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3 – LA FONCTION, UNE NOTION REMISE EN CAUSE.

113. Cette notion de fonction inquiète par ses caractères. La démarche de Claire Neirinck est

très révélatrice de cette inquiétude. Certes, l’auteur applique avec une grande rigueur cette notion pour analyser les prérogatives. Mais, s’agissant de la nature de ces fonctions, elle prend bien soin qu’on ne puisse pousser trop loin l’analogie avec une charge publique, qui ferait des parents les agents de l’Etat.

Constatant que la fonction parentale reproduit l’image de la magistrature du père, l’auteur constate que « la référence à une charge administrative s’accentue et s’affine » 335. Mais aussitôt

est rappelé qu’en « accomplissant cette fonction, les parents réalisent un droit propre » 336.

Concluant sur la fonction-vie, Claire Neirinck admet que « la référence à la fonction parentale implique que les parents sont investis d’une mission en quelque sorte analogue à celle des fonctionnaires » 337. Mais « alors que la fonction administrative suppose un pouvoir

légalement établi, la fonction-vie parentale apparaît au contraire comme un pouvoir légalement limité » 338.

334 On notera alors que d’un point de vue théorique, les problèmes qui se posent dans la famille sont parfaitement en correspondance à ceux qui se posent pour l’Etat de droit.

335 Thèse p. 14. 336 Id p. 15. 337 Id p. 203.

338 Id p. 204. Cela pose, comme nous l’avons dit, la question de la juridicité de ce pouvoir. On ne voit pas en quoi juridiquement cette autorité est plus limitée qu’investie.

Ainsi, pour l’auteur, « ce n’est pas ce qui subsiste de l’autorité des père et mère qui est justifié par le service de l’intérêt de l’enfant, c’est sa réduction elle-même » 339. A cet égard, il

n’est pas neutre de constater que l’auteur, avec une grande partie de la doctrine, semble estimer que la fonction s’opposerait aux droits : considérant d’abord que le Code civil définit l’autorité parentale comme « le droit et le devoir de garde, de surveillance et d’éducation [des parents] à l’égard de [l’enfant] » 340, Claire Neirinck paraît considérer que la fonction ne recouvre que les

devoirs des parents. Or si la fonction n’est en rien exclusive des droits, une distinction aussi tranchée ne nous paraît pas ici justifiée car les questions se situent sur des terrains différents.

Et on peut même se demander ce qui reste des fonctions dans une telle perspective. La notion de fonction veut justement que, dans l’intérêt de l’enfant, toutes les prérogatives permettant sa satisfaction, et seulement celles-ci, soient confiées aux parents. La même notion veut qu’on contrôle l’usage qui est fait de ces pouvoirs par rapport à l’intérêt en vue duquel ils ont été confiés. Que la perception de cet intérêt évolue, et, partant, que ces prérogatives soient fluctuantes, c’est une des conséquences de la notion-cadre. Mais en toute hypothèse, si l’on parle de fonction, ce sont les prérogatives et le contrôle de leur usage qui permettent de l’accomplir, et non simplement la limitation de ces prérogatives. Ce n’est pas en privant les parents de pouvoirs ou en limitant simplement ceux-ci que l’on permettra que soient protégées la santé ou la moralité de l’enfant. C’est, au contraire, en leur confiant d’une part l’ensemble des pouvoirs nécessaires, et en prévoyant d’autre part des procédures permettant de vérifier l’usage de ces pouvoirs, que l’on peut, à la fois, s’assurer de la recherche de l’intérêt de l’enfant et de l’existence de limites aux pouvoirs des parents.

Il n’est sans doute pas indifférent de voir appliquer ici à la famille un raisonnement qui a bien souvent visé l’Etat et l’administration : ce qui est justifié par l’intérêt général pour de nombreux auteurs, politiciens libéraux au sens français du terme notamment, ce n’est pas ce qui subsiste des prérogatives publiques, mais la diminution de ces prérogatives. Tout le droit administratif a pourtant montré que l’un ne va pas sans l’autre et que la fonction administrative était la satisfaction d’un intérêt général fluctuant, fonction pour laquelle l’administration doit être

adaptée. Les grandes lois du service public concourent à cette satisfaction en imposant une

évolution quantitative et qualitative des prérogatives pour correspondre aux fonctions. Mais c’est l’évolution des prérogatives publiques qui seule peut satisfaire l’intérêt général en permettant que soient menées les actions qu’il appelle, et non la limitation de ces prérogatives qui ne pourrait aboutir qu’à paralyser l’Etat, et à le rendre incapable de remplir ses missions, donc de satisfaire l’intérêt général. Car diminuer les prérogatives, c’est diminuer les moyens d’action, c’est-à-dire empêcher d’agir pour la satisfaction de l’intérêt général ; les accorder pour l’action, et contrôler leur usage pour cette action, c’est, en revanche, s’assurer de l’action, de la satisfaction de l’intérêt général : c’est donc déterminer leurs limites.

339Ibid. 340 Art. 371.2.

Examiner ainsi la notion de fonction par rapport à ses seules limites offre un raisonnement révélateur d’une doctrine imprégnée par la notion de droit subjectif, qui s’étend jusqu’à ce qu’il rencontre des limites. Cela est incompatible avec une approche fonctionnaliste

341.

114. Cela ne signifie pas qu’il y ait nécessairement incompatibilité entre une analyse des droits

subjectifs et une analyse fonctionnaliste. Emmanuel Gaillard a montré ainsi qu’on pouvait développer cette approche de la fonction dans une perspective étrangère à une explication normativiste, et faire place à une vision dualiste des prérogatives juridiques. Aux côtés de droits subjectifs existent, en droit privé tout comme en droit public, des pouvoirs, constituant une véritable catégorie de prérogatives 342. Ces pouvoirs constituent bien des droits pour leurs

titulaires, mais ils leur sont conférés uniquement pour réaliser la mission dont ils sont investis, qui leur fait exercer ces prérogatives dans un intérêt totalement ou partiellement distinct du leur. L’attribution de pouvoirs traduit alors une technique particulière, concurrente de celle de la personnalité morale, et qui permettrait, en l’absence d’intérêt collectif notamment, d’assurer la cohésion du groupement. Le titulaire du pouvoir apparaît dans ce cas, non pas comme un représentant du groupe non-personnalisé ou de l’intérêt collectif, mais comme un agent juridique investi d’une fonction à réaliser. Le contrôle de cette fonction porte alors sur le pouvoir normatif exercé par le titulaire du pouvoir 343, et soumet les actes juridiques unilatéraux qui en émanent à

un contrôle du détournement de pouvoir. La famille et l’entreprise 344 constitueraient deux entités

importantes où trouveraient à s’exercer de tels pouvoirs : deux objets juridiques, construits par le droit comme des paradigmes, et qui seraient protégés juridiquement par la médiation du statut des prérogatives individuelles fonctionnalisées.

115. Ces analyses témoignent alors qu’une parenté existe entre fonctions publiques et

parentales, au travers notamment des techniques mobilisées ; de cette parenté, Kelsen avait conscience, même s’il l’a simplement évoquée, s’agissant de la famille 345.

341 On trouvera un même raisonnement chez J. Rubellin-Devichi, op. cit. (n. 326) § 3 : « Il n’est pas faux de souligner l’intervention croissante de l’Etat dans le droit de la famille, mais à condition de noter que l’Etat intervient désormais davantage pour prendre le relais des solidarités familiales défaillantes et vérifier que la famille ou l’aide sociale agissent dans l’intérêt de l’enfant, que pour jouer le rôle de gardien de l’ordre public ». Nous aurons à montrer (infra, section 2 de ce chapitre puis chapitre 2 du titre prochain) qu’il n’y a pas ici à faire cette opposition entre l’intérêt de l’enfant et l’ordre public, mais que la sauvegarde de celui-ci est liée à la réalisation et à la protection de celui-là.

342 Thèse citée (n. 187). 343 Cf. supra.

344 Rappelons alors que l’entreprise n’est pas considérée non plus comme une personne morale, mais qu’elle est une entité économique et humaine de fait, constitutive d’une cohérence en termes d’intérêt et d’autorité. Sur l’entreprise, V. notamment la thèse de M. Despax, L'entreprise et le droit, LGDJ, 1957. Adde, pour un parallèle concernant l’autorité dans les deux institutions, et des propositions de contrôle semblable, la thèse de J. B. Donnier, op. cit. (n. 324).

Il ne semble pas que la doctrine subjectiviste, rencontrant des difficultés à dépasser la simple référence fonctionnelle pour faire de la fonction et de son corollaire le paradigme, un élément réellement explicatif du statut juridique de la famille, soit en fait pleinement désireuse d’assumer les implications de l’analyse fonctionnaliste. Il est vrai que, intellectuellement liée à l’objectivisme juridique, l’analyse fonctionnaliste semble être, sur ces points, à l’opposé de l’approche subjectiviste.

§ 2 – Les implications théoriques d’une approche

fonctionnaliste.

116. L’approche en termes de fonction que nous venons de retracer repose sur une conception

moniste du droit. Tous les droits, tous les pouvoirs, toutes les fonctions, n’ont d’autre source que l’Etat (ou le droit international dans une perspective de monisme international). Le paradigme familial est un objet juridique voulu et construit comme tel par l’ordre juridique souverain.

Que cette conception corresponde très exactement à celle affirmée par l’Etat est incontestable. Mais le propre de l’Etat comme ordre juridique n’est-il pas justement de procéder à cette construction normative ? Il n’est pas pour autant certain qu’en décrivant très exactement le système juridique positif tel qu’il se présente alors, la doctrine fonctionnaliste en rende totalement compte. En acceptant comme axiome la prétention de l’Etat à la souveraineté, au monopole, à la cohérence explicite, cette doctrine rend compte du système juridique et non de sa construction. S’agissant de la famille dans ce système, elle rend compte de l’objet construit (le paradigme des fonctions individuelles), non de la construction de l’objet. Cette analyse se justifie incontestablement dans une optique de théorie pure du droit. Mais cette pureté est peut-être trop artificielle. Coupé de sa nature sociale, le droit apparaît alors objectivé (A) par une approche totalement idéaliste (B).

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