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Les pr´edicats d’´etat en s´emantique (n´eo) davidsonienne

1.3. Les pr´edicats d’´etat ont-ils un argument davidsonien ?

1.3.4. L’argument de l’incompatibilit´e avec les adverbes locatifs

Une autre propri´et´e distinctive des pr´edicats d’´etat est que beaucoup d’entre eux sont nettement moins compatibles que les verbes d’´ev´enement avec les adverbes de lieu :

(1.63) Pierre est assis dans sa chambre. (1.64) Pierre se trouve sur la table. (1.65) *Pierre est sale dans sa chambre. (1.66) *Le livre est cher sur la table.

Maienborn instaure ce qui ´etait utilis´e comme une donn´ee appuyant l’existence de l’argument davidsonien en une condition n´ecessaire pour l’attribution d’un tel argument `a un pr´edicat : (( if either the copula or the predicate introduced an eventuality argument, we would expect a locative modifier expressing the location of the eventuality to be possible )) (Maienborn (2003)). Dans sa typologie, ˆetre sale et ˆetre cher ne sont donc pas des pr´edicats davidsoniens. Avec ces pr´edicats, les adverbes locatifs acceptables ne sont locatifs qu’en apparence :

(1.67) En Bolivie, ce livre est cher.

11On trouve dans Frantext une trentaine d’exemples conjugu´es de voir aimer dans Frantext, et deux de voir connaˆıtre, mais je n’en ai pas trouv´e avec avoir dans le sens pertinent.

Dans la typologie adverbiale de Maienborn, illustr´ee en (1.68), l’adverbe de (1.67) est en r´ealit´e un adverbe (( restricteur de domaine )) (frame setting modifier ).12

(1.68) Dans les Andes, les moutons sont marqu´es aux oreilles adv. restricteur de domaine adv. d’´ev. interne sur la place du march´e.

adv. d’´ev. externe

D’apr`es Maienborn, les adverbes restricteurs de domaine ne localisent pas l’´ev´ene-ment, mais (( fournissent le domaine de restriction pour [l’´evaluation de] la propo-sition enti`ere )) (Maienborn (2003)). Ils se trouvent g´en´eralement en tˆete de phrase, ne peuvent pas ˆetre syst´ematiquement supprim´es sans modification des conditions de v´erit´e de l’´enonc´e, et sont paraphrasables par une phrase en quand (quand on est en Bolivie, les livres sont chers). Suivant Maienborn, seuls les adverbes locatifs d’´ev´enement externes ou internes garantissent la pr´esence d’un argument david-sonien.

A cette analyse, on peut `a nouveau opposer plusieurs contre-arguments. 1.— Mittwoch montre que certains au moins des pr´edicats d’´etat non davidso-niens dans la typologie de Maienborn semblent bel et bien prendre un vrai modi-fieur locatif :13

(1.69) Carol was hungry in the car. (Maienborn (2003)) Carol a eu faim/ ?avait faim dans la voiture

2.— La typologie des adverbes de Maienborn peut ˆetre retourn´ee contre son hypoth`ese que les VP construits avec la copule ˆetre sont non davidsoniens : (1.70) Ta chemise est sale sur le devant.

(1.71) Marie est rouge au visage.

Les adverbes sur le devant et au visage de ces ´enonc´es ressemblent tr`es fort aux adverbes d’´ev´enement internes dans la typologie de Maienborn (cf. aux oreilles en (1.68)). Or, suivant Maienborn, ces adverbes locatifs sont des pr´edicats d’un argument davidsonien.

En bref, il n’est pas si clair que la typologie des adverbes de Maienborn per-mette de distinguer clairement les pr´edicats d’´etat davidsoniens des pr´edicats d’´etat non davidsoniens.14

12Voir Dobrovie-Sorin (1997a) pour des remarques analogues sur le genre d’adverbes qu’on trouve en (1.67).

13D’apr`es Maienborn, in the car doit s’analyser comme un adverbe restricteur de domaine, malgr´e sa position post-verbale, parce qu’il peut ˆetre ´elimin´e sans changer les conditions de v´erit´e de la phrase et qu’il n’est pas vraiment paraphrasable par une phrase en quand. Mais comme le souligne Mittwoch, la d´efinition que Maienborn offre des diff´erents types d’adverbes ne permet pas de l’´etablir clairement.

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Cette discussion mise `a part, on peut se demander si les adverbes (( d’´ev´enement internes )) comme aux oreilles ou sur le devant sont vraiment des modifieurs locatifs. Ils semblent plutˆot pr´eciser quelles parties de l’entit´e sujet ou objet est le Th`eme du pr´edicat consid´er´e. Ainsi, les ´enonc´es [a.] ci-dessous ont exactement les mˆemes conditions de v´erit´e que l’´enonc´e [b.] corres-pondant, ce que confirme la valeur contradictoire des ´enonc´es [c.] :

(1.72) a. Pierre a marqu´e la vache aux oreilles. b. Pierre a marqu´e les oreilles de la vache.

c. #Pierre a marqu´e la vache aux oreilles, mais il n’a pas marqu´e les oreilles de la vache.

Au-del`a de la question de savoir si la distribution des adverbes locatifs ap-puie ou non l’id´ee que les pr´edicats statifs ont un argument d’´etat, on pourrait se demander pourquoi il est en g´en´eral beaucoup plus difficile de localiser un ´etat qu’un ´ev´enement `a l’aide d’un adverbe locatif classique. Suivant une premi`ere op-tion, d´efendue e.a. par Maienborn (2003), la difficult´e linguistique a une origine ontologique : les ´etats d´enot´es par les pr´edicats d’´etat incompatibles avec ces ad-verbes ne sont pas des entit´es spatiales. Cette solution se heurte au fait que, mˆeme s’il av´erait que les ´etats incrimin´es n’ont pas d’extension spatiale en r´ealit´e, ils sont r´eguli`erement con¸cus comme des contenants en langue :

(1.74) La voiture est dans cet ´etat depuis longtemps. (1.75) Pierre est entr´e dans un drˆole d’´etat.

(1.76) La maison est dans un ´etat de salet´e indescriptible depuis son arriv´ee.

Il serait souhaitable que la th´eorie puisse rendre compte de ce que les ´etats peuvent au moins se concevoir comme des entit´es spatiales. Je propose donc de renoncer `a l’id´ee que les ´etats ne sont pas de telles entit´es.

Suivant une seconde option, la difficult´e `a localiser certains ´etats viendrait de ce que souvent, il est non pertinent de chercher `a localiser un ´etat plutˆot que son Th`eme. Partons d’un exemple pour introduire cette hypoth`ese.

Une apr`es-midi, Pierre, qui est sale parce qu’il a travaill´e `a la cave, a fait un gˆateau dans la cuisine en deux heures. Durant ce laps de temps, le t´el´ephone qui se trouve au salon a sonn´e toutes les dix minutes et a retenu Pierre au moins quarante minutes en dehors de la cuisine. Il semble que mˆeme dans ce contexte o`u Pierre a pass´e un temps non n´egligeable en dehors de la cuisine, la phrase Pierre a fait un gˆateau dans la cuisine en deux heures est vraie.

Cette histoire illustre la relative ind´ependance locative dont jouit un ´ev´enement par rapport au participant principal qu’est son Agent : un ´ev´enement ne doit pas (( suivre )) ce participant dans tous ses d´eplacements. C’est ce qui explique, `a mon sens, qu’il soit pertinent de chercher `a localiser un ´ev´enement sans que cette question se r´eduise `a localiser son Agent. Par exemple, un des correspondants de Pierre peut savoir que celui-ci lui parle de son salon, et tout de mˆeme lui demander o`u il est en train de faire son gˆateau.

Au contraire des ´ev´enements, les ´etats suivent en g´en´eral leur Th`eme partout. Ainsi, Pierre et son ´etat de salet´e voient leur localisation co-varier parfaitement ; impossible de d´eplacer l’un sans l’autre. C’est ce qui explique, `a mon sens, la bizarrerie des ´enonc´es suivants :

(1.77) # O`u es-tu sale ?

(1.78) # Je suis sale dans la cuisine.

# Pierre a marqu´e les oreilles de la vache, mais il n’a pas marqu´e la vache aux oreilles.

(1.73) a. Le verre est sale sur le bord. b. Le bord du verre est sale.

c. #Le verre est sale sur le bord, mais le bord du verre n’est pas sale. #Le bord du verre est sale, mais le verre n’est pas sale sur le bord.

Le probl`eme vient de ce que (chercher `a) localiser cet ´etat est non pertinent parce que cela se r´eduit de facto `a localiser son Th`eme. Par exemple, si Pierre avoue `a son correspondant ˆetre sale, il n’y aurait aucun sens `a ce que ce dernier lui de-mande alors o`u il est sale, parce que cela revient fatalement `a lui demander o`u il est tout court.

Cependant, certains ´etats manifestent la mˆeme ind´ependance locative que les ´ev´enements. C’est le cas, par exemple, des proc`es que d´ecrivent les pr´edicats ˆetre assis ou ˆetre couch´e. Par exemple, les dialogues suivants sont possibles alors mˆeme que B est debout :

(1.79) A.— O`u es-tu assis ?

B.— Je suis assis au troisi`eme rang. (1.80) A. — O`u es-tu couch´e ?

B.— Je suis couch´e sur la serviette verte `a cˆot´e du parasol.

A mon sens, c’est parce que les ´etats de ce type ne (( suivent )) pas leur Th`eme partout qu’il y a du sens `a chercher `a les localiser sans que cela se r´eduise obliga-toirement `a localiser leur Th`eme.

Je propose d’appeler les ´etats que d´enotent les pr´edicats comme ˆetre sale des (( ´etats locativement d´ependants )) et ceux que d´enotent les pr´edicats comme ˆetre assis des (( ´etats locativement ind´ependants )).

On a vu pourquoi les pr´edicats d’´etat locativement d´ependant acceptent en g´e-n´eral assez mal les adverbes locatifs. Il reste `a expliquer, maintenant, pourquoi ces adverbes sont ceteris paribus plus compatibles avec ces mˆemes pr´edicats lorsque ceux-ci sont au pass´e compos´e :15

(1.81) # O`u as-tu faim ?

# J’ai faim dans le train. (1.82) # O`u est-il bruyant ?

#Il est bruyant dans le jardin. (1.83) O`u as-tu eu faim ?

J’ai eu faim dans le train. (1.84) O`u a-t-il ´et´e bruyant ?

Il a ´et´e bruyant dans le jardin.

La grammaticalit´e des examples (1.83) et (1.84) peut s’expliquer comme suit. Sui-vant l’analyse classique, le pass´e compos´e est un parfait, temps traditionnellement d´efini comme une fonction perf : ε → s, prenant pour argument n’importe quel genre de proc`es et rendant pour valeur un ´etat ((voir p.e. Kamp et Reyle (1993)). Suivant cette analyse, une phrase stative au parfait exprime donc un ´etat s2 pre-nant place imm´ediatement apr`es la fin de l’´etat s1 dont il r´esulte. A mon sens, c’est parce que les phrases statives au pass´e compos´e opposent ainsi deux ´etats diff´erents qu’il redevient possible de localiser un de ces ´etats (`a savoir s1) sans que cette question se ram`ene `a localiser le Th`eme. En effet, le Th`eme peut tr`es bien avoir chang´e de localisation en passant de s1 `a s2.16

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Je n’envisagerai pas explicitement les mˆemes phrases avec adverbes locatifs `a l’imparfait car je n’ai pas d’intuition assez claire sur celles-ci. Elles semblent nettement moins acceptables que les phrases au pass´e compos´e, mais tout de mˆeme un peu meilleures que les phrases au pr´esent.

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Une autre option consisterait `a expliquer la compatibilit´e des pr´edicats d’´etat au pass´e compos´e avec les adverbes locatifs en supposant, comme le fait de Swart (1998, 2000), qu’au

On peut conclure en disant qu’il n’est pas si clair que l’incompatibilit´e de certains pr´edicats d’´etat avec les adverbes locatifs classiques puisse simplement s’expliquer en supposant que ces pr´edicats n’ont pas d’argument d’´etat. Comme j’ai essay´e de le sugg´erer, le probl`eme tient peut-ˆetre au fait que localiser un ´etat est non pertinent lorsque cela se r´eduit de facto `a localiser son Th`eme.