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ET L’ORGANISATION DU TRAVAIL

230. Les liens entre la catégorie de risque professionnel et le concept d’organisation du travail sont d’un genre particulier. Leur reconnaissance procède en effet de l’établissement d’un lien de causalité.

L’évolution des formes d’organisation du travail et des risques qu’elles génèrent remodèlent en profondeur ces liens 708. La causalité simple à établir entre l’atteinte à la santé physique et l’accident mettant en cause une machine ou un outil dans une entreprise industrielle ne permet plus d’englober l’ensemble des rapports entre les risques professionnels et l’organisation du travail. Depuis la fin du xixe siècle, l’évolution de la nature des activités productives, du contenu des tâches, de l’intensité du travail ou de son organisation temporelle, semble remettre en question les anciennes causalités. L’émergence de la santé mentale en droit du travail trouble encore davantage la reconnaissance des liens de causalité entre les risques professionnels et l’organisation du travail. Elle suppose en effet d’appréhender non plus seulement la dimension matérielle et technique du travail, mais également les rapports humains et sociaux entre les travailleurs, et la façon dont ils sont encadrés et contrôlés par la hiérarchie. La liste des risques professionnels s’allonge. S’y côtoient des risques déjà connus dont la causalité est toujours plus épineuse à caractériser comme les cancers, et des risques qui acquièrent une ampleur inédite comme les troubles musculosquelletiques ou les risques psychosociaux.

Les mutations de la reconnaissance des liens de causalité juridique entre les risques profes-sionnels et l’organisation du travail sont ainsi partie liée aux évolutions technologiques, sociales et économiques ayant affecté le travail et la production.

231. Ces mutations semblent tenir également à la conscience sociale accrue de la prolifération des risques et au progrès des connaissances scientifiques et médicales 709. Conscience sociale et connaissances scientifiques n’impliquent pas mécaniquement la reconnaissance juridique des liens de causalité entre les risques professionnels et l’organisation du travail. Paradoxalement, le sentiment contraire

708. Sur cet aspect en droit de la sécurité sociale : Morane Keim-Bagot, De l’accident du travail à la maladie : la métamorphose du risque professionnel, Dalloz, 148, coll. « Nouvelle bibliothèque des thèses », Paris, 2015.

709. Sur leur importance dans la reconnaissance de la santé mentale en droit social : Loïc Lerouge, La reconnaissance d’un droit à la protection de la santé mentale au travail, LGDJ, 40, coll. « Bibliothèque de droit social », Paris, 2005, p. 139, no 489 et s.

semble d’abord gagner. Les débats scientifiques sur la multifactorialité des risques et leurs effets différés 710 sont parfois compris comme un frein à la reconnaissance juridique 711.

Pourtant, reconnaissance juridique de la causalité et certitude scientifique procèdent de deux ordres logiques différents. La reconnaissance juridique d’un lien de causalité est une opération de qualification opérée par l’ordre juridique 712. Elle est un « construit » résultant de l’activité juridique elle-même » 713, visant à imputer les charges des risques et à produire des responsables 714. En miroir, la causalité scientifique serait l’image de la vérité des faits, de la connaissance pure, non guidée vers l’imputation 715. La distinction de ces deux ordres de causalité ne signifie pas pour autant que la causalité juridique s’abstrait nécessairement de tout lien avec la vérité de la causalité scientifique 716. Certes, elle le peut 717, mais la distinction sert plutôt à pointer la disjonction, rarement complète, entre causalité juridique et causalité scientifique, et invite à l’analyse de leur dialectique 718. La causa-lité juridique est nourrie de la causacausa-lité scientifique sans s’y réduire. Réciproquement, elle serait le plus souvent l’image juridique déformée de la causalité scientifique.

Mais déformée par quoi ? Quel est l’ingrédient qui, dans le laboratoire secret de la qualifi-cation juridique tord et déforme les données scientifiques jusqu’à produire la causalité juridique ? En droit social, l’ingrédient est connu. À la fonction imputative de la causalité juridique, sont attachés des effets juridiques, et singulièrement, en matière de risque professionnel, des obligations de prévention et de réparation. Aussi, la définition de la causalité juridique est un enjeu de lutte pour les acteurs – travailleurs, employeurs, organisations syndicales et patronales – 719. La causalité juridique se présente dès lors, non pas comme la seule formalisation juridique de données exté-rieures et scientifiques, mais comme l’alliage de ces différentes logiques. Une telle conception de la causalité déporte l’intérêt de son essence vers ses modalités d’élaboration et de production dans l’ordre juridique.

710. S. Desmoulin et G. Canselier, « Les incertitudes scientifiques et la protection de la santé des travailleurs : l’exemple des nanoparticules manufacturées et des nanomatériaux » in J. Larrieu (dir.), Qu’en est-il du droit de la recherche ?, PUT, coll. « Les Travaux de l’IFR Mutation des normes juridiques »,Toulouse, p. 325-349.

711. J.-A. Morin, Le régime d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles et la responsabilité civile . Etude d’un régime de responsabilité au coeur de la Sécurité sociale, Univ. Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2016, n°  351, p. 357 et s.

712. Yan Thomas, « Le sujet concret et sa personne » in, Du droit de ne pas naître, à propos de l’affaire Perruche, coll. « Le Débat », Gallimard, Paris, 2002, p. 95, spé. 116 et s ; Olivier Cayla, « La qualification ou la vérité du droit », Droits, no 18, 1993, p. 3.

713. Florence G’sell-Macrez, Recherches sur la notion de causalité, Univ. Paris I Panthéon-Sorbonne, 2005, p. 567 et s., n°513.

714. Christophe Quézel-Ambrunaz, Essai sur la causalité en droit de la responsabilité civile, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », Paris, 2010, p. 9 et s., no 6 et s.

715. Sur la différence entre les jugements de valeur et les jugements de réalité : O. Leclerc, Le juge et l’expert. Contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, op. cit., p. 111 et s., n° 136 et s.

716. Aude Rouyère, « Variations jurisprudentielles à propos du lien de causalité entre vaccination contre l’hépatite B et sclérose en plaques. Questions de méthode », RFDA, 2008, p. 1001 ; Philippe Brun, « Causalité juridique et causalité scientifique », RLDC, 2007, p. 2630 ; Luc Grynbaum, « La certitude du lien de causalité en matière de responsabilité est-elle un leurre dans le contexte d’incertitude de la médecine ? », D., 2008, p. 1928 ; Christophe Radé, « Causalité juridique et causalité scientifique : de la distinction à la dialectique », D., 2012, p. 112.

717. Y. Thomas, « Le sujet concret et sa personne », op. cit. 718. C. Radé, préc.

L’analyse de cette élaboration permet d’éclairer comment le droit de la santé et de la sécurité au travail produit de nouvelles causalités entre la catégorie de risque professionnel et le concept d’organisation du travail sous l’effet de la double évolution du tissu productif et des connaissances scientifiques.

232. Les multiples dispositifs juridiques permettant l’élaboration des causalités présentent deux logiques différentes. Historiquement, l’ordre juridique a élaboré des classifications de risques professionnels (Chapitre 1). Si ce mode de reconnaissance des liens de causalité entre les risques professionnels et l’organisation du travail continue d’évoluer, il se double désormais de processus d’identification au cas par cas des situations de travail à risque (Chapitre 2).

Chapitre 1

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