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L’hygiénisme industriel et la question ouvrière au xix e siècle

dans l’ombre des risques professionnels

SECTION 1 : LA CONSTITUTION D’UN DROIT DÉDIÉ AUX RISQUES PROFESSIONNELS DES TRAVAILLEURS

B. L’hygiénisme industriel et la question ouvrière au xix e siècle

48. Au début du xixe siècle s’opère une double révolution 144. À la révolution politique de 1789, qui met fin à l’Ancien Régime et à ses modes de régulation, s’ajoute la révolution industrielle qui introduit et renforce les développements économiques et industriels. Cette double révolution modifie substantiellement le regard porté sur les nuisances industrielles et sur les modalités de leur régulation. Au projet des Lumières et à sa police du tout, se substitue progressivement un courant réformateur centré sur l’industrie : l’hygiénisme. Dans la première moitié du siècle, des réformateurs

139. Sur l’histoire de la police moderne : Paolo Napoli, Naissance de la police moderne : pouvoir, normes, société, La Découverte, coll. « Armillaire », Paris, 2003, p. 107. Dès la moitié du xviiie siècle, la police classique est remise en question sur le plan économique et politique. La compétence sanitaire de la police reste cependant relativement hors de cause dans la mesure où elle affecte moins la liberté individuelle que l’intégrité physique.

140. Le rôle préventif de la police de l’Ancien Régime, notamment parisienne, et sa compétence générale apparaissent en Europe comme un modèle de prévention administrative des nuisances. Jean-Baptiste Lemaire, commissaire de police de Paris rédige ainsi en 1771 un Mémoire sur l’administration de la police en France, sur la base des pratiques parisiennes, destinés à Marie-Thérèse, impératrice d’Autriche. T. Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles… op. cit., p. 25 et s. 141. T. Le Roux, « L’effacement du corps de l’ouvrier… », préc.

142. L’action de la police de l’Ancien régime à la fin du xviiie siècle, y compris concernant les activités artisanales traditionnelles, s’appuie sur des scientifiques – médecins, pharmaciens, chimistes – préfigurant le rôle de l’expertise publique. Sara Brimo, L’État et la protection de la santé des travailleurs, LGDJ-Lextenso, coll. « Bibliothèque de droit public », vol. 273, Paris, 2013.n° 128 et s., p. 76 et s. À cet égard il est marquant que le commissaire de police parisien Lenoir à partir de 1775 s’entoure du pharmacien Cadet de Vaux, membre d’une éminente famille de chimistes (Cadet de Gassicourt), créant pour lui la charge de « Commissaire Général des Voyeries et Inspecteur des objects de salubrité » en 1779. Sur le rôle de l’expertise en matière d’identification des risques, cf. infra, n° 450, p. 244 et s. Et plus largement sur les rapports entre droit et science, cf. infra, n° 230, p. 139 et s.

143. C’est notamment le cas avec la jeune industrie chimique : T. Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles… op. cit., p. 119 et s. ; « Hygiène », in Dominique Lecourt, Dictionnaire de la pensée médicale, PUF, 2004, Paris, p. 604. 144. E. J. Hobsbawm, op. cit., p. 9-13.

s’attachent à déterminer les effets des industries les plus dangereuses sur leur environnement (1). Dans la seconde moitié du siècle, la discipline se précise et s’attache plus spécifiquement aux condi-tions sanitaires de la classe ouvrière naissante (2).

1. L’expertise des industries dangereuses dans la première moitié du xixe siècle

49. Les prémices de ce mouvement, associant science et réforme politique et juridique, naissent au début du xixe siècle avec les premières réglementations libérales de l’installation des établisse-ments industriels dangereux. Les scientifiques sont associés à la mise en œuvre du décret impérial du 15 octobre 1810 relatif à l’installation des établissements dangereux, insalubres ou incommodes. Nombre d’études sont commandées par les préfets aux différents Conseils d’hygiène et de salubrité, afin de déterminer la salubrité de ces établissements classés 145. Le Conseil de salubrité de Paris, le plus ancien et le plus documenté de ces conseils 146, mène ainsi de nombreuses enquêtes. Il met en œuvre un programme de recherche au long court qui associent description technique des usines, manufactures et ateliers et une étude des pathologies liées à leurs activités 147. Les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, créées en 1829, fédèrent autour d’elles les grands noms de l’hygiène industrielle et permettent la construction progressive d’une véritable discipline 148.

50. Prémices de l’expertise accompagnant l’action publique, les études des Conseils d’hygiène et de salubrité associent connaissances des industries et de leurs effets sur la santé à un mouvement législatif et juridique 149. Ce premier mouvement marque une double évolution à l’égard du projet des Lumières. Il y est moins question du milieu et de la population dans leur ensemble que des seules industries et de leurs effets sur les personnes qui évoluent dans un environnement proche. Cette expertise médicale et scientifique a vocation à servir la mise en œuvre d’une réglementation juridique spécialisée qui ne s’inscrit plus, comme sous l’Ancien Régime, dans une mission de police générale.

145. La réalisation de l’enquête de salubrité à proprement parler a été confiée aux conseils d’hygiène et de salubrité, rendus obligatoires par un décret de 1848. Mais il en existait déjà de nombreux avant cette date. Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle France, 1789-1914, Edition de l’EHESS, coll. « En temps & lieux », vol. 17, Paris, 2010, p. 169. Elles poursuivent le « moment Chaptal », entre 1795 et 1804, qui institue la réalisation d’enquêtes médicales et techniques par l’administration de l’État, préfiguration, sans doute, le rôle de l’expertise dans notre société contemporaine. T. Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles… op. cit., p. 215 et s.

146. T. Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles… op. cit.

147. Bernard-Pierre Lécuyer, « Les maladies professionnelles dans les « Annales d’hygiène publique et de médecine légale » ou une première approche de l’usure au travail », Le Mouvement Social, no 124, 1983, p. 45 ; Gérard Jorland, « L’hygiène professionnelle en France au xixe siècle », Le Mouvement Social, no 213, 2005, p. 71, 4. L’étude médicale des pathologies est relative pour certains auteurs. Il a été pointé que dans certaines enquêtes, et notamment celle sur l’utilisation de la céruse, malgré les plaintes des ouvriers, on ne trouve aucune visite des hôpitaux et d’examen des malades. T. Le Roux, « L’effacement du corps de l’ouvrier… », préc.

148. Caroline Moriceau, Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, Editions de l’EHESS, coll. « En temps & lieux », Paris, 2009, p. 142., sur les Annales. La création en 1879 de la Revue d’hygiène publique et de police sanitaire, organe officiel de la Société de médecine publique et d’hygiène professionnelle créée deux ans plus tôt, achève d’institutionnaliser la discipline.

149. En ce sens, ce premier mouvement a pu être considéré comme les prémices de la santé publique : Didier Tabuteau, « Santé et politique en France », Recherche en soins infirmiers, no 109, 2012, p. 6, 2.

2. L’étude des conditions de vie et de travail des ouvriers dans la seconde moitié du xixe siècle

51. Le développement d’un courant scientifique et législatif accompagnant l’industrialisation se constitue progressivement comme une discipline vouée à l’étude et à l’encadrement des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière naissante.

L’hygiénisme, qui se structure autour des années 1850 et s’affermit dans les décennies suivantes, propose de nouvelles méthodes d’observation et une étiologie sociale de maux des ouvriers de l’industrie. Le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie de Villermé, publié en 1840, marque un tournant 150. Par l’utilisation de descriptions techniques et l’usage de la statistique, Villermé décrit la population des ouvriers. Les conditions de travail y sont minutieusement décrites. Mais Villermé ne s’y limite pas et étend ses descriptions aux conditions de vie des ouvriers (hébergement, nutrition, etc.). Le Tableau qu’il dresse procède d’une mise en cause du travail industriel lui-même rendu responsable de la pauvreté de la classe ouvrière. Les pathologies apparaissent comme l’usure naturelle de la force de travail, qu’il convient de compenser par des mesures liées aux conditions de vie, et en premier lieu, le repos, l’hébergement et la nutrition 151.

Le Tableau de Villermé ne contribue pas seulement à faire évoluer la discipline médicale. Il s’inscrit dans un mouvement législatif. La parution du Tableau aboutit en effet à la première loi dite sociale sur la réduction de la durée du travail des enfants 152.

52. L’hygiénisme industriel, tel qu’il se développe dans la seconde moitié du xixe siècle, est centré sur les conditions de vie et de travail d’une catégorie particulière de la population : les ouvriers. Il prend pour objet non seulement les effets de l’industrie, mais plus particulièrement le sort des travailleurs.

Si l’hygiénisme industriel promeut une médecine sociale, celle-ci est bien différente de la médecine de la population développée par les Lumières. La médecine de l’hygiénisme s’entend de la politique sanitaire relative à une classe sociale déterminée : la classe ouvrière. En cela, l’hygiène industrielle ou professionnelle est un écho de la « question ouvrière » telle qu’elle se développe à cette époque.

150. Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, J. Renouard, Paris, 1840. Le Tableau de Villermé est loin d’être la seule enquête sur la condition ouvrière. De nombreux hygiénistes s’y sont essayés. Il faut noter également que les enquêtes de ce type ne sont pas l’apanage des hygiénistes. Certaines, dans une optique de dénonciation politique bien différente ont été menées par des partisans de la classe ouvrière. On peut citer, parmi les plus célèbre : Friedrich Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre d’après les observations de l’auteur et des sources authentiques, Editions sociales, rééd., Paris, 1961 ; Karl Marx, « Enquête ouvrière », La Revue socialiste, 1880.[en ligne]. Disponible sur http://cediasbibli.org/opac/doc_num. php?explnum_id=1195 [consulté le 8 août 2017].

151. B.-P. Lécuyer, préc ; G. Jorland, préc. ; Alain Cottereau, « Usure au travail : interrogations et refoulements », Le Mouvement Social, no 124, 1983, p. 3. L’une des suites législatives directes de la Révolution de 1848, qui permet la prise en compte de certaines revendications ouvrières, canalisées par l’approche du Tableau de Villermé, concerne les logements insalubres (loi du 13 avril 1850) : Florence Bourillon, « La loi du 13 avril 1850 ou lorsque la Seconde République invente le logement insalubre », Revue d’histoire du xixe siècle, no 20-21, 2000, p. 117.

152. Loi du 22 mars 1841 relative au travail des enfants employés dans les manufactures, usines ou ateliers. En cela cette loi n’introduit pas de rupture avec l’ordre libéral : Hervé Defalvard, « La dérive de l’institution libérale du travail à l’aune des acteurs de la loi de 1841 » in Jean-Pierre Le Crom (dir.), Les acteurs de l’histoire du droit du travail, coll. « L’univers des normes », Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2004, p. 109. Sur cette loi : cf. infra, n° 838, p. 444 et s.

L’hygiène industrielle et professionnelle, spécialisée dans la santé des travailleurs, n’est cependant pas dénuée de paradoxes. Coupant court à la dénonciation de certaines pathologies, les premiers hygiénistes réfutent presque systématiquement jusqu’à la réalité des maladies 153. Ils opposent une argumentation économique sur les nécessités du développement de l’industrie 154, souvent contradictoire avec la santé des ouvriers. L’hygiénisme industriel contribue à une invisibi-lisation, une réfutation 155 ou un refoulement 156 des maux du travail.

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