• Aucun résultat trouvé

20. Dans les Etats démocratiques et libéraux qui placent l’individu au premier plan, la famille, parce qu’elle peut apparaître comme un risque pour les libertés individuelles de ses membres, et comme un obstacle à l’emprise, à la souveraineté et à la généralité étatique 112, est

l’objet d’un mouvement que l’on peut découper, pour la compréhension, en deux éléments simultanés et complémentaires.

D’une part, la famille est renvoyée prioritairement à la sphère de l’intimité 113. La

dialectique qu’elle entretient avec l’Etat la rejette hors du domaine politique d’abord, de l’espace public ensuite 114. D’autre part, cette dialectique ne doit pas exclure totalement la famille du

champ de l’intervention étatique. L’Etat se priverait, en effet, d’une structure dont il a besoin, parce qu’elle remplit des fonctions fondamentales pour la construction de l’Etat et pour l’exercice de sa souveraineté : fonctions de socialisation, d’éducation, de solidarité, de transmission des valeurs morales, civiques et patrimoniales, etc.

La politique qui résulte de ces deux éléments, apparemment contradictoires, ne repose pas alors sur une séparation véritable entre l’espace public et l’espace privé, mais sur la reconstruction, dans l’espace public, du modèle de cette séparation : la summa divisio juridique

111 Est-ce dans ce rapport du figé et du mouvement que peut s’incarner le concept d’intégrité proposé par Ronald Dworkin ? Il faudrait pouvoir consacrer de longs développements pour s’en assurer. Mais de prime abord, et au-delà des termes, il semble bien qu’il n’y ait pas contradiction entre l’équilibre que recherche l’analyse institutionnelle et celui que propose Dworkin, à défaut d’y voir une identité. Cf. L’empire du droit, PUF, 1994.

112 Pour nous limiter à un exemple que l’on considérera peut-être comme marginal, mais qui, en toute hypothèse, témoigne bien des possibilités d’opposition entre famille et Etat, et de construction d’une société autour de la puissance familiale, Cf. A. J. Ianni, Des affaires de famille, la mafia à New-York, Plon, 1972.

113 Rappr. H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy/ Presses Pocket, 1983. 114 Cf. J. Habermas, L’espace public, Payot, 1978.

entre droit privé et droit public. Elle se manifeste dans la soumission, pour l’essentiel, de la famille au droit privé, en tant que cadre de relations individuelles.

Apparaît ainsi une dynamique générale, dans laquelle la famille est déconstruite par le droit en tant que réalité sociale pour pouvoir être mieux reconstruite et réinsérée par lui dans l’espace public comme objet idéalisé, modélisé et fonctionnalisé.

21. Alors, en nous en tenant au système juridique français, on constate la prégnance d’une approche utilitariste, qui inscrit, au-delà d’évolutions nécessaires, en relation avec l’évolution sociale, la famille et l’Etat dans une continuité fonctionnelle. La construction juridique dans son ensemble tend ainsi à assurer la maîtrise étatique de cette continuité, par un mouvement qui doit parvenir, dans une construction toute marquée par l’individualisme des droits de l’homme et du citoyen, à protéger à la fois la famille et l’individu, et qui renvoie le fait familial à l’intimité et aux affaires privées, pour constituer la famille comme un objet juridique.

22. C’est au regard de ce mouvement que doit être situé le droit public. Si, de prime abord, il semble simplement y participer, une analyse plus approfondie montre que c’est pour y présenter des caractéristiques essentielles et originales. En effet, le droit public permet à la fois de protéger l’individu dans sa vie familiale, et de faire de la famille l’objet de politiques publiques. Ces deux éléments sont en réalité liés.

D’une part, le droit public assure très directement la protection juridique de la famille : en ramenant la famille à des relations individuelles régies par le droit privé, le droit semble exclure la famille de la problématique des corps intermédiaires entre l’Etat et l’individu, qui s’inscrirait tout naturellement dans le droit public ; mais, parce que le droit saisit ces relations individuelles par référence à des fonctions dans le cadre familial, et qu’il garantit l’exercice de ces fonctions comme un droit fondamental pour les individus, de valeur constitutionnelle, c’est par le droit public que la famille est protégée. Et parce que cette protection n’est pas accordée à toutes les familles, mais seulement à celles qui, qualifiées par le droit de « normales », remplissent leur fonction dans le sens que requiert l’Etat, c’est encore le droit public qui permet la réalisation de la politique de l’Etat, c’est-à-dire qui lui donne, d’abord, l’assurance qu’il pourra compter sur la famille comme élément socialisant l’individu, l’ouvrant à l’universel et permettant ainsi sa construction, et, ensuite, lutter contre celle qui freine ou s’oppose à cette construction, celle qui lui fait ainsi concurrence auprès de l’individu, parce qu’elle s’intercale entre lui et ce dernier pour générer des comportements et des valeurs qui ne sont pas compatibles avec les siens.

D’autre part, cette construction juridique ne s’arrête pas à la protection de la famille normale comme référent des fonctions individuelles que garantit le droit public. Parce qu’elle propose une protection indirecte, elle construit l’objet « famille » d’une manière abstraite qui permet à l’Etat une liberté d’action politique à l’égard de l’objet juridique. Et parce qu’elle fait de la famille un référent fonctionnel, elle la construit comme un moyen d’action pour l’Etat. Là où le droit privé se saisit seulement des relations individuelles au sein du groupe familial, le droit public

peut, à partir de l’objet juridique « famille » qu’il construit, tendre en retour à reconstruire la réalité sociale. Ce faisant, il inscrit la famille dans une perspective de contrôle social, par la mise en oeuvre de techniques juridiques assurant sa représentation et son administration. La famille est ainsi l’objet d’une représentation officielle dans la sphère du pouvoir et celui d’une administration directe ou indirecte. Elle est l’objet de politiques, qui la maintiennent dans une logique d’instrumentalisation, pour les besoins de l’Etat.

23. En définitive, le droit public apparaît donc comme un instrument permettant à l’Etat de

reconstruire la réalité sociale s’attachant aux relations qu’il a avec la famille. Derrière la construction de l’objet juridique famille, il faut montrer comment l’Etat entend protéger la seule famille qui, dans ses formes et surtout dans ses fonctions, est utile à sa propre construction ; mais il faut poursuivre la démonstration au-delà, et s’attacher à révéler comment cette même construction, qui protège la famille en lui conférant un statut d’objet juridique, ouvre en même temps la possibilité de l’inscrire dans la logique de l’intervention publique. Cette construction du droit public traduit ainsi une cohérence dans la politique de l’Etat : c’est pour permettre que soient remplies les fonctions assurées par la famille qui lui sont utiles que l’Etat, à travers la construction par le droit public d’un objet famille, fait de celle-ci l’objet d’une protection (1ère partie) et l’objet de politiques (2e partie).

Outline

Documents relatifs