interpr´etatif connaˆıt visiblement plus d’usages en anglais qu’en fran¸cais.36

36Comme en t´emoigne la difficult´e de traduire litt´eralement certains types d’exemples r´eper-tori´es dans la litt´erature consacr´ee `a l’anglais. Entre autres, le progressif interpr´etatif n’est pas traduisible litt´eralement dans les ´enonc´es suivants (les exemples sont repris `a K¨onig (1980)) : (2.112) Thus it is plain that any politician who claims that the physical well-being of

British citizens [. . .] can be attributed to our wonderful NHS [. . .] is talking rubbish. (New Statesman, 28/10/77, p.576)

1`ere propri´et´e : d´ependance discursive

La premi`ere propri´et´e d´efinitoire des phrases au progressif interpr´etatif — appelons-les Sj — est qu’elles se trouvent syst´ematiquement pr´ec´ed´es d’une autre phrase Si avec laquelle elles entretiennent une relation particuli`ere.

Kearns (2003) (p. 610) suppose que lorsque le progressif interpr´etatif apparaˆıt seul, comme en (2.116) dont le pr´edicat s´electionne automatiquement le progressif interpr´etatif37, il faut supposer que la premi`ere phrase Si est ellips´ee. Par exemple, (2.116) doit s’analyser, suivant Kearns, comme une r´eduction d’un ´enonc´e du type (2.117) :

(2.116) You’re making a mistake. (Kearns (2003), p. 610, n˚ 9)

(2.117) In doing what you’re currently doing you are making a mistake. (ibid.)

La question est de cerner la nature de la relation entre Si et Sj. Il y a, en gros, trois solutions envisageables.

1`ere solution : un mˆeme ´ev´enement d´ecrit deux fois (Buyssens, K¨onig, Kearns). Sui-vant Buyssens, la phrase au progressif interpr´etatif Sj red´ecrit l’´ev´enement (dans ses termes le (( fait ))) qu’exprime la phrase pr´ec´edente Si, tout en lui assignant une (( valeur symbolique )), une (( signification )), en livrant un (( jugement )) sur lui. K¨onig traduit l’id´ee de Buyssens dans le cadre de la s´emantique davidsonienne, en disant que Si et Sj d´ecrivent deux fois le mˆeme ´ev´enement davidsonien,38 id´ee reprise par Kearns (2003).

Cette solution pr´esente plusieurs difficult´es. Premi`erement, il arrive que les deux phrases d´ecrivent des ´ev´enements n’occupant pas la mˆeme zone spatio-temporelle, ce qui est inexplicable si elles d´ecrivent le mˆeme ´ev´enement :

(2.118) Pierre ´epouse Marie. Il est en train de faire une erreur.

En (2.119), l’´ev´enement d´ecrit par la premi`ere phrase contient Marie, mais pas celui que d´ecrit la seconde.

Le deuxi`eme probl`eme ´emerge lorsque la premi`ere description est fournie par

citoyens britanniques [. . .] peut ˆetre attribu´e `a notre merveilleuse NHS [. . .] est en train de dire n’importe quoi.

(2.114) As soon as you start asking what education is for, [. . .] you are abandoning the basic assumptions of any true culture, that education is worth while for its own sake. (Buyssens (1968), p. 150)

(2.115) ? ?D`es que vous demandez `a quoi sert l’´education, [. . .], vous ˆetes en train d’abandonner les principes fondamentaux de toute vraie culture, `a savoir que l’´education trouve sa justification en elle-mˆeme.

Le probl`eme du fran¸cais tient vraisemblablement `a la valeur modale de ces phrases. En deux mots, alors que le pr´esent simple `a l’indicatif peut s’interpr´eter comme un conditionnel (le poli-ticien qui soutient. . .dit n’importe quoi ≃ le politicien qui soutiendrait . . .dirait n’importe quoi), le progressif `a l’indicatif ne le peut pas (le politicien qui soutient . . .est en train de dire n’im-porte quoi 6= le politicien qui soutiendrait . . .dirait n’importe quoi). Il faut, pour arriver `a cette interpr´etation, un conditionnel dans les deux propositions (le politicien qui soutiendrait . . .serait en train de dire n’importe quoi).

37Ce qu’on montre plus bas.

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un g´erondif (ou par une by phrase en anglais), comme en (2.119). Si l’on r´eduit la relation entre les deux ´ev´enements en jeu `a une relation d’identit´e, on ne pas rendre compte de l’asym´etrie entre les deux descriptions, qui se manifeste dans l’impossibilit´e de permuter les deux descriptions de proc`es :

(2.119) En ´epousant Marie, Pierre est en train de faire une erreur. (2.120) #En faisant une erreur, Pierre est en train d’´epouser Marie. (2.121) En fumant une cigarette, Pierre est en train d’enfreindre la loi. (2.122) #En enfreignant la loi, Pierre est en train de fumer une cigarette. Ce probl`eme n’´emerge pas seulement lorsque la deuxi`eme description est au pro-gressif ; Bennett (1994) avait d´ej`a adress´e la mˆeme critique `a Anscombe (1957) `a propos de couples d’´enonc´es similaires o`u la seconde description est au pass´e (critique que Sæbø (2005) applique `a son tour `a Kearns (2003)) :

(2.123) He broke the Jungle Law by hunting. 6⇒

#He hunted by breaking the Jungle Law. (Sæbø (2005))

2`eme solution : introduction de pr´edicats de second ordre (Sæbø). Sæbø ne traite pas directement du progressif interpr´etatif. Mais il analyse ce qu’il appelle les (( pr´edicats abstraits )) comme break the law, dont beaucoup s´electionnent le pro-gressif interpr´etatif.39 Je vais montrer ici quelles conclusions on peut tirer de son analyse de ces pr´edicats pour la d´efinition de ce progressif.

Les pr´edicats abstraits de Sæbø rassemblent d’une part ce que Kearns appelle les pr´edicats de crit`ere (criterion predicates), comme faire une erreur, rater sa vie, etc.40, et d’autre part ce que Sæbø appelle les manner neutral causatives (ou causatifs neutres), `a savoir les verbes causatifs qui sous-sp´ecifient la mani`ere dont le r´esultat d´enot´e a ´et´e atteint. Ainsi, le pr´edicat ruiner une r´eputation est un cau-satif neutre, car il ne pr´ecise pas la mani`ere dont la r´eputation est ruin´ee. Suivant Sæbø, un pr´edicat abstrait d´epend d’un autre pr´edicat pour que l’information soit compl`ete : (( there is a need for more information on how it is performed )). Le tableau (2.3) reprend la typologie de pr´edicats que propose Sæbø.

Sæbø propose alors d’analyser les pr´edicats abstraits comme des pr´edicats ambigus, qui fonctionnent soit comme des pr´edicats d’´ev´enement classique, soit comme des pr´edicats de pr´edicats d’´ev´enement, c’est-`a-dire des pr´edicats de se-cond ordre. Le deuxi`eme sens s’impose lorsque le pr´edicat abstrait est modifi´e par une by phrase, auquel il est alors appliqu´e.

En analysant les pr´edicats abstraits comme des pr´edicats de second ordre (du moins optionnellement), Sæbø r´esout le probl`eme de l’asym´etrie expos´e plus haut, puisque seul le pr´edicat abstrait peut s’appliquer au pr´edicat (( concret )), et pas l’inverse.

Dans cette perspective, on pourrait cerner la relation privil´egi´ee qui s’instaure entre une phrase au progressif interpr´etatif Sj et la phrase pr´ec´edente Si dont elle d´epend en disant que Sj attribue une propri´et´e `a la propri´et´e d’´ev´enement que d´enote Si .

39

Je rappelle que la d´efinition des pr´edicats s´electionnant le progressif est expos´ee plus bas.

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Pr´edicats de cri-t`ere

Causatifs neutres

ob´eir au m´edecin cr´eer une fiction me faire une faveur ruiner une

r´eputa-tion

transgresser la loi surprendre la na-tion

c´eder le pas gaspiller de l’es-sence

harceler soutenir la cam-pagne du s´enateur Kerry

prendre sa revanche saper la guerre contre le terrorisme Tab. 2.3 – Pr´edicats abstraits (Saebo 2005)

3`eme solution : une relation de d´ependance causale2 entre deux ´ev´enements distincts. J’ai pr´ef´er´e ne pas suivre la voie qu’ouvre Sæbø, parce que je veux ´eviter de postuler qu’un pr´edicat change de signification lorsqu’il est utilis´e dans les constructions probl´ematiques.

La voie que j’ai choisie consiste `a postuler que Si et Sj d´ecrivent deux proc`es diff´erents vi et vj, li´es par une relation causale ou par g´en´eration. Le proc`es vj

(( d´epend de )) vi; vi(( cause1 ))ou (( cause2 ))vj. Ces relations ´etant asym´etriques, on rend compte de l’asym´etrie de la construction :

(2.124) Pierre fumait. Il ´etait en train d’enfreindre la loi. Proc`es causant2 Proc`es caus´e2

Dans le chapitre pr´ec´edent, j’ai propos´e d’appeler Cause2 la relation de d´epen-dance qui prend place entre deux proc`es v et v’ qui ont lieu simultan´ement, et tel que l’un (( g´en`ere )) l’autre dans les termes de Goldman. Le point commun `a la causation classique et `a la g´en´eration est que ces deux relations entres proc`es sous-tendent une relation explicative entre les propositions d´ecrivant ces proc`es.

Une telle relation explicative prend effectivement place entre la phrase au pro-gressif interpr´etatif Sj et la phrase pr´ec´edente Si dont elle d´epend. En effet, Sj

s’interpr`ete comme la conclusion d’un raisonnement d´eductif dont Si constitue la pr´emisse, et fond´e sur une Garantie implicite :

(2.125) Pierre fumait. Il ´etait en train d’enfreindre la loi. Pr´emisse Conclusion

(2.126) Il est interdit de fumer Garantie implicite

En explicitant la relation explicative `a l’aide d’un connecteur de cons´ecution (donc, du coup, d`es lors, etc.), on change d’ailleurs peu le discours de d´epart.

En conclusion, la premi`ere propri´et´e des phrases au progressif interpr´etatif Sj

par une phrase pr´ec´edente Si. Cette relation de d´ependance sous-tend la relation explicative qui s’instaure entre Si et Sj.

2`eme propri´et´e : l’incompatibilit´e avec le quand inverse

Kearns observe qu’au contraire du progressif standard, le progressif interpr´etatif prend difficilement la temporal frame reading (ou (( lecture cadre ))), d´ecrite par Jespersen (1931). Sous cette lecture, la phrase au progressif fournit le (( cadre temporel )) qui doit servir `a localiser un ´ev´enement d´ecrit par une phrase `a un temps perfectif :

(2.127) Marie ´etait en train de manger un sandwich quand Pierre entra. Dans la litt´erature fran¸caise, ce genre de construction est appel´ee quand inverse (v. e.a. Le Draoulec (1997),Vogeleer (1998)). Le quand est (( inverse )) parce que c’est la principale qui situe temporellement l’´ev´enement que d´ecrit la subordonn´ee ((2.127) ´equivaut en fait `a Quand Marie ´etait en train de manger un sandwich, Pierre entra), alors que dans les cas normaux, la surbordonn´ee situe temporelle-ment l’´ev´enetemporelle-ment de la principale.41 Les ´enonc´es suivants illustrent l’observation de Kearns :

(2.128) # She was getting the joke when the doorbell rang. (Kearns (2003), p. 601)

(2.129) #J’´etais en train d’enfreindre la loi quand Pierre a sonn´e. (2.130) # Pierre ´etait en train de rompre sa promesse quand l’eau a ´et´e

coup´ee.

(2.131) Pierre croyait qu’il pleuvait quand je suis arriv´ee pour le d´etromper. (2.132) # Pierre croyait au P`ere No¨el quand je suis arriv´ee pour le

d´etromper.42

Kearns n’explique pas cette observation, mais on peut en rendre compte comme suit : les phrases en quand inverse avec pr´edicats imposant le progressif interpr´e-tatif sont bizarres parce que ces constructions pr´esentent les phrases au progressif interpr´etatif comme ind´ependantes de toute autre description d’´ev´enement, alors que celles-ci d´ependent par d´efinition de la description d’´ev´enement avec laquelle s’instaure la relation explicative. En toute logique, le probl`eme se dissipe d`es que cette description manquante fait surface :

(2.133) J’´etais donc en train d’enfreindre la loi en fumant une cigarette quand Pierre a sonn´e.

L’observation de d´epart de Kearns est n´eanmoins utile parce qu’elle fournit un crit`ere d’identification des pr´edicats qui imposent le progressif interpr´etatif.

3`eme propri´et´e : un progressif (( d´emasquant ))

Quoique la lecture interpr´etative du progressif ne s’impose qu’avec certains pr´edi-cats uniquement, il semble qu’on peut la d´eclencher avec n’importe quel pr´edicat,

41Voir section 4.7.3 sur le quand inverse.

42J’ignore ici l’interpr´etation o`u croire au P`ere No¨el d´ecrit un proc`es (( factuel )), et non un proc`es ´evalu´e n´egativement. Sous cette acception neutre, l’´enonc´e (2.132) est moins inacceptable.

mˆeme les plus r´etifs au progressif, pourvu que le contexte ´etablisse clairement que la valeur ´evidentielle du progressif interpr´etatif est satisfaite.43Rappelons que l’on appelle commun´ement marqueurs ´evidentiels les moyens morphologiques ou lexicaux dont use consciemment ou inconsciemment le locuteur pour indiquer qui sait quoi et par quelles voies.44 Cette valeur est satisfaite dans les exemples [b.] ci-dessous, et non dans les exemples [a.], qui s’interpr`etent d`es lors comme des phrases au progressif standard :

(2.134) a. A.– Qu’est-ce que tu as mis aujourd’hui ? B.– ? ?Je suis en train de porter mon costume.

b. Mais ! Mais tu es en train de porter mon costume, toi ! (2.135) a. ? ?Je suis en train de vouloir une glace.45

b. Dis donc ! Tu crois que je n’ai pas remarqu´e vers o`u tu diriges insensiblement nos pas ? Avoue, tu es en train de vouloir une glace comme tu es l`a.

La valeur ´evidentielle du progressif interpr´etatif peut se d´efinir de la mani`ere sui-vante. Le locuteur sugg`ere qu’un agent ´epist´emique, identifi´e par d´efaut avec l’en-tit´e d´enot´ee par le sujet, ne sait pas mais aurait dˆu savoir qu’avait lieu le proc`es vj que d´ecrit la phrase au progressif (avant ´eventuellement que le locuteur ne lui apprenne), ou bien que cet agent le sait, mais feint l’ignorer. Par exemple, (2.134) sugg`ere que l’allocutaire ignore ou fait semblant d’ignorer qu’il porte un costume ne lui appartenant pas.

Le locuteur d’une phrase au progressif interpr´etatif est donc pr´esent´e comme celui qui (( d´emasque )) une r´ealit´e ignor´ee, ou du moins occult´ee. Cette valeur ´epist´emique du progressif interpr´etatif se voit automatiquement satisfaite lorsque le contexte ´etablit clairement que l’agent (i) n’a pas l’intention d’accomplir l’action sous la description qu’en donne le verbe (cf. (2.136), ou (ii) n’est pas sˆur qu’il accomplit l’action sous la description qu’en donne le verbe (cf. 2.137) :

(2.136) Peut-ˆetre suis-je en train de vous choquer. (2.137) J’esp`ere que je suis en train de vous choquer.

En r´esum´e, on a vu que le progressif interpr´etatif se distingue du progressif standard par trois propri´et´es :

• Une relation de d´ependance ´eventuellement causale est pr´esuppos´ee entre le proc`es vj que d´ecrit la phrase au progressif interpr´etatif Sj et le proc`es vi

que d´ecrit la phrase ant´erieure dont d´epend Sj

• Une phrase au progressif interpr´etatif est peu compatible avec le quand in-verse

• Une phrase au progressif interpr´etatif pr´esente un agent ´epist´emique par d´e-faut identifi´e avec l’entit´e que d´enote son sujet comme ignorant ou occultant le fait qu’a lieu vj

D´efinissons maintenant les pr´edicats qui s´electionnent obligatoirement la lecture interpr´etative du progressif.

43

Outre, bien sˆur, la relation de d´ependance causale d´ecrite supra.

44

Sur l’´evidentialit´e, voir e.a. Fogelin (1967), et Tasmowski et Dendale (1994) pour une intro-duction en fran¸cais.

45

Merci `a P. Kreutz d’avoir attir´e mon attention sur la possibilit´e de sauver ce genre d’exemples dans un contexte ad´equat.

Les pr´edicats s´electionnant le progressif interpr´etatif

Jusqu’ici, j’ai pr´esuppos´e qu’il ´etait possible de distinguer, ind´ependamment du progressif, les pr´edicats qui tendent syst´ematiquement `a assigner la lecture inter-pr´etative au progressif, et ceux qui ne l’imposent pas. Les diff´erents cas de figure envisageables sont illustr´es ci-dessous :

(2.138) Pierre regardait la t´el´evision. Il ´etait en train d’enfreindre la loi. (Progressif interpr´etatif (presque) obligatoire)

(2.139) Pierre regardait la t´el´evision. Il ´etait en train de travailler. (Progressif interpr´etatif optionnel)

(2.140) Pierre regardait la t´el´evision. Il ´etait en train de siffler. (Progressif interpr´etatif exclu)

En (2.138), l’interpr´etant est fortement incit´e `a inf´erer la relation explicative ca-ract´eristique du progressif interpr´etatif (entre le fait d’enfreindre la loi et le fait de regarder la t´el´evision), alors que cette relation n’est instaur´ee que de mani`ere optionnelle en (2.139), et exclue en (2.140).

Comment distinguer les pr´edicats comme enfreindre la loi qui s´electionnant le progressif interpr´etatif de mani`ere automatique de ceux qui, comme travailler, acceptent tout aussi bien le progressif standard ? Trois d´efinitions sont envisa-geables. Par convention, appelons les pr´edicats s´electionnant automatiquement le progressif interpr´etatif les pr´edicats interpr´etatifs.

1`ere solution : les pr´edicats quasi-duels (Kearns). Suivant Kearns, il existe un lien tr`es privil´egi´e entre le progressif interpr´etatif et ce qu’elle appelle les quasi-dual predicates (pr´edicats quasi-duels), qui comprend entre autres la classe des verbes que Ryle (1949) appelait verbes d’ach`evement. Comme le souligne Kearns, la d´e-finition de cette classe par Ryle est tr`es diff´erente de celle que Vendler propose 18 ans plus tard.46 Ryle appelle verbes d’ach`evement les pr´edicats qui ont l’air de rapporter deux actions ou deux ´ev´enements diff´erents (alors mˆeme, suivant Ryle, qu’un seul ´ev´enement prend place). Par exemple, lorsque l’on dit que Pierre a ob´ei `a un ordre, il est clair que Pierre a fait autre chose pour ob´eir `a cette ordre. C’est `a cause de ce caract`ere double que Kearns appelle les ach`evements ryl´eens des pr´edicats quasi-duels : elle veut ainsi rendre l’id´ee que les pr´edicats comme ob´eir d´enotent un ´ev´enement qui semble se r´ealiser `a travers un autre ´ev´enement, d´ecrit ou non dans le contexte selon les cas. Le modifieur quasi est l`a pour signifier que ce caract`ere double de l’´ev´enement n’est qu’une illusion d’optique pour Ryle, puisque celui-ci, contrairement `a la position adopt´ee ici, consid`ere que ces deux ´ev´enements n’en font en r´ealit´e qu’un.

Dans la classe des pr´edicats quasi-duels, Kearns range non seulement les pr´edi-cats que Ryle classe parmi les verbes d’ach`evement, mais aussi d’autres pr´edipr´edi-cats comme migrate (migrer ), qui d´ecrivent une action (se d´eplacer ) tout en pr´esentant celle-ci comme ob´eissant `a une loi naturelle expliquant pourquoi cette action est effectu´ee (les oiseaux volent parce qu’ils migrent).

En admettant mˆeme qu’elle puisse ˆetre explicitement circonscrite, la classe des

46La diff´erence entre les pr´edicats d’ach`evement ryl´eens et vendl´eriens est abord´ee en d´etail section (8.1).

pr´edicats quasi-duels ne peut servir `a d´efinir la classe des pr´edicats interpr´etatifs,