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Les professions pénibles et insalubres dans les régimes de retraite

Les classifications des risques professionnels

SECTION 1 : LES CLASSIFICATIONS DES RISQUES PHYSIQUES SELON LEURS CAUSES

B. Les professions pénibles et insalubres dans les régimes de retraite

250. À l’occasion de la loi du 21 août 2003 portant réforme des retraites 765, le législateur a fait de la pénibilité un objet de négociation collective, et partant un objet juridique. L’usage du terme dans la langue du droit et des juristes ne remonte guère plus 766. Pourtant, la prise en compte juridique de l’usure que produit le travail sur la santé et l’espérance de vie est ancienne et intimement liée aux modes de prise en charge des questions de santé au travail qui apparaissent à la fin xixe siècle 767.

762. Sur la distinction entre « origine » et « lien de causalité » : Frédéric Guiomard et Anne-Sophie Ginon, « Le suicide peut-il constituer un risque professionnel ? », Droit ouvrier, 2008, p. 367. spé. p. 372

763. Décret no 46-2959 du 31 décembre 1946 : JORF du 01 janvier 1947. Jean-Claude Devinck et Paul-André

Rosental, « « Une maladie sociale avec des aspects médicaux » : la difficile reconnaissance de la silicose comme maladie professionnelle dans la France du premier xxe siècle », Revue d’histoire moderne & contemporaine, no 56-1, 2009, p. 99. 764. Il s’agit de la période qui va de la fin de la Révolution française à la Première guerre mondiale : Eric J. Hobsbawm, L’ère des révolutions 1789-1848, Hachette Littératures, coll. « Pluriel Histoire », Paris, 2002.

765. Loi no 2003-775 du 21 août 2003 portant réforme des retraites ; JORF no193 du 22 août 2003, p. 14310. 766. L’utilisation du terme de pénibilité s’est développée dans le langage du droit à partir des années 1960 : Franck Héas, « La définition juridique de la pénibilité », Travail et emploi, no 104, 2005, p. 19.

767. Il existait déjà dans la fonction publique un tel type de retraite anticipée pour le « service actif ». Gilles Pollet et Bruno Dumons, « Aux origines du système français de retraite. La construction d’une solution politique au problème de la vieillesse ouvrière au tournant des xixe et xxe siècles », Sociétés Contemporaines, no 24, 1995, p. 11.

251. L’usure professionnelle et la question sociale de la vieillesse à la fin du xixe siècle. La méthode hygiéniste se constitue autour de l’observation clinique et de la rédaction de monogra-phies 768, mais également par la constitution de séries statistiques de la mortalité et de la morbidité de catégories de la population, selon les conditions de vie et de travail ainsi que de la classe sociale 769. Certaines études de la seconde moitié du xixe siècle pointent l’usure et la surmortalité de catégories de travailleurs identifiées notamment par leur profession 770.

252. Le phénomène de l’usure est diffus et difficile à appréhender. Il nécessite de retracer la vie des ouvriers 771. L’usure professionnelle se manifeste le plus clairement avec l’âge. Aussi, cette question va trouver son expression topique dans le problème de la vieillesse ouvrière qui occupe une partie des débats et des revendications à la fin du xixe siècle 772 : comment prendre en charge et accompagner les travailleurs usés au point de ne plus pouvoir subvenir à leurs besoins ? Dans les débats sociétaux et parlementaires, qui aboutissent aux premières lois sociales sur l’assurance vieillesse, émerge ainsi le problème de la compensation de l’usure professionnelle 773. Si le principe de compensation est admis, les modalités de prise en charge sont plus débattues. Émerge progressivement un critère de classement de la pénibilité et de l’insalubrité qui favorise l’usure des travailleurs : la profession.

D’abord hésitantes sur les modalités d’objectivation de l’usure (1), la loi du 5 avril 1910 laisse véritablement place au critère professionnel dans la loi du 30 avril 1930, avec l’usage des tables de mortalité (2). L’ordonnance du 19 octobre 1945 constitue une dernière tentative, avortée, de fonder la reconnaissance de l’usure sur un critère professionnel (3).

1. Les hésitations entre objectivation individuelle et professionnelle de l’usure dans la loi du 5 avril 1910

253. La loi du 5 avril 1910 774 sur les retraites ouvrières et paysannes 775 fonde un système assu-rantiel obligatoire. Elle définit un âge légal de départ à la retraite à 65 ans pour l’ensemble des bénéficiaires, ainsi que la possibilité d’un versement anticipé de la pension de retraite à 55 ans,

768. Sur l’effort de standardisation des monographies, afin qu’elles puissent être comparées, notamment à des fins statistiques : C. Moriceau, op. cit., p. 87-94. Sur l’hygiénisme, cf. supra, n° 48, p. 40 et s.

769. Villermé amorce sur ce point un tournant : Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, J. Renouard, Paris, 1840. Sur l’usage progressif de la statistique par les hygiénistes : C. Moriceau, op. cit., p. 124-132.

770. Bernard-Pierre Lécuyer, « Les maladies professionnelles dans les « Annales d’hygiène publique et de médecine légale » ou une première approche de l’usure au travail », Le Mouvement Social, no 124, 1983, p. 45.

771. Alain Cottereau, « Usure au travail : interrogations et refoulements », Le Mouvement Social, no 124, 1983, p. 3. 772. G. Pollet et B. Dumons, préc. Le problème de la vieillesse ouvrière pour ces auteurs est une partie de la question sociale ouvrière qui nait dans la seconde moitié du xixe siècle. En ce sens, elle est la formulation nouvelle, propre à la société industrielle en développement, d’une question ancienne, celle de la prise en charge des travailleurs incapables de subvenir à leurs besoins à raison de leur âge.

773. Sur la notion de compensation, cf. infra, n° 897, p. 474 et s.

774. Loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes ; JORF, 6 avril 1910.

775. La première proposition de loi est déposée le 11 décembre 1879 par les députés Nadaud et Floquet. Les grands traits de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes sont énoncés dès les années 1890 par différentes propositions de loi. Sur l’histoire de l’adoption de la loi de 1910 : Pierre Leclerc, « Les problèmes de la vieillesse et les retraites ouvrières et paysannes » in Michel Lagrave (dir.), La Sécurité sociale. Son histoire à travers les textes (1870-1945), Tome II, Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité Sociale, Bordeaux, 1996, p. 133-191 ; Bruno Dumons et Gilles Pollet, L’État et les retraites, genèse d’une politique, Belin, coll. « Temps présents », Paris, 1994.

réduite en conséquence 776. La loi du 5 avril 1910 pose ainsi une distinction entre l’usure normale du travailleur âgé et l’usure prématurée qui ouvre droit à un départ anticipé. Dès l’origine, la prise en compte juridique de l’usure professionnelle distingue donc la fatigue normale d’une vie de travail, commune à l’ensemble des travailleurs, et la pénibilité particulière de certaines professions. Une fois posé le principe d’une compensation différenciée de l’usure professionnelle selon les particularités propres aux trajectoires professionnelles des assurés, il devient nécessaire d’envisager les conditions juridiques d’admission à ce mécanisme de retraite anticipée.

254. Deux mécanismes de reconnaissance et d’objectivation de l’usure sont envisagés lors des débats qui président à l’adoption de la loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes.

La loi du 5 avril 1910 utilise des tables de mortalité afin de fixer les taux de cotisations permettant le versement d’une pension complète à l’âge légal de départ à la retraite, fixé à 65 ans 777. La détermination des critères ouvrant droit à un départ anticipé à la retraite est plus délicate. S’opposent les partisans d’une reconnaissance collective et professionnelle de l’usure et ceux qui soutiennent un mode individuel et médical de la reconnaissance de l’incapacité à travailler. C’est ce dernier système qui est d’abord retenu par l’article 9 de la loi du 5 avril 1910.

255. De telles limites sont fortement décriées par une partie du mouvement ouvrier et des repré-sentants socialistes à la chambre des députés. À l’âge de 65 ans, la majorité des ouvriers, et notamment ceux parmi les professions réputées les plus difficiles, seraient déjà morts 778. Les députés ayant voté la loi sur les retraites ouvrières et paysannes réclament immédiatement l’abaissement de l’âge légal d’admission aux pensions pour l’ensemble des professions et un abaissement plus important dans les industries particulièrement insalubres ou épuisantes. Certains députés socialistes, devant les inégalités liées à la fixation d’un âge de départ à la retraite minimal, revendiquent outre son abaissement, la création d’une véritable assurance pour invalidité, sans condition d’âge. En dépit de cette critique générale, la loi du 27 février 1912 abaisse l’âge normal de départ à la retraite à 60 ans sans abaisser en conséquence l’âge de départ anticipé pour invalidité, rendant de facto la disposition obsolète. 256. Ces premières lois sur les retraites ouvrières et paysannes constituent un banc d’essai dans la prise en compte de l’usure professionnelle des travailleurs particulièrement éprouvés. Elles constituent une première forme de reconnaissance des effets à long terme du travail sur la santé et l’espérance de vie. Cependant, les critères de cette reconnaissance demeurent incertains. Ils oscillent entre une reconnaissance individualisée et médicalisée et le recours à un critère collectif fondé sur la profession. Malgré la prime accordée au premier système, l’usage des tables de mortalité amorce une évolution substantielle vers le choix du critère de la profession.

776. Art. 5, Loi du 5 avril 1910 , préc.

777. Sur le modèle des régimes spéciaux de retraite existants pour les fonctionnaires en service actif, les mineurs et les cheminots, une proposition d’amendements en faveur du recours à des tables de mortalité établies par profession émerge au cours de débats à la chambre des députés. Il s’agit de reconnaitre l’usure anticipée des travailleurs de certaines des professions les plus pénibles et insalubres.

2. La loi du 30 avril 1930 et le recours aux tables de mortalité par profession

257. La Première guerre mondiale ébranle le régime des retraites mis en place en 1910. L’ensemble du système est refondu par la loi du 5 avril 1928, modifiée par la loi du 30 avril 1930 relative aux assurances sociales et le décret-loi du 28 octobre 1935 779. Ces lois sur les assurances sociales opposent nettement l’assurance invalidité et l’assurance vieillesse. Elles introduisent ainsi une distinction fondamentale et qui perdure entre la prise en charge de l’incapacité de travail d’origine non professionnelle sans condition d’âge, et la compensation de l’usure professionnelle prématurée de certains travailleurs par l’assurance vieillesse. Les deux régimes reposent sur des modes différents d’objectivation de la réduction des capacités de travail 780.

258. En matière d’assurance-invalidité, l’objectivation de l’incapacité de travail consiste en une évaluation individuelle du travailleur réalisée par un médecin. À l’opposé de ce mode d’objectiva-tion individuel et médical, le mécanisme de compensad’objectiva-tion de l’usure professionnelle instauré en matière d’assurance-vieillesse repose sur l’usage de tables de mortalité.

259. L’âge de départ à la retraite et le taux de cotisation équivalent, sont fixés en fonction des tables de mortalité établies selon l’année de naissance 781. La loi du 30 avril 1930 réserve la possibi-lité d’un départ anticipé à la retraite avec une pension complète, également en fonction de tables de mortalité établies pour certaines des professions les plus pénibles et insalubres 782. Ces tables de mortalité devront être établies par profession dont la liste est déterminée par le ministre du travail après avis du Conseil supérieur de la statistique, la Commission supérieure des maladies profession-nelles et du comité consultatif contre les accidents du travail 783.

260. L’usage des tables de mortalité et l’hygiénisme industriel. Il n’est guère étonnant que les tables de mortalité soient utilisées par les loi successives de 1928 et 1930 sur les assurances sociales afin de faire varier le taux de cotisations des assurés et d’assurer leur possibilité de départ anticipé à la retraite à taux plein.

Les tables de mortalité et la notion même de mortalité, qui remplace peu à peu celle de longévité, se sont inscrites dans une longue histoire croisée de l’évolution des mathématiques et

779. Sur ces lois : Pierre Leclerc, La Sécurité sociale. Son histoire à travers les textes 1870-1945, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, Tome II, Paris, 1996, p. 225 et s.

780. Sur les différentes modalités d’appréhension de la réduction de la capacité de travail : Mathilde Caron et Pierre-Yves Verkindt, « Inaptitude, invalidité, handicap : l’image du « manque » en droit social », RDSS, 2011, p. 862. 781. Art. 14, 2., loi du 30 avril 1930 modifiant et complétant la loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales, JORF du 1 mai 1930, p. 4819 : « Les tarifs d’assurances-vieillesse sont calculés d’après le taux d’intérêt des placements et, provisoirement suivant la table de mortalité de la population masculine et féminine établie par la statistique générale de la France, table dit P. M. F. ». Le décret-loi du 28 octobre 1935, art. 11, §3 ajoute que la table de mortalité prise en compte est celle dit « P. M. F. 1921. ».

782. Art. 14, 2., loi du 30 avril 1930, préc. 783. Ibid.

de leur utilisation sociale et politique à l’époque moderne 784. Vieille technique actuarielle 785, les tables de mortalité ont été utilisées dès la fin du xviiie siècle, non sans critique, pour justifier des interventions étatiques en matière de gestion de la santé de la population 786. Dès 1801, le frère du Premier Consul, Lucien Bonaparte, avait créé un bureau de la Statistique générale 787. Le bureau fut supprimé en 1812, avant d’être recréé sous le nom de Statistique générale de France en 1833 et confié au soin de Villermé 788. Le développement de la statistique doit être associé à l’hygiène sociale et industrielle à la fois comme discipline scientifique, administrative et légale 789. C’est en effet sous l’influence de certains hygiénistes que les premières tables de mortalité par profession sont établies 790, puis utilisées dans une optique de rationalisation de la gestion des sociétés de secours mutuel fleurissant au cours du siècle 791.

261. Avec les lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930, c’est à la Statistique générale de France, rattachée à l’Office du travail puis au ministère du Travail à sa création, que va être confié l’élabo-ration de tables de mortalité par profession, en vue de l’application d’un régime de départ anticipé à la retraite. La disposition ne sera que peu suivie d’effets. Seules quelques professions se voient reconnaître la possibilité d’un départ anticipé à la retraite fondé sur les tables de mortalité par profession. Parmi elles, figurent les ouvriers et ouvrières des manufactures de tabac et d’allumettes, déjà évoquées concernant la reconnaissance de leurs pathologies dans les tableaux de maladies professionnelles 792.

784. Hervé Le Bras, Naissance de la mortalité. L’origine politique de la statistique et de la démographie, Gallimard. Le Seuil, coll. « Hautes Etudes », Paris, 2000 ; Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, 2e éd., coll. « Sciences humaines et sociales », Paris, 2000 ; Jacques Dupâquier, L’invention de la table de mortalité, PUF, coll. « Sociologies », Paris, 1996. Sur la rencontre entre normes juridique et statistiques : Olivier Leclerc, « Statistiques et normes : jalons pour une rencontre interdisciplinaire », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 2014, p. 37.

785. Les tables de mortalité sont d’abord développées afin d’assurer la rentabilité des rentes viagères dès le milieu de xviie

siècle puis pour les assurances vie qui commencent à se développer au xviiie siècle : Pierre-Charles Pradier, « L’actuariat au siècle des Lumières. Risque et décision économiques et statistiques », Revue économique, no 54, 2003, p. 139. 786. Ainsi, la controverse représentative de Bernoulli et d’Alembert sur l’inoculation de la variole : l’argumentation de Bernoulli en faveur de l’inoculation repose sur la raison probabiliste, l’objection du mathématicien et philosophe d’Alembert oppose la liberté individuelle et l’intervention de l’État qui devrait être insusceptible de se fonder sur les mathématiques. H. Le Bras, op. cit., p. 327-251 ; J. Dupâquier, op. cit., p. 136-139. Sur l’importance des controverses liées à l’inoculation pour l’apparition de la gestion moderne des risques : Jean-Baptiste fressoz, L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, Le Seuil, coll. « L’univers historique », Paris, 2012, p. 27-68.

787. A. Desrosières, op. cit., p. 37-58. Sur ce bureau, voir également : Bertrand Gille, Les sources statistiques de l’histoire de France : des enquêtes du xviie siècle à 1870, Droz, 2e éd., coll. « Travaux de droit, d’économie, de sociologie et de sciences politiques », Genève, 1980, p. 121 et s. Le bureau est géré par Chaptal, qui joue un rôle de poids dans l’émergence d’une forme d’expertise publique en matière de risques technologies et industriels au début du xxe siècle : Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », Paris, 2011, p. 215-263.

788. A. Desrosières, op. cit., p. 104-111 et p. 185-203. 789. Cf. supra, n° 48, p. 40 et s.

790. Par exemple : Jacques Bertillon, « De la morbidité et de la mortalité par profession », Journal de la société statis-tique de Paris, no 33, 1892, p. 341. Consultable ici : http ://www. numdam. org/article/JSFS_1892__33__341_0. pdf 791. Julien Caranton, « Mesurer le coût de la prévoyance sociale. Les mutualistes grenoblois et la gestion des retraites (1850-1914) », Histoire & mesure, no XXX, 2015, p. 165. Sur le mouvement de rationalisation et d’institutionnalisation des sociétés de secours mutuel ouvrières : Alain Cottereau, « Prévoyance des uns, imprévoyance des autres. Questions sur les cultures ouvrières, face aux principes de l’assurance mutuelle, au xixe siècle », Prévenir, no 9, 1984, p. 57. 792. Cf. supra, n° 241, p. 147.

Plusieurs hypothèses pourraient être avancées pour expliquer cet échec relatif. La Statistique générale de France n’est, jusqu’aux années 1930, encore qu’un bureau restreint qui n’a produit aucune table de mortalité par profession jusqu’alors 793. De plus, dès les débats autour des lois de 1928 et de 1930, certains font valoir que les tables de mortalité ne peuvent rendre compte de l’usure profes-sionnelle qui, dans certaines professions, ne se manifeste pas par une espérance de vie moindre 794. 262. Les lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930 confirment la reconnaissance juridique des effets du travail sur l’espérance de vie. L’usure professionnelle s’y entend pour l’essentiel comme la vieillesse prématurée de certains travailleurs due à la pénibilité ou à l’insalubrité de leur profession 795. À la différence de l’incapacité de travail non-professionnelle en matière d’assurance-invalidité, l’usure professionnelle est objectivée sur un mode essentiellement statistique et lié au critère de la profession. La pénibilité ou l’insalubrité des professions se présente comme la variation professionnelle d’une moyenne statistique générale de mortalité de la population française.

Le dispositif de reconnaissance des effets différés sur l’espérance des professions pénibles et insalubres qui se constitue à partir de 1910, et s’affirme dans la loi de 1930, trouve un prolongement dans l’ordonnance du 19 octobre 1945 qui fonde la Sécurité sociale.

3. L’acte manqué de l’ordonnance du 19 octobre 1945

263. Devant le faible nombre de professions identifiées comme pénibles et insalubres par l’usage des tables de mortalité, l’ordonnance du 19 octobre 1945 introduit une double voie de reconnais-sance de l’usure professionnelle 796. L’une est individuelle et l’autre collective.

Reprenant le dispositif de retraite anticipée institué par le régime de Vichy 797, l’article 64 de l’ordonnance intègre une possibilité de départ anticipé à la retraite au titre de l’inaptitude, individuellement et médicalement constatée 798. En outre, le même article ouvre la possibilité de départ anticipé à la retraite pour les salariés ayant « exercé pendant au moins vingt années une activité particulièrement pénible de nature à provoquer l’usure prématurée de l’organisme ». Les décrets du ministre du Travail devant établir ces activités et professions pénibles n’ont jamais été publiés 799. Cette « bévue », selon le terme du Professeur Y. Saint-Jours 800, ne sera corrigée que

793. A. Desrosières, op. cit., p. 185-203.

794. En ce sens, débats parlementaires précités, not. les débats autour de la proposition d’amendement de Ch. Goniaux, JORF Débats, ch. députés, 7 avril 1924, pp. 1923-1924. Voir également : Anne-Sophie Bruno, « Les racines de la retraite pour pénibilité. Les dispositifs de compensation de l’usure au travail en France (de la fin du xixe siècle aux années 1980) », Retraite et société, no 72, 2015, p. 35.

795. Ibid.

796. Ordonnance no 45/2454 du 19 octobre 1945, fixant le régime des Assurances sociales applicable aux assurés des professions non agricoles, JORF, no0247 du 20 octobre 1945, p. 6721.

797. Loi du 14 mars 1941 relative à l’allocation des vieux travailleurs salariés ; JORF du 15 mars 1941, p. 1166. 798. Sur l’inaptitude, cf. infra, n° 859, p. 457 et s. Sur ce dispositif, dans une perspective historique : Catherine Omnès, « Hommes et femmes face à la retraite pour inaptitude de 1945 à aujourd’hui », Retraite et société, no 49, 2006, p. 77. 799. Ordonnance no 45/2454 du 19 octobre 1945, préc., art. 64 : « Un décret rendu sur la proposition du ministre du Travail et de la Sécurité sociale, du ministre des Finances et des Affaires économiques et du ministre de la Santé publique, après consultation du conseil supérieur de la Sécurité sociale, établit la liste des activités reconnues pénibles au sens du premier alinéa du présent article. »

800. Yves Saint-Jours, Traité de droit de la sécurité sociale. Le Droit de la sécurité sociale, LGDJ, Tome 1, Paris, 1980,

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