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La régulation transversale des risques chimiques

CONCLUSION DE SECTION

A. La régulation transversale des risques chimiques

100. Le risque chimique illustre particulièrement les caractéristiques du risque mixte 310. Les dangers de l’activité productive utilisant des substances chimiques nocives ne se limitent pas aux portes de l’entreprise. Elles sont susceptibles de faire peser un risque sur les travailleurs qui les emploient dans le cadre de leur travail, sur les voisins de ces entreprises, sur les consommateurs qui utilisent les produits ainsi fabriqués, et plus largement sur l’environnement. Le risque chimique n’est donc pas seulement un risque professionnel, il est également un risque sanitaire et environnemental.

Si les travailleurs y sont particulièrement exposés 311, souvent la nocivité de certaines subs-tances est d’abord reconnue pour les consommateurs ou pour la population, avant de faire l’objet d’une prise en compte juridique dans l’entreprise 312. L’exposition professionnelle aux risques chimiques, et particulièrement aux substances CMR (cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques), est seulement une forme d’exposition parmi d’autres dans la compréhension d’un risque sanitaire et environnemental généralisé 313.

101. La réglementation applicable sur le lieu de travail en matière de risques chimiques est en grande partie issue de dispositions visant la fabrication, l’utilisation et la consommation de ces substances dans l’entreprise comme au-delà. L’Union européenne joue un rôle prépondérant dans le développement d’une telle régulation transversale des risques chimiques.

Le rapprochement des législations relatives à la santé et la sécurité des travailleurs, des consom-mateurs et à l’environnement s’inscrit dès la construction du marché commun 314. La problématique

310. Sur le risque mixte : C. Vanuls, op. cit., n° 85 et s., p. 89 et s.

311. Ils sont particulièrement exposés aux substances CMR (cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques). L’Institut national de veille sanitaire (InVS) estime que 4 à 8,5 % des principaux cancers en France sont liés à une exposition profes-sionnelle, soit entre 18 000 et 30 000 nouveaux cas en 2012. Jean-Pierre Bonin, Rapport de la commission instituée par l’article L. 176-2 du code de la sécurité sociale, 2014, p. 88 ; Les expositions aux produits chimiques cancérogènes en 2010, 54, Dares-Analyses, 2013. Par cancérogènes : Estimation de la part de cancer attribuable à certains cancérogènes en France, Document produit pour la Commission instituée par l’article L. 176-2 du code de la Sécurité sociale, INVS, 2014. Voir également : Ellen Imbernon, Estimation du nombre de cas de certains cancers attribuables à des facteurs professionnels, INVS, 2013. Valentine Kasbi-Benassouli, Ellen Imbernon, Yuriko Iwatsubo, Catherine Buisson et Marcel Goldberg, Confrontation des cancérogènes avérés en milieu de travail et des tableaux de maladies professionnelles, INVS, 2005 (révisé en février 2006). M. Cavet, M. Leonard, « Les agents chimiques cancérogènes ». Résultats de l’en-quête SUMER 2010, 19 septembre 2013, Maison de la chimie.

312. L’amiante, connue depuis longtemps comme une substance chimique nocive pour les travailleurs, ne fait l’objet d’une interdiction qu’après avoir été problématisée comme une « crise de santé publique » plus largement que comme un risque professionnel Emmanuel Henry, « Quand l’action publique devient nécessaire : qu’a signifié « résoudre » la crise de l’amiante ? », Revue française de science politique, no 54, 2004, p. 289. Une telle problématisation est également valable pour d’autres substances chimiques nocives : éthers de glycol, produits phytosanitaires, nanomatériaux, etc. Jean-Noël Jouzel, « La dénonciation du problème des éthers de glycol en France. Les organisations syndicales face à l’après-crise de l’amiante », RFAS, 2008, p. 97, 2 ; Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, « Mettre en mouvement les agriculteurs victimes des pesticides. Émergence et évolution d’une coalition improbable », Politix, no 111, 2015, p. 175, 3. Ainsi, l’étude de l’INSERM de 2003 sur les éthers de glycol, qui continu d’être citée, laisse une grande place à l’exposition en milieu professionnel, au sein d’une problématique de santé publique. Sur les nanotechnologies, le 7e PCRD européen 2007-2013 (programme cadre pour des actions de recherche-règlement 1982-2006/CE) en fait un sujet de recherche prioritaire mais la santé des travailleurs est à peine évoquée. Laetitia Driguez, « Les obligations du décideur public en matière de santé et de sécurité des travailleurs en cas d’incertitude scientifique », RDSS, 2010, p. 616.

313. Le CIRC admet trois types d’exposition : volontaire, professionnelle et environnementale. Maryse Deguergue, « Responsabilités et exposition aux risques de cancer », RDSS, 2014, p. 137 ; Eric Verdier, « La gouvernance de la santé au travail : le dialogue social recadré par le paradigme épidémiologique ? » in Catherine Courtet et Michel Gollac (dir.), Risques du travail, la santé négociée, coll. « Recherches », La Découverte, Paris, 2012, p. 103-122. 314. Art. 114, TFUE (versions consolidées) ; JOUE no C 326 du 26 octobre 2012

européenne en la matière n’est ainsi pas tant de « gérer le risque sanitaire lié à une activité, mais de régir le danger d’un produit ou d’une substance au regard de sa circulation commerciale » 315. Depuis l’origine, la construction du marché européen s’appuie sur l’harmonisation des exigences de santé et de sécurité afin d’assurer la libre circulation des produits. La santé des travailleurs a ainsi été protégée « dans le sillage de celle des consommateurs » 316, et désormais s’y ajoute l’environnement.

La réglementation des substances dangereuses éclaire particulièrement ces rapprochements 317. Le règlement REACH 318 du 18 décembre 2006 abroge plusieurs directives particulières et crée un système unique d’enregistrement, d’évaluation et d’autorisation des substances chimiques. Le règlement REACH se donne pour objectif d’assurer un « niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement » 319. La santé des travailleurs est incluse dans ce champ 320. À celui-ci s’ajoute le règlement CLP relatif à la classification, à l’étiquetage et à l’emballage des substances 321. L’étiquetage des substances chimiques est conçu pour informer des dangers autant les consomma-teurs que les travailleurs 322. Si ces deux règlements ne remplacent pas les directives particulières relatives à la prévention des risques chimiques dans l’entreprise 323, ils contribuent toutefois à son renouvellement 324. En effet, ces deux règlements imposent une régulation transversale de la fabrica-tion et de la fourniture des substances chimiques mises sur le marché communautaire. À ce titre, ils trouvent à s’appliquer sur le lieu de travail, indépendamment d’une réglementation particulière. Les travailleurs sont partie intégrante des « utilisateurs en aval » 325 que visent à protéger ces règlements.

315. D. Jans, préc. Sur les rapports entre la responsabilité environnementale et le droit du marché : Danièle Briand-Meledo, « Responsabilité environnementale, régulation et droit du marché » in Chantal Cans (dir.), La responsabilité environnementale. Prévention, imputation, réparation, coll. « Thèmes et commentaires », Dalloz, Paris, 2009, p. 365- 380. 316. Alain Supiot et Isabelle Vacarie, « Santé, sécurité et libre circulation des marchandises (règles juridiques et normes techniques) », Droit social, 1993, p. 18. Par exemple, en matière d’éthers de glycol et de nanotechnologies, les premières réglementations de l’usage de ces produits ont d’abord été prises en matière de consommation et notamment de produits cosmétiques : Décision du 24 aout 1999 interdisant la fabrication, le conditionnement, l’importation, l’exportation, la distribution en gros, la mise sur le marché à titre gratuit ou onéreux, la détention en vue de la vente ou de la distribution à titre gratuit et de l’utilisation de certains produits cosmétiques contenant certains éthers de glycol. Pour les nanotechnologies : produits cosmétiques, règlement CE no1223/2009 ou additifs alimentaires règlement CE no1333/2008.

317. D. Jans, préc.

318. Règlement CE no 1907/2006 du 18 décembre 2006, concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH), instituant une agence européenne des produits chimiques, modifiant la directive 1999/45/CE et abrogeant le règlement (CEE) no 793/93 du Conseil et le règlement (CE) no1488/94 de la Commission ainsi que la directive 76/769/CEE du Conseil et les directives 91/155/ CEE, 93/67/CEE, 93/105/CE et 2000/21/CE de la Commission ; JOUE L 376/1 du 30 décembre 2006.

319. Cons. 1, Règlement CE no1907/2006 du 18 décembre 2006, préc.

320. Cons. 7, Règlement CE no1907/2006 du 18 décembre 2006, préc. Quelques dispositions de ce règlement sont

spécifiques au lieu de travail. L’article 35, par exemple, fait obligations à l’employeur de transmettre les informations transmises par le fournisseur à l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement aux travailleurs et à leurs représentants. 321. Règlement CE no 1272/2008 du Parlement Européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relatif à la classifica-tion, à l’étiquetage et à l’emballage des substances et des mélanges, modifiant et abrogeant les directives 67/548/CEE

et 1999/45/CE et modifiant le règlement (CE) no 1907/2006 ; JOUE L 353/1 du 31 décembre 2008.

322. Cons. 42, Règlement CE no 1272/2008 du 16 décembre 2008, préc.

323. Notamment, directive 2004/37/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 concernant la protection des travailleurs contre les risques liés à l’exposition à des agents cancérigènes ou mutagènes au travail ; JOUE L 229/23 du 29 juin 2004.

324. C. Vanuls, op. cit. no 434 et s., p. 363 et s. Cf. infra, n° 707, p. 376 et s.

325. L’utilisateur en aval est « toute personne physique ou morale établie dans la Communauté, autre que le fabricant ou l’importateur, qui utilise une substance, telle quelle ou contenue dans une préparation, dans l’exercice de ses activités industrielles ou professionnelles. Un distributeur ou un consommateur n’est pas un utilisateur en aval. » (art. 3, 13)

102. En l’absence de réglementation spéciale, ces seules dispositions transversales servent à réglementer l’usage des substances chimiques dans l’entreprise. Cela est notamment le cas lorsque la dangerosité des substances chimiques est incertaine 326. Ainsi, concernant les nanomatériaux, si le risque professionnel est pris en compte, notamment par l’INRS 327, il est géré dans le cadre plus général de la prévention des risques chimiques 328, dans l’attente d’une étude scientifique plus précise 329. Il en est de même pour les éthers de glycol 330. L’incidence de l’exposition profession-nelle a pu également être prise en compte, indirectement par le biais des infractions pénales à la réglementation sur l’étiquetage des produits 331.

103. Ayant d’abord vocation à assurer la libre circulation des produits dans le marché européen La régulation d’origine communautaire du risque chimique, si elle permet de combler les silences du droit de la santé au travail, peine toutefois à prendre en compte l’intensité de l’exposition des travailleurs. En effet, si travailleurs et consommateurs peuvent être exposés à des substances chimiques similaires, en proportion ou en durée, ce sont les premiers qui sont plus affectés. Le type de tâches, les procédés et les équipements utilisés, déterminés par l’employeur, y sont d’une importance essentielle. Cet aspect de l’organisation du travail est pourtant absent des dispositions juridiques transversales.

104. Au fil du développement de cette régulation transversale, l’entreprise apparaît moins comme le lieu d’une activité affectant la seule santé des travailleurs que comme le lieu de production de risques sanitaires et environnementaux devant être intégrés au droit de la santé au travail.

Règlement CE no1907/2006 du 18 décembre 2006, préc.). L’« utilisation » des substances inclue « toute opération de transformation, de formulation, de consommation, de stockage, de conservation, de traitement, de chargement dans des conteneurs, de transfert d’un conteneur à un autre, de mélange, de production d’un article ou tout autre usage » (art.

3, 24), Règlement CE no1907/2006 du 18 décembre 2006, préc.)

326. Sonia Desmoulin et Guillaume Canselier, « Les incertitudes scientifiques et la protection de la santé des travailleurs : l’exemple des nanoparticules manufacturées et des nanomatériaux » in Jacques Larrieu (dir.), Qu’en est-il du droit de la recherche ?, coll. « Les Travaux de l’IFR Mutation des normes juridiques », Presses de l’Université de Toulouse 1 Capitole, Toulouse, p. 325-349.

327. Aide aux repérages des nanomatériaux en entreprise, ED 6174, INRS, 2014.

328. S. Garnier, op. cit., p. 164 et s. ; S. Desmoulin et G. Canselier, op. cit ; Marie-Cécile Amauger-Lattes, « Développement durable et substances à l’état nanoparticulaire … les obligations des entreprises enfin précisées », Rev. Lamy. Dr. aff., no 74, 2012. Voir également, dans une perspective sociologique : Jérôme Pélisse, « Gérer les risques par le droit : articulation et intermédiation dans les laboratoires de nanosciences en France et aux États-Unis », Droit et société, no 96, 2017, p. 321.

329. Ainsi que le préconise la Commission nationale du débat public : Bilan du débat public sur le développement et la régulation des nanotechnologies, 2010.

330. Circ. no01 DRT du 22 janvier 2001 relative au programme d’action coordonnés 2001 de l’inspection du travail pour la prévention des risques professionnels, qui mentionne une campagne ciblée sur les éthers de glycol. Pierre-Yves Verkindt, « Le rapport du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels », RDSS, 2001, p. 540. Mais

encore, Circ. DRP-MD/DD no40/2001 du 31 décembre 2001, Diffusion d’une recommandation « Prévention des

risques liés à la fabrication et l’utilisation des éthers de glycol », adoptée par le Comité technique national de la chimie, du caoutchouc et de la plasturgie.

331. CA Nancy, 21 mars 2013, no 763/13 ; RJE, 2013, p. 689, note Elise Ralser. Une victime atteinte d’un syndrome myéloprolifératif suite à son exposition professionnelle à des produits phytosanitaires contenant, notamment, du benzène, a pu être indemnisée sur le fondement de l’infraction pénale à l’obligation d’étiqueter les produits, et non sur la reconnaissance directe d’une pathologie professionnelle. Sur ce point : Nathalie Ferré, « Les cancers professionnels et la sanction pénale », RDT, 2008, p. 583.

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