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Typologie temporelle et aspectuelle des ´etats

3.4. La distribution des temps du pass´e dans les phrases sta- sta-tivessta-tives

3.4.1. L’imparfait : un temps imperfectif

(( Il est impossible de mentionner tous les linguistes qui acceptent l’id´ee que l’im-parfait est fondamentalement un temps imperfectif )) (Jayez (1999), p. 146).34

L’int´erˆet de l’analyse de Jayez est de d´efinir assez pr´ecis´ement en quoi l’imparfait est un imperfectif.

Jayez part de l’analyse de l’imparfait par Guillaume (1929) et par Smith (1991).35

L’id´ee de Guillaume est que l’imparfait offre une (( vision s´ecante )) sur l’´ev´ene-ment. Ce qu’il veut dire par l`a, c’est que l’imparfait pr´esente l’´ev´enement comme compos´e de deux parties, l’une ´etant accomplie, et l’autre pas. Par exemple, Pierre fumait une cigarette indique que Pierre a d´ej`a fum´e une partie de sa cigarette, mais que la partie finale de l’´ev´enement fumer une cigarette n’est pas accomplie. La dis-tinction entre accompli et inaccompli, essentielle `a l’imparfait, n’est, en revanche, pas mobilis´ee par le pass´e simple.

Smith (1991) compare les points de vue aspectuels aux lentilles d’une cam´era,

33En faveur de l’id´ee que l’imparfait (( pr´ef`ere )) la lecture-m, on observe encore qu’en pr´esence de l’imparfait, l’´enonc´e semble d´esambigu¨ıs´e. En effet, il ne re¸coit plus tr`es facilement la lecture-d, disponible au pass´e compos´e. Par exemple, l’´enonc´e (3.107) ne dit pas la mˆeme chose que (3.225) :

(3.107) Il a distribu´e des bonbons `a chacun des enfants. Il ´etait g´en´ereux.S.

(3.225) 6= Pierre ´etait g´en´ereux de donner des bonbons `a chacun des enfants. (lecture-d) (3.226) Pierre a donn´e des bonbons `a Jean. Il a ´et´e g´en´ereuxS.

(3.225) = Pierre ´etait g´en´ereux de donner des bonbons `a Jean. (lecture-d)

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Jayez renvoie `a Binnick (1991) et Vetters (1996) pour une bibliographie. Soulignons tout de suite que le fait de voir l’imparfait comme un imperfectif n’empˆeche pas de reconnaˆıtre que dans certains usages circonscrits, l’imparfait peut aussi prendre des valeurs perfectives (comme (( l’imparfait narratif )) dont il sera question plus bas). Jayez lui-mˆeme note que l’imparfait narratif n’est pas un imperfectif, du moins pas dans tous les sens du terme. Sur les valeurs perfectives (aoristiques) de l’imparfait, voir aussi Molendijk et Vet (1985), Tasmowski-De Ryck (1985), Gosselin (1996) (pp. 118 et sq.).

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chaque lentille pouvant rendre visible diff´erents plans d’une mˆeme sc`ene. Ce que la lentille rend visible correspond, en gros, `a ce qui est assert´e par la phrase. Le point de vue perfectif montre un ´ev´enement dans son int´egralit´e. Le point de vue imperfectif, en revanche, ne montre qu’une r´egion int´erieure d’un ´ev´enement. Sui-vant Smith, l’imparfait est un imperfectif tout comme le progressif anglais.

Jayez (1999) reprend l’id´ee de base que l’imparfait fran¸cais et le progressif an-glais constituent deux formes du point de vue imperfectif, et s’attache `a d´efinir mieux l’imperfectivit´e (qu’il identifie avec la progressivit´e).

Pour analyser l’imparfait, Jayez part de certaines analyses du progressif an-glais, et notamment de celles que proposent Naumann et Pi˜n´on (1997). Entre autres choses, ces auteurs analyses les exemples du type (3.229)-(3.230), observ´ee par Dowty (1979) :

(3.229) The coin is coming up heads.

La pi`ece est en train de tomber sur pile. (3.230) The coin is coming up tails.

La pi`ece est en train de tomber sur face.

Suivant ces auteurs, le progressif est acceptable `a quatre conditions, dont deux sont pertinentes pour nous :

• L’´ev´enement d´enot´e doit ˆetre une partie propre de l’´ev´enement global (i.e. de l’´ev´enement qui satisfait ou pourrait satisfaire le pr´edicat verbal).

• le locuteur doit ˆetre en position de croire (doit pouvoir garantir) que le sous-´ev´enement d´enot´e ne r´ealise pas deux sous-´ev´enements globaux incompatibles. Le second point n’est a priori pas respect´e dans les ´enonc´es (3.229)-(3.230) : d’habitude, au moment o`u l’on observe une pi`ece de monnaie en l’air avant qu’elle ne retombe, on ne dispose pas de garanties suffisantes pour croire que la pi`ece va tomber sur son cˆot´e pile plutˆot que sur son cˆot´e face. Pour que le point 2 soit respect´e, il faut donc au moins disposer, suivant Naumann et Pi˜n´on, d’une th´eorie du monde (( faiblement d´eterministe )), qui puisse garantir que l’´ev´enement observ´e va effectivement d´eboucher sur un ´ev´enement qui satisfait le pr´edicat verbal P, et pas un ´ev´enement qui satisfait ¬P.36

Dans la lign´ee de ces travaux entre autres, Jayez d´efinit le progressif, et, par-tant, l’imperfectif `a partir de trois crit`eres :

• crit`ere m´er´eologique : l’´ev´enement en progr`es (le sous-´ev´enement) constitue une partie d’un autre ´ev´enement (l’´ev´enement global)

• crit`ere perspectival : sous une certaine perspective (qui n’est pas obligatoi-rement celle du locuteur), le sous-´ev´enement est reli´e `a l’´ev´enement global • crit`ere inf´erentiel : l’observation du sous-´ev´enement permet d’inf´erer, `a partir

de quelques hypoth`eses suppl´ementaires, que l’´ev´enement global constitue une continuation possible du sous-´ev´enement observ´e

Il propose de d´efinir une perspective π comme un ensemble de propositions. Une proposition ψ peut ˆetre d´eduite d’un sous-ensemble de π, ce qui se note dans(π,ψ).

36Et il semble qu’effectivement, le locuteur de (3.229) ou de (3.230) se pr´esente comme dispo-sant de plus de garanties que celles dont il dispose en r´ealit´e.

Il d´efinit alors l’imperfectivit´e comme ci-dessous.37 J’ai ajout´e `a sa d´efinition un param`etre temporel tπ, qui d´efinit le moment o`u la perspective π est adopt´ee. En sp´ecifiant que tπ doit ˆetre inclus dans le temps de l’´ev´enement d´enot´e, on assure que la perspective est adopt´ee (( de l’int´erieur de l’´ev´enement )) :

D´efinition 3 (Progressivit´e (`a partir de Jayez)) Une phrase Sj a une valeur progres-sive si et seulement si elle r´ef`ere `a un sous-´ev´enement ej tel que, sous une certaine perspective π adopt´ee au temps tπ ⊆ τ(ej), dans(π, ∃e’j (ej ⊂ e’j & P(e’j)), o`u P est le type d’´ev´enement que d´ecrit Sj.

Comme on le verra plus bas, Jayez propose d’assouplir la condition ej ⊂ e’j lorsque le pr´edicat est at´elique (⊂ est remplac´e par ⊆).

Je propose de d´ecomposer cette d´efinition de l’imperfectif en deux conditions : une Condition ´epist´emique et une Condition m´er´eologique. Commen¸cons par la premi`ere.

La Condition ´epist´emique de l’imperfectif

La (( Condition ´epist´emique )) d´efinie en (3) sp´ecifie que pour, que les formes progressives (imperfectives) soient acceptables, il faut que de la perspective π o`u la r´egion int´erieure e est observ´ee, l’agent ´epist´emique soit en position de deviner que e va probablement d´eboucher sur e’.38 Appelons cette Condition la Condition de JNP (Jayez/ Naumann/ Pi˜n´on). Jayez observe que cette Condition ´epist´emique permet d’expliquer le genre d’exemples suivants :39

(3.232) ? ?J’ai rencontr´e Pierre hier. Il fumait trois cigarettes.

(3.233) ? ?Mary is drinking three glasses of beer. (Ogihara, cit´e dans Jayez (1999))

Il explique la bizarrerie d’un ´enonc´e comme (3.232) comme suit. Dans un contexte normal, il n’est pas plausible, `a partir de la perspective π du locuteur qui observe Pierre, de disposer des garanties n´ecessaires pour croire raisonnablement que ej va d´eboucher sur un ´ev´enement e’j, tel que ej satisfait le pr´edicat fumer trois cigarettes. Si je rencontre Pierre en train de fumer une cigarette, rien ne me per-met d’inf´erer, `a partir de la perspective qui est la mienne `a ce moment-l`a, qu’il va finalement en fumer trois. Cela n’est possible qu’`a condition que l’on enrichisse

37J’ai simplifi´e la d´efinition de Jayez et r´eutilis´e mes symboles. Par ailleurs, soulignons que Jayez parle plutˆot de progressivit´e que d’imperfectivit´e, mais ces deux termes sont ´equivalents dans son analyse.

38Cette id´ee fait ´echo `a la description des temps du pass´e de Vogeleer, pour qui l’imparfait (( a valeur perceptuelle )). Suivant Vogeleer, un temps verbal a une valeur perceptuelle lorsqu’il permet `a l’´enonc´e de mettre en sc`ene un observateur qui est localis´e dans le cadre spatio-temporel de la situation d´enot´ee, et qui d´ecrit les choses telles qu’il les voit ((Vogeleer, 1994a,b, 1996)).

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Naumann et Pi˜n´on (1997) ne traitent pas des exemples comme (3.232). En fait, Jayez (1999) signale que la Condition ´epist´emique ne permet pas de rendre compte d’exemples plus com-plexes :

(3.231) ? ?Quand j’ai aper¸cu Marie, elle marchait pendant deux heures, comme chaque samedi. (Jayez (1999))

En effet, le locuteur est clairement en position d’inf´erer, ici, que Marie va bien marcher pendant deux heures. Et pourtant, la phrase reste inacceptable. Jayez propose alors une d´efinition plus complexe de la progressivit´e, qui n’est pas pertinente ici.

le contexte de mani`ere `a attribuer `a l’observateur les garanties qui lui permettent de faire cette inf´erence. Du coup, les ´enonc´es deviennent meilleurs, ce qui renforce l’analyse. On peut ainsi am´eliorer l’acceptabilit´e de la phrase dans deux contextes diff´erents.

Premi`erement, Naumann et Pi˜n´on (1997) et Jayez (1999) soulignent qu’en attribuant `a l’Agent l’intention d’effectuer le genre d’´ev´enement que d´ecrit le pr´e-dicat verbal, on am´eliore l’acceptabilit´e du progressif. Par exemple, si l’on suppose, en (3.232), que l’observateur sait que Pierre a planifi´e de fumer trois cigarettes, alors l’´enonc´e devient plus acceptable. La Condition de JNP l’explique : sous cette lecture, l’agent ´epist´emique dispose cette fois de garanties suffisantes pour faire l’inf´erence requise.

A mon sens, il existe une deuxi`eme lecture qui rend ces exemples bien meilleurs : (3.234) Pierre mangeait quatre biscuits.

i. # Pierre mangeait quatre biscuits successivement. ii. Pierre mangeait quatre biscuits simultan´ement.

En (3.234), la lecture vis´ee est celle o`u l’agent est observ´e en train de manger quatre biscuits en mˆeme temps. La Condition ´epist´emique JNP explique que cette lecture augmente l’acceptabilit´e de ces ´enonc´es, car si les quatre biscuits sont mang´es simultan´ement, l’agent ´epist´emique dispose de garanties suffisantes pour cat´egoriser le sous-´ev´enement observ´e en π comme une partie d’un ´ev´enement `a venir satisfaisant le pr´edicat manger quatre biscuits.

En conclusion, cette Condition permet de rendre que les phrases `a l’imparfait pr´esentent le proc`es qu’elles d´enotent comme (( vu du dedans )) (cf. Comrie (1985), Smith (1991), etc.), comme un (( pr´esent du pass´e )) (cf. Sten (1952)).

La Condition m´er´eologique de l’imperfectif

Revenons maintenant `a la Condition m´er´eologique de la d´efinition (3). Tout d’abord, soulignons apr`es Jayez que cette condition n’exige pas des phrases d’aspect im-perfectif qu’elles impliquent pour le locuteur l’existence d’un l’´ev´enement global ej (qui satisferait le pr´edicat verbal). Elle exige uniquement que sous une cer-taine perspective π, cet ´ev´enement existe. Cela permet d’expliquer la possibilit´e d’exemples classiques comme (3.235) et (3.236) :

(3.235) Mary was going to school, but she never got there. (Smith (1991), p. 63).

(3.236) Marie allait `a l’hopital. Mais elle n’est jamais arriv´ee jusque l`a. Au contraire du pass´e compos´e (cf. (3.237)), l’imparfait laisse ouverte la possibilit´e que l’´ev´enement n’arrive jamais `a son terme, ou, plus pr´ecis´ement, que le sous-´ev´enement ne fasse jamais partie d’un sous-´ev´enement global (qui satisferait le pr´edicat, cf. (3.235)-(3.236)) :

(3.237) # Marie a ´et´e `a l’hopital. Mais elle n’est jamais arriv´ee jusque l`a. L’id´ee de Jayez est que dans les exemples du type (3.235)-(3.236), la d´efinition (3) est tout de mˆeme respect´ee, parce que la perspective π qui implique l’existence de e’j n’est pas n´ecessairement celle du locuteur, mais peut ˆetre aussi celle de l’Agent.

Sous la perspective de Marie, un tel ´ev´enement e’j peut exister (si, par exemple, Marie a l’intention d’accomplir cet ´ev´enement). En faveur de cette analyse, on observe que lorsque la perspective telle que e’j existe ne peut ˆetre ni celle de l’Agent, ni celle du locuteur, l’acceptabilit´e de l’´enonc´e diminue :

(3.238) ?Sans le savoir, Marie allait `a l’hˆopital. Mais elle n’est jamais arriv´ee jusque l`a.

Partant de phrases comme (3.239) ci-dessous, Jayez propose d’amender la d´efini-tion (3) lorsque la phrase est at´elique ; la condid´efini-tion m´er´eologique est assouplie, et ⊆ remplace ⊂ :

(3.239) Quand j’ai aper¸cu Marie, elle marchait, mais elle a peut-ˆetre cess´e d`es que j’ai eu le dos tourn´e. (Jayez (1999))

L’id´ee est la suivante : en (3.239), c’est l’´ev´enement ej marcher, que j’ai aper¸cu, dont l’existence est assert´ee. Or, la continuation de (3.239) montre qu’il est pos-sible que ej ne soit pas continu´e par un ´ev´enement e’j tel que e’j ⊃ ej. Donc, conclut Jayez, la Condition m´er´eologique d´efinie en 3 doit ˆetre assouplie pour les pr´edicats at´eliques.

On ne serait pas oblig´e de tirer cette conclusion si l’on arrivait `a montrer que la r´egion ej que d´enote une phrase `a l’imparfait est syst´ematiquement vue comme une continuation d’un ´ev´enement d´ej`a commenc´e. Par exemple, si l’on arrive `a montrer que (3.239) sugg`ere que Marie marchait d´ej`a avant que je ne l’aper¸coive, alors la d´efinition 3 est pleinement respect´ee par (3.239), sans que ⊂ doive ˆetre remplac´e par ⊆. Dans la section (3.4.2), je vais tenter de montrer que c’est syst´ematiquement le cas avec les pr´edicats dynamiques (verbes d’activit´e ou d’accomplissement). Si c’est correct, on sauve l’id´ee que les phrases `a l’imparfait d´enotent syst´ematiquement une partie propre d’un plus grand ´ev´enement, que l’on risque de perdre en assouplissant la Condition m´er´eologique de la d´efinition 3.