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LES CARACTERISTIQUES DE LA NORME DEGAGEE.

B – Une formulation nationale.

SECTION 2 LES CARACTERISTIQUES DE LA NORME DEGAGEE.

200. La norme que constitue le droit à la vie familiale normale voit très logiquement son statut

dépendre de sa génération. Conçu à la fois comme élément constitutif de l’Etat et comme modalité de sa politique à l’égard de la famille, ce droit est étroitement dépendant des conditions de réalisation de celle-ci.

Ainsi n’apparaît-il pas comme un droit intangible, dont la réalisation en toute situation serait une des obligations de l’Etat, mais participe-t-il directement de cette politique en étant conditionné par elle. La formulation du droit témoigne à cet égard d’un autre type de conditionnement, la normalité ne présentant pas au regard de la norme de facultés explicatives immédiates, réservant de possibles évolutions ou appréciations lors de sa mise en oeuvre. Enfin, condition de la réalisation de l’Etat, il définit pour l’individu la famille comme un espace de liberté, que l’Etat se doit de garantir effectivement, mais qui ne débouche pas sur un éventuel droit-créance, droit d’exiger que l’Etat mène à l’égard de la famille une politique déterminée, dont l’individu pourrait se prévaloir. Ainsi, très clairement, apparaît, dans les caractéristiques de la relevance, l’ensemble des éléments qui permettent à l’Etat, par cette relevance, d’influer véritablement sur la relation qu’il a réellement avec la famille.

Nous présenterons alors ce droit en tant qu’il est un droit conditionnel (§ 1), qui exprime un standard (§ 2) et qui constitue une liberté complète (§ 3).

§ 1 – Un droit conditionnel.

201. Le droit de mener une vie familiale normale n’est pas construit comme un droit

intangible, auquel l’Etat ne pourrait porter aucune atteinte, mais comme un droit conditionnel, qu’il appartient au législateur d’aménager. Il ne fait ainsi pas partie du « noyau dur » des valeurs individuelles autour duquel se construit l’Etat démocratique et libéral, et qu’il ne peut remettre en cause, sans que par là même il se remette lui-même en cause comme face juridique de la Nation ; il est un des éléments constitutifs de l’Etat, mais qui tient moins à la personne même des individus, qu’au moyen pour l’Etat de se constituer pour le respect de ces droits essentiels de l’individu. Ainsi, parce qu’il est essentiellement un moyen au service d’autres droits – sans la socialisation, l’éducation, la transmission des valeurs, et les autres fonctions que remplit la famille, il ne reste plus grand chose de ces droits essentiels que sont, par exemple, les libertés physiques ou les libertés intellectuelles – le droit à la vie familiale normale peut connaître des dérogations et voir son exercice aménagé. Du contrôle de cet aménagement dépend son effectivité, car il ne faudrait pas qu’en définitive, cet aménagement anéantisse le droit, donc sape les fondements de l’Etat.

D’abord, parce qu’il s’agit d’une liberté 567, le Conseil constitutionnel a rappelé que ce

droit devait « être concilié avec la sauvegarde de l’ordre public qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle » 568. Une telle conciliation est à envisager avec d’autres objectifs

constitutionnels comme la protection de la santé publique 569, ou d’autres principes

constitutionnels. Elle incombe au législateur sous le contrôle du juge constitutionnel. Sous réserve de ne pas créer de discriminations injustifiées, elle n’interdit pas que telle ou telle catégorie de personnes voie ses droits restreints. Tel était le cas des étrangers dans la décision de 1993. Mais la question pourrait se reposer pour d’autres catégories de personnes, y compris au sein de la population nationale.

De la même manière, lorsque le Conseil d’Etat avait admis le recours du GISTI en 1978, ce n’était pas parce que le principe général du droit dégagé par le juge administratif était absolu, mais parce que le gouvernement, en instituant une interdiction générale de travail pour les familles

567 Pour situer cette notion en fonction du niveau de protection, Cf. L. Favoreu, Les libertés protégées par le Conseil

constitutionnel, in D. Rousseau & F. Sudre (Dir.), Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l'homme, droits

et libertés en Europe, ESTH, 1990, p. 33 et s.

568 Décision du 13/8/1993 précitée. On sait qu’un tel objectif permet au Conseil d’assurer une effectivité aux droits fondamentaux en habilitant le législateur à les limiter pour les concilier (Cf. B. Genevois, La jurisprudence du Conseil

constitutionnel, op. cit., n. 563). Il faut par ailleurs remarquer que dans une décision du 3/9/1986 (annexe), le Conseil avait

estimé que cette conciliation pouvait, pour le législateur, consister à faire simplement « prévaloir les nécessités de l’ordre public » sur « les droits de la famille ». Il est vrai qu’alors l’expression juridiquement douteuse de « droits de la famille » ne renvoyait pas, comme en 1993 celle de « vie familiale normale », à un droit ou une liberté constitutionnellement protégés. Sur ces points, Cf. C. Vimbert, L’ordre public dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, RD publ. 1994, p. 693 et s. 569 Décision 93-325 DC, § 70.

de travailleurs étrangers, avait excédé ses pouvoirs, et n’avait pas concilié les nécessités tenant à l’ordre public avec le respect des libertés individuelles 570. D’ailleurs le Conseil a admis, dans des

circonstances identiques, qu’un décret limitant le regroupement familial des étrangers pouvait être justifié au regard des exigences de l’ordre et de la santé publics 571.

Plus généralement, le Conseil constitutionnel estime – et là encore, il est clair que l’influence de la Convention européenne a joué 572– que la garantie du droit à mener une vie

familiale normale exige qu’un recours effectif soit ouvert aux individus contre les mesures qui en restreindraient l’exercice. Sur la double base formelle de la Convention européenne et de la décision du Conseil constitutionnel, toute juridiction française est fondée à examiner, si la question lui est soumise, la validité d’une atteinte éventuelle au droit de maîtriser sa vie familiale.

202. De ce point de vue, l’intégration de la Convention européenne dans les instruments de

référence des juridictions françaises a permis une meilleure définition du contrôle, qui débouche sur une réelle approche de conciliation entre les droits individuels et les nécessités de l’ordre public.

Si l’article 12 de la Convention et l’article 5 du Protocole n° 7 admettent simplement l’existence d’aménagements, et donc de limitations, aux droits qu’ils protègent, le deuxième alinéa de l’article 8 donne, quant à lui, un véritable statut aux limites et dérogations. Cet alinéa dispose, en effet, qu’ « il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice [du droit au respect de la vie familiale] que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

D’un point de vue matériel, on constate que les motifs permettant les limitations ou les dérogations au droit de maîtriser sa vie familiale sont fort nombreux et parfois très vastes. Ainsi en est-il de la prise en compte de la morale, ou du bien-être économique dont, dans la situation de crise économique endémique que connaît l’Europe, on peut craindre qu’il ne soit invoqué de manière quasi systématique à l’appui de toutes mesures protectionnistes 573. Mais deux éléments

viennent en réalité encadrer ces justifications et, pour les seconds tout au moins, limiter considérablement leur admission.

570 Ass. 8/12/1978, GISTI, (annexe). 571 CE, 26/9/1986, GISTI (annexe).

572 Cf. un raisonnement semblable : Cour européenne des droits de l’homme, 8 octobre 1979, Airey c/ Irlande, Série A, n° 32 (annexe). De même, l’art. 13 de la Convention garantit un droit de recours effectif devant une juridiction nationale à toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la Convention auraient été violés.

573 Pour un contrôle de la Cour européenne sur un tel usage, V. 21 juin 1988, Berrehab c/ Pays-Bas, Série A n° 138 (annexe).

Formellement, ces limites doivent être prévues par la loi. A présent, le Conseil constitutionnel est en mesure d’intervenir préventivement ; mais il ne pourra le faire que s’il est saisi, ce qui peut laisser l’éventualité d’une promulgation de dispositions législatives autorisant des ingérences peu valides ; de plus, se refusant à un contrôle de conventionnalité, le Conseil constitutionnel n’apprécie pas ces ingérences, du moins directement et explicitement, et du moins pour l’instant, au regard des stipulations conventionnelles.

Surtout, ces justifications ne sont admises que par rapport à un paradigme politique, qui dépasse la simple question du droit à la vie familiale pour inspirer la garantie de l’ensemble des droits individuels 574, celui de la « nécessité dans une société démocratique », c’est-à-dire une

société fondée sur ces droits individuels. Nous retrouvons avec ce paradigme le schéma que nous décrivons : des droits à la famille sont ainsi reconnus à l’individu par l’ordre juridique positif, mais ils connaissent des limites pour l’effectivité de cet ordre juridique, à condition que ces limites ne remettent pas en cause l’idée politique directrice de cet ordre, en l’occurrence ici la démocratie libérale, et la relation de continuité fonctionnelle qui en découle entre la Nation et la famille.

203. Un tel système a alors des implications contentieuses. Dès lors qu’un travail de

conciliation est à apprécier par le juge, il est nécessaire de mettre en oeuvre un contrôle de proportionnalité. Le Conseil d’Etat l’a parfaitement compris puisque, après avoir accepté l’invocabilité de la Convention par les requérants, il a renoncé à reconnaître un pouvoir discrétionnaire à l’administration pour apprécier les ingérences dans la vie familiale, et a développé un contrôle normal 575.

Un tel contrôle n’est cependant pas exempt de difficultés. Il s’agit de déterminer une nécessité par rapport aux valeurs d’une société démocratique, ce qui exige un jugement politique inévitablement variable. On a d’ailleurs pu voir que la Cour européenne est allée à l’encontre de l’appréciation du Conseil d’Etat lorsqu’elle a estimé, en substance, que la nécessité de prévenir des infractions pénales ne permettait pas l’expulsion d’un immigré de la deuxième génération, quelle que soit sa dangerosité potentielle 576. Cette variabilité n’est que l’expression de la

réalisation, parfois conflictuelle, d’un ordre juridique européen en matière de droits de l’homme, c’est-à-dire, d’un autre rapport interinstitutionnel, d’une autre relation de relevance. Elle relève par là d’une problématique plus large, qui intègre ce droit dans la question du standard, et qui montre volontiers qu’au-delà de leur permanence apparente, les ordres juridiques évoluent nécessairement, dialectiquement, pour essayer de parvenir à un équilibre précaire avec une société,

574 Par exemple le droit à la liberté (Cour européenne des droits de l’homme, 18/11/1970, De Wilde, Ooms et Versyp, in Berger p. 56), le droit à un procès équitable (Cour européenne des droits de l’homme, 27/2/1980, Deweer, in Berger p. 90), le droit au respect de la correspondance (Cour européenne des droits de l’homme, 28/6/1984, Campbell et Fell, in Berger p. 120), etc.

575 Ass., 19 avril 1991, Belgacem & Ass., 19 avril 1991, Madame Babas. Technique progressivement appliquée à tous les contrôles sur les ingérences dans la vie familiale (annexe).

576 Respectivement CE, 18 janvier 1991, Beldjoudi & Cour européenne, 26 mars 1992, Beldjoudi c/ France, Série A n° 234 (annexes).

et des valeurs sociales, qui elles-mêmes évoluent : à défaut, ils ne serviraient plus l’idée d’oeuvre qui les fonde, mais la desserviraient.

§ 2 – Un standard juridique.

204. Le droit au respect de sa vie familiale, ou droit de maîtriser sa vie familiale, ou liberté de

mener une vie familiale normale, constitue donc, grâce au travail concordant de diverses juridictions, un seul et même droit générique.

Cette norme est cependant matériellement évolutive, comme sa formulation par rapport à la normalité l’implique, en fonction du milieu social dans lequel elle s’insère. L’imprécision du concept de famille, dépourvu de signification juridique univoque, et appelant diverses formes institutionnelles, et diverses fonctions liées à ces formes, demande à être levée pour que le concept soit appliqué. Cette précision intervient par rapport à une perception de la normalité subjective (celle du juge), ou objective (sociale). En même temps, les atteintes au droit à la famille normale doivent elles-mêmes présenter un caractère de normalité, en ce qu’elles doivent être nécessaires dans une société démocratique.

L’application de ce standard par le juge montre alors le double caractère de la normalité : fondamentalement culturelle (1), elle apparaît comme un élément essentiellement normateur (2).

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