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L’analyse des liens entre les risques professionnels et l’organisation du travail

22. L’adoption d’une analyse du droit de la santé et de la sécurité au travail au prisme du concept d’organisation du travail invite d’abord à formuler une hypothèse et, ensuite, à préciser les voies par lesquelles elle peut être vérifiée.

23. La formulation d’une hypothèse. L’analyse du droit de la santé et de la sécurité au travail à l’aune du concept d’organisation du travail conduit à formuler l’hypothèse suivante : la préven-tion en droit de la santé et de la sécurité au travail est construite par la réciprocité des liens entre la catégorie de risque professionnel et le concept d’organisation du travail.

« La psychodynamique du travail face à l’évaluation : de la critique à la proposition », Travailler, no 25, 2011, p. 15. Voir également : Christophe Dejours, « Effets de la désorganisation des collectifs sur le lien… à la tâche et à l’organisation », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, no 61, 2013, p. 11 ; Alain Lancry, « De nouvelles situations, de nouvelles façons de travailler » in, L’ergonomie, coll. « Que sais-je ? », PUF, Paris 2016, p. 69-83 ; Dominique Lhuilier, « L’invisibilité du travail réel et l’opacité des liens santé-travail », Sciences Sociales et Santé, no 28-2, 2010, p. 31. Le terme de coordination est également utilisé pour l’une des fonctions du chef d’entreprise qui emploie des travailleurs dans le mode de production capitaliste : Bruno Tinel, « Karl Marx : l’organisation et l’exploitation du travail » in José Allouche (dir.), Encyclopédie des ressources humaines, 2e éd., Vuibert, Paris, 2006, p. 1557-1564.

92. Pour une acception qui nous semble assez proche : l’entreprise comme « lieu de combinaison du capital et du travail concret qui assure la fabrication de produits mis sur le marché » : Marie-Laure Morin, « Le droit du travail face aux nouvelles formes d’organisation des entreprises », RIT, no 144, 2005, p. 5. spé. p. 7-8. Voir également : P.-Y. Verkindt, « Un nouveau droit des conditions de travail », préc ; Bernard Krynen, « Le droit des conditions de travail : droit des travailleurs à la santé et à la sécurité », Droit social, 1980, p. 523. La définition juridique de l’organisation du travail est assez proche de celle retenue par la psychodynamique. Elle s’en distingue cependant par son rapport au travail prescrit et à la coordination. Il nous semble que la notion juridique d’organisation du travail saisit la coordination, i. e. le travail tel qu’il est ordonné par l’employeur, plutôt que la coopération concrète entre les travailleurs. Christophe Dejours, « Organisation du travail – Clivage – Aliénation », Travailler, no 28, 2012, p. 149.

93. Sur cette fonction de l’organisation du travail en sociologie : Pierre Naville, Le nouveau Léviathan. De l’aliénation à la jouissance, Anthropos, t. I, coll. « Sociologie et travail », Paris, 1970, p. 405-416, spé. p. 408 : « “l’organisation du travail” consiste en définitive à détacher le travailleur des conditions du travail “abstrait”, social, pour le soumettre plus étroitement aux conditions concrètes du travail ».

On ne peut comprendre la reconnaissance juridique des risques professionnels sans être attentif aux formes de travail et d’exercice du pouvoir que recouvre le concept d’organisation du travail. Le caractère professionnel des risques physiques et à plus forte raison les risques psychosociaux ne se conçoit qu’à raison des liens que le droit tisse avec les différents aspects de l’organisation du travail. Inversement, on ne peut comprendre l’encadrement juridique du pouvoir de l’employeur sur l’activité de travail, c’est-à-dire l’encadrement juridique de l’organisation du travail, sans considérer comment le droit entend réduire les risques professionnels. Ce sont les spécificités des risques professionnels qui dictent l’organisation et la réorganisation du travail en vue de prévenir les atteintes à la santé ou à la sécurité des travailleurs.

Bien plus, puisqu’au sein de l’ordre juridique les risques professionnels sont déterminés par l’organisation du travail, ce que le droit saisit de la réalité des organisations productives façonne la reconnaissance juridique du caractère professionnel des risques. Réciproquement, puisque les risques professionnels déterminent l’organisation du travail, ce que le droit traduit des souffrances physiques et psychiques vécues par les travailleurs modèle l’encadrement juridique de l’organisation du travail.

24. Le concept d’organisation du travail, clé de compréhension du droit de la santé et de la sécurité au travail. Le concept d’organisation du travail permet d’ordonner les actes, les faits et les phénomènes 94 propres à l’activité de travail et au pouvoir de l’employeur tels qu’ils se donnent à voir en droit positif. Plus précisément, c’est un ensemble hétéroclite (gestes, procédés, équipements de travail, agents physiques, biologiques, chimiques et radiologiques, modalités de répartition du temps et des tâches, modes et pratiques managériales ou structurations hiérarchiques de l’entre-prise) que le recours au concept d’organisation du travail va permettre d’inventorier et de classer selon les effets qu’ils ont sur la santé physique et mentale des travailleurs. Partant, il offre un point d’appui pour ordonner et interpréter les dispositifs juridiques qui composent le droit de la santé et de la sécurité au travail.

Le concept d’organisation du travail autorise à saisir ce qui, par-delà la nature variée des risques professionnels et des différents aspects du travail et du pouvoir, constitue des lignes de force et des logiques communes du droit de la santé et de la sécurité au travail. L’exploration des liens entre la catégorie de risque professionnel et le concept d’organisation du travail aboutit à « décon-struire » une approche segmentée et spécifique de la prévention des risques professionnels. Par-delà l’impression d’éclatement du droit de la santé et de la sécurité au travail, cette analyse permet d’aboutir à une systématisation de la prévention autour de ce qui rassemble le traitement juridique de la variété des risques professionnels et des dimensions de l’organisation du travail 95. Ce cadre conceptuel peut ainsi contribuer à dévoiler la structure de la prévention des risques professionnels.

Bien plus, le concept d’organisation du travail permet une étude fine des liens entre la variété des risques, des aspects du travail subordonné et des formes d’exercice du pouvoir de l’employeur.

94. V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, op. cit., p. 323 et s.

95. Sur cet usage de la « déconstruction » et de la « construction » d’un champ par le biais d’une catégorie d’analyse : « Catégorie » in André-Jean Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 1993, p. 56.

Ce cadre conceptuel permet de saisir comment le droit de la santé et de la sécurité au travail évolue pour prendre en compte de nouveaux risques et de nouveaux aspects de l’activité de travail et du pouvoir. Partant, ce prisme permet, d’une part de lire autrement certaines évolutions du droit de la santé et de la sécurité au travail, et d’autre part, il permet d’en révéler certaines jusqu’à présent moins visibles. Il invite ainsi à renouveler l’analyse des mutations de la prévention depuis la fin des années 1970. En somme, ce cadre conceptuel permet d’interpréter les mutations de la prévention des risques professionnels à la lumière du traitement juridique des liens entre les types de risques et les dimensions de l’organisation du travail.

Le concept d’organisation du travail, enfin, permet, de proposer une explication de la struc-ture et des mutations de la prévention des risques professionnels.

25. Le concept d’organisation du travail comme clé d’intelligibilité des interactions entre l’ordre juridique et la réalité des organisations productives. Le concept d’organisation du travail comme image juridique du procès de production contribue à rendre intelligibles les évolutions du droit face au monde technique, social et économique du travail et de la production.

Il offre une voie pour saisir comment les catégories et dispositifs juridiques révèlent quelque chose de ces réalités et des dangers qu’elles génèrent. Les notions de droit positif, l’évolution de leurs contours ou des normes juridiques propres à la prévention informent sur la manière dont l’ordre juridique saisit les transformations empiriques des organisations productives et leurs effets sur la santé des travailleurs. De même, la teneur des liens que le droit de la santé et de la sécurité au travail tisse entre les différents aspects de l’organisation du travail et les risques professionnels renseigne sur les modalités par lesquelles l’ordre juridique encadre et participe à la construction de la réalité des organisations productives en vue de limiter les souffrances physiques et psychiques vécues par les travailleurs 96.

Saisir et rendre intelligibles les rapports entre la catégorie de risque professionnel et le concept d’organisation du travail – et les réalités techniques, sociales et économiques qu’ils désignent – suppose d’éviter un écueil. Ces catégories ou concepts juridiques se réfèrent à des situations concrètes et empiriques, souvent désignées dans les mêmes termes par le droit, les juristes ou par d’autres sciences sociales. Le risque est grand de confondre la catégorie ou le concept juridique et le terme employé pour se référer aux menaces qui pèsent, matériellement, dans telle ou telle situation de travail 97. Il en est de même pour l’activité de travail, le pouvoir de l’employeur ou l’organisation du travail. Ces termes désignent autant une catégorie ou un concept juridique que les formes empiriques qu’ils prennent dans telle ou telle entreprise 98.

Or, ces catégories et concepts juridiques sont toujours en décalage avec les situations concrètes qu’elles désignent et traduisent dans le monde du droit pour produire des effets. Saisir la constitution

96. Sur les fonctions du droit du travail : A. Jeammaud, op. cit., spé. p. 178 et s. Plus généralement, sur « l’instance juridique » : M. Miaille, op. cit., p. 109 et s.

97. M. Keim-Bagot, op. cit., p. 5, no 5 et s. L’auteure distingue ainsi le « risque professionnel factuel » et le « concept juridique de risque professionnel ».

98. Antoine Jeammaud, « Le pouvoir patronal visé par le droit du travail », SSL, 2008, 1340. L’auteur distingue les relations sociales de pouvoir dans l’entreprise et le pouvoir comme prérogative juridique.

juridique de ces catégories et concepts doit tenir compte de cette dualité. Il ne s’agit pas de restau-rer la « transparence » entre les catégories ou concepts et leurs référents concrets, ce que l’ordre juridique nomme le « fait » 99. Au contraire, cette transparence mérite l’attention et doit être interrogée 100. Il faut comprendre comment le droit du travail met à distance et s’interpose entre l’organisation du travail dans son appréhension juridique et le procès de production, et entre les risques professionnels et la réalité des dangers. Autrement dit, il s’agit d’analyser comment l’ordre juridique encadre et modèle la réalité des organisations productives et des dangers qu’elles génèrent, et par un mouvement retour, comment les évolutions des organisations productives appellent une transformation du droit. Par-là, le concept d’organisation du travail peut contribuer à dévoiler ce que la structure de la prévention doit au développement de la grande entreprise industrielle et en quoi ses mutations sont liées à la transformation des activités productives depuis la fin des années 1970.

L’exploration des liens entre la catégorie de risque professionnel et du concept d’organisation du travail entreprise nécessite de préciser la méthode.

IV. Méthode

26. L’observation et l’analyse des mutations du droit de la santé et de la sécurité au travail supposent une comparaison dans le temps des dispositions qui le composent. Il faut saisir les bifurcations sous les apparences de la continuité et la permanence sous les apparences de rupture. Lorsque cela est nécessaire, l’analyse doit s’efforcer de retracer l’histoire des dispositifs juridiques étudiés pour saisir en quoi leur forme positive est le fruit d’une évolution.

27. L’analyse de la prévention des risques professionnels à l’aune de l’organisation du travail nécessite autant une activité de description synthétique des dispositions juridiques qui y participent que d’identifier les problèmes d’interprétation que ces normes soulèvent, notamment lorsqu’elles ont à connaître des pratiques et des techniques nouvelles. Cette analyse dogmatique et doctrinale 101, au regard du sujet et de la problématique choisis, appelle quelques précisions.

Le droit de la santé au travail, qui forme la matière étudiée, est constitué par l’ensemble des lois, décrets, règlements et arrêtés qui sont codifiés dans le code du travail ou auxquels il renvoie. Doivent y être ajoutées certaines dispositions du code de la sécurité sociale en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles qui façonnent, directement ou indirectement, la préven-tion des risques professionnels. À ces sources de droit classiquement étudiées s’ajoutent des normes qui participent de l’ordre juridique de façon plus souterraine, presque « cachée » 102. Parmi ces « petites sources » du droit, il faut citer les normes techniques. L’attention à la variété des sources du droit révèle, en certains points, un phénomène relatif au dialogue entre les normes juridiques et

99. O. Leclerc, Le juge et l’expert. Contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, LGDJ, T. 443, coll. « Bibliothèque de droit privé », Paris, 2005, p. 91, no 110 et s.

100. Dans cette perspective : Yan thomas, « Présentation », Annales, 2002, p. 1425.

101. Antoine Jeammaud, « La part du droit dans l’enseignement de la recherche », Jurisprudence. Revue critique, 2010, p. 181. spé. p. 187-191

les disciplines qui prennent pour objet le travail et la santé au travail. Dans l’élaboration des petites sources du droit s’intègrent des éléments scientifiques, auxquels l’ordre juridique laisse place, qu’il utilise, et dans une certaine mesure qu’il façonne. Se mêlent ainsi au droit de la santé au travail des données de la littérature scientifique. Retravaillées par les dispositifs juridiques, ces données sont reçues et traduites en droit pour servir l’élaboration des risques professionnels et des mesures de prévention. Le droit de la santé au travail s’appuie sur ce qu’il contribue à ériger, pour lui-même, comme garant de l’objectivité de l’analyse scientifique 103.

28. Cette particularité des objets juridiques étudiés invite à prendre appui, pour leur analyse, sur d’autres disciplines. La médecine du travail, l’ergonomie, la psychologie et la psychodynamique du travail éclairent les réalités vécues, dont la catégorie juridique de risque professionnel se saisit, et permettent de prendre la mesure de ce que les normes juridiques leur empruntent, ou au contraire, de ce à quoi elles sont aveugles. De la même manière, la sociologie du travail et l’anthropologie des techniques éclairent les formes concrètes des organisations productives et leurs évolutions. Elles permettent de porter un regard différent sur certains objets juridiques et notamment sur le point de savoir si – et comment – l’ordre juridique prend en compte les évolutions des organisations productives. Cette « interdisciplinarité douce » 104, sans remettre en cause la spécificité de la discipline juridique 105, permet d’étudier en profondeur les médiations qu’opèrent catégories et dispositifs juridiques à l’égard d’une situation empirique.

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29. Depuis le début du xixe siècle, que le droit de la santé et de la sécurité au travail s’attache à saisir les risques physiques liés à la grande entreprise industrielle ou qu’il évolue vers une meilleure prise en compte des risques psychosociaux générés par les transformations techniques, sociales et économiques du travail et de la production, les liens entre l’organisation du travail et les risques professionnels semblent au cœur de la prévention. Qu’il s’agisse des risques physiques ou psycho-sociaux, le droit de la santé et de la sécurité au travail organise la reconnaissance de leurs liens avec l’organisation du travail. Que les risques soient liés à sa dimension technique ou à sa dimension sociale, le droit encadre et façonne l’organisation du travail en vue de réduire les risques professionnels.

L’analyse du droit de la santé et de la sécurité au travail au prisme du concept d’organisation du travail assure une appréhension du lien entre santé et travail dans toute sa complexité. Il peut dévoiler la structure de la prévention des risques professionnels et ses mouvements actuels. L’analyse peut ainsi aboutir à une meilleure compréhension des modalités par lesquelles le droit reconnaît les liens entre l’organisation du travail et les risques professionnels (Première partie) et une plus grande connaissance des modalités d’actions sur ces liens (Seconde partie).

103. Olivier Leclerc, Le juge et l’expert. Contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, op. cit, p. 111, no 136 et s. Voir également : Valéria Ilieva, L’exigence d’objectivité en droit du travail, Univ. Paris Nanterre, 2018, no 3, p. 13 et s. 104. V. Champeil-Desplats, op. cit., p. 348, no 570.

105. Sur cette forme d’interdisciplinarité en santé et travail : Jérôme Pélisse, « Nécessités et limites de l’interdiscipli-naire pour étudier le travail et la santé », PISTES, 20-1, 2018, [en ligne] mis en ligne le 1er février 2018, http ://journals. openedition. org/pistes/5610, consulté le 29 juin 2019.

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