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A – Une relation politique entre ordres juridiques.

159. Le rapport interinstitutionnel est ainsi le rapport politique qui se déroule dans le champ

social entre deux ordres juridiques, et qui de ce fait, parce qu’il est extérieur à ces ordres, parce qu’il n’est pas rattachable à un ordre supérieur et unique, ne peut être saisi en tant que tel par eux. Il y a entre les diverses institutions des relations de système à système.

Cependant, le fait politique de l’Etat est tel que ce dernier ne peut être assimilé à une institution ordinaire. Cela signifie alors que l’Etat est une institution très remarquable par sa généralité, sa puissance et par la nature des procédures qui s’y manifestent (Etat de droit). Mais cela signifie aussi que la compréhension de l’Etat doit être rapportée à cette nature sociale et institutionnelle. Et cela signifie enfin que la position politique de l’Etat est alors telle qu’il dispose des moyens lui permettant, sinon de réaliser totalement ces objectifs, du moins de peser fortement sur la relation politique interinstitutionnelle, et de tendre à la souveraineté.

160. Il semble pourtant que, chez de nombreux institutionnalistes 441qui se sont juridiquement

intéressés à l’Etat et aux corporations, cette perception de la spécificité de l’Etat ne soit pas exempte d’une vision très idéaliste de l’Etat. Elle entraîne une démarche qui quitte le domaine du descriptif pour déboucher sur une logique autre, et nie finalement la relation politique interinstitutionnelle – et au-delà le champ social – au profit de la souveraineté de l’Etat. Elle ramène le phénomène explicatif de l’institution à une simple dimension historique et conjoncturelle, qui explique comment s’est formé l’Etat, et qui néglige la dimension logique de l’analyse, celle qui a trait à une explication structurelle : ce qu’est l’Etat par essence, en tant qu’ordre juridique, à tout moment.

La conscience collective mise en avant par l’Ecole de Bordeaux rejoint ici l’évolutionnisme chrétien du Doyen Hauriou, pour mobiliser une philosophie transcendante de l’Etat, placée au-dessus des institutions, et extérieure à elles, c’est-à-dire échappant à la logique explicative de l’institution 442 : celle-ci joue certes au sein du système étatique, voire au sein

d’autres institutions, mais ne rend plus compte des relations interinstitutionnelles qui sont niées.

441 Au sens large, c’est-à-dire pas uniquement ceux qui, tel Hauriou, se sont dits institutionnalistes, mais ceux qui ont mis en oeuvre une analyse épistémologiquement institutionnaliste, comme Duguit, même s’ils ont pu pour d’autres raisons rejeter le terme. S’il est vrai que l’Ecole de Bordeaux autour de Duguit et Durkheim s’est opposée, parfois vivement quoique sans animosité aucune, aux conceptions d’Hauriou (et réciproquement), les commentateurs n’ont peut-être pas suffisamment noté que cette opposition était toute relative rapportée à une approche institutionnelle commune, qui les oppose, en revanche, très radicalement à la doctrine dominante. Pour une analyse de cette approche commune, V. : J. A. Mazères, Théories institutionnelles de la connaissance juridique, cours de DEA de droit public, Université de Toulouse 1, 1994 ou J. Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, 1992, spéc. p. 42-43.

442 La lecture de la Science sociale traditionnelle montre bien dans quelle optique Hauriou aborde cette transcendance, dont on trouvera le couronnement dans les premiers chapitres de son Précis de droit constitutionnel. V. La science sociale

La transcendance sociale ou la transcendance catholique aboutissent ici à rejeter le social et la dialectique politique au profit de l’unité juridique : parce qu’il y a l’Etat, qui intègre l’ensemble du champ social dans sa sphère, il n’y a plus d’institutions ni de relations entre elles ; tout est médiatisé par le droit de l’Etat, qui, effectivement, est alors affirmé comme unique et souverain, supérieur à la société civile.

161. Est-ce là le prix à payer pour ne pas gommer l’individu du social ? C’est sans doute ce

qu’ont pu penser Hauriou et Duguit, très prudents vis-à-vis de la question fondamentale de la liberté politique 443 : comment saisir des relations interinstitutionnelles qui puissent à la fois

déboucher sur un ordre interinstitutionnel protecteur de l’individu, et qui n’enferment pas l’individu dans un ou plusieurs groupes ? Il est vrai qu’à observer la tendance corporative de certains institutionnalistes tel Renard, cette prudence n’est pas excessive.

Mais la réponse est décevante : au sommet, l’unité et la suprématie étatique sont reconstituées. L’équilibre est postulé, et le pluralisme social encadré. L’individu a des relations institutionnelles dans la famille (ou dans d’autres groupes) d’un côté, et des relations institutionnelles dans l’Etat d’un autre côté. Mais il y a césure, et on retombe sur un schéma rassurant droit public/droit privé qui, s’il ne nie pas les phénomènes institutionnels dans la sphère privée et dans la sphère publique, les limite au jeu interne des institutions (le droit disciplinaire), sans inscrire la relation interinstitutionnelle dans son champ, relation qui se résorbe dans le juridique, dans l’Etat. D’une part alors, l’Etat ne connaît pas de sujets institutionnels, il ne connaît que des personnes juridiques. Et entre institutions, d’autre part, il n’y a plus d’analyse institutionnelle ou phénoménologique, mais bien une analyse de type classique.

162. Le projet politique qui tend à souligner les dangers de relations interinstitutionnelles est

éminemment respectable. La réponse scientifique, elle, nous semble discutable 444, qui nous

paraît, en confondant l’approche descriptive et l’approche prescriptive, empreinte finalement d’un jusnaturalisme certain. Elle tend à confondre le juridique avec le politique : avec la politique que l’Etat peut ou veut mener vis-à-vis des autres institutions, notamment grâce au droit, mais dans une relation directement politique 445.

La vision même de l’institution chez Hauriou le démontre. Si le doyen toulousain a bien vu que les groupes sont homogènes par rapport à leur objet tout autant que par rapport à leurs sujets, il ne semble pas avoir insisté sur le fait que ces sujets peuvent s’inscrire dans une multitude d’institutions, parfois convergentes, parfois divergentes, et dont le degré de cohésion est très

443 Et c’est finalement de la même manière, et pour les mêmes raisons, qu’Hegel fait apparaître l’Etat dans la dialectique qui conduit de l’individuel à l’universel. Cf. Principes de la philosophie du droit, Gallimard, Paris, 1963.

444 Rappr. sur les conditions méthodologiques d’une science du droit prescriptive : A. Jeammaud & E. Serverin, Evaluer le

droit, D. 1992, chron., p. 192 et s.

445 C’est à notre sens ici, comme nous le dirons, que doit être posée la question de la liberté de l’individu : c’est une question de politique de l’Etat, dont on attend une réponse politique, ce qui mettra en oeuvre des instruments juridiques, idéologiques, etc.

variable 446. Or il faut bien conjuguer, pour rester à des exemples simples, l’entreprise et le

syndicat, l’association et la fédération, la famille paternelle et la famille maternelle, etc.

Cette vision de l’institutionnel, très ordonnée et rationnelle, se retrouve dans sa conception de l’idée directrice. S’il est vrai qu’elle laisse place à un certain réalisme, en insistant sur le trouvère 447 et en ne se référant pas à un hypothétique contrat social, les circonvolutions

auxquelles Maurice Hauriou doit se livrer pour instaurer une adhésion au moins indirecte à cette idée directrice, ou en tous cas aux procédures qui sont mises en place pour elle, cachent mal que le consentement et la conscience ne sont pas nécessaires à l’institution définie comme fait social 448.

La cohésion peut être idéale. Elle peut être aussi simplement matérielle. Nier ici la puissance privée ne permet pas de la combattre et la notion d’ idée directrice, dans l’analyse institutionnelle de Maurice Hauriou, relève alors davantage de l’abstraction qu’elle ne rend compte du fait existant 449. Elle doit être précisée par une analyse réellement phénoménologique, s’attachant à

observer si l’idée directrice est réellement au fondement de l’institution, ou si elle est aussi, et d’abord, une construction idéologique destinée à légitimer une cohésion forcée : c’est ce type d’analyse que propose notamment Jacques Chevallier à propos de la Nation dans la construction du couple institutionnel Etat-Nation 450. Or, ce type d’analyse conduit à souligner, avant (dans

une perspective chronologique si on le souhaite), mais surtout devant (dans une perspective d’explication logique), la réalité des relations interinstitutionnelles, politiques, dans le champ social, qui impliquent l’Etat en tant qu’institution, et non en tant que transcendance.

163. Cette relation politique entre l’Etat et la famille, entre deux institutions, est celle qui a

déjà été évoquée, dont les philosophes ont fourni une présentation logique et les sociologues une vérification empirique : une relation ambivalente de concurrence et de dépendance. Parce que la nature des deux institutions est comparable, ces liens sont indissociables. Sans les fonctions que remplit la famille, l’Etat-Nation n’est probablement pas possible, ou, pour l’écrire plus exactement, n’est probablement pas concevable : il ne peut constituer cette construction immatérielle qui fédère des phénomènes matériels (normes, force publique, services publics, etc.), en fournit la cohérence explicative et le modèle persuasif, et qui est l’institution. Cependant, toutes les familles, toutes les fonctions, ne permettent pas à l’Etat-Nation de se réaliser.

446 On trouve, en revanche, une telle approche chez Georges Scelle, Droit international public, Domat, 1948.

447 L’idée, nécessairement collective et objective pour pouvoir être partagée, n’émerge pas, comme chez Duguit par exemple, des consciences collectives. En tant que phénomène objectif – on est alors proche de la notion de paradigme, telle qu’elle est au moins définie en épistémologie par T. S. Kuhn, (La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983) –, l’idée est perçue par les consciences subjectives. Mais pour qu’elle puisse s’imposer à d’autres individus, qui n’en ont pas immédiatement conscience, il est nécessaire que des consciences individuelles minoritaires (les trouvères), qui découvrent l’idée, essaient de mettre en place des structures. On comprend que cette approche, très romantique dans sa présentation, ait pu séduire Carl Schmitt. On sait aussi ce qu’il en est advenu.

448 Au sens de Durkheim. V. note 416.

449 C’est d’ailleurs ce que reproche Jean Dabin à l’approche institutionnelle de la famille, même s’il vise plus Renard qu’Hauriou. V. Sur le concept de famille, Miscelanea Vermeersch, t. 2 in Analecta Gregoriana t. X, Rome, 1935.

Dès lors, cette relation politique entre la famille et l’Etat pourrait s’orienter dans des sens multiples. L’institution nationale doit tenter de la maîtriser, dans un sens qui est pour elle celui de l’utilité constitutive. La réalité de cette relation interinstitutionnelle débouche ainsi sur la détermination des choix politiques essentiels qui permettront de dire non ce qu’est la famille pour la Nation, mais ce qu’elle doit être pour l’Etat, et qui s’incarne dans la constitution de l’ordre juridique de l’Etat comme ordre du devoir-être. L’Etat permet de reconstruire la relation politique entre la famille et la Nation en relation juridique, afin d’orienter la réalité de cette relation politique dans le sens du choix politique nécessaire à la cohésion de la Nation.

Cette relation, forte, de dépendance politique, se traduit alors par la protection de la famille, élément indispensable à la cohésion nationale et à ce titre élément constitutif de l’Etat, face juridique de la Nation, destinée à lui permettre de durer. Mais l’orientation de la famille pour cette cohésion implique la mise en oeuvre d’une technique de protection souple, qui permette à l’Etat de sélectionner les formes ou fonctions familiales à protéger ou à combattre, dans le respect des valeurs qui fondent la cohésion nationale, et pour leur effectivité politique. Ce sont ces deux éléments contradictoires qu’il faut alors imposer dans le champ social, aux autres institutions, en maîtrisant la relation interinstitutionnelle. L’Etat est alors un instrument essentiel pour cela, la réponse juridique de la Nation. Cette réponse est nécessairement construite relativement à ces autres institutions. Apparaît ainsi une deuxième relation, la relevance, qui fixe le statut des institutions dans l’Etat, et qui est la conséquence instrumentale de ce rapport, l’expression du devoir-être de la relation politique : c’est grâce à elle, et particulièrement en son sein grâce au droit public, que la famille peut être inscrite à la fois dans une perspective de protection et dans une perspective d’orientation.

C’est de ce point de vue enfin que peuvent être appréciées les questions de la personnalité juridique de la famille, et plus largement celles qui ont trait à cet objet : communauté de vie ou filiation (et notamment la question de la sépulture ou des souvenirs de famille) ; statut de l’enfant, au regard notamment des questions de majorité ; nationalité de la personne juridique au regard du code de la nationalité en cas de familles plurinationales ; etc. Mais plus globalement, c’est l’ensemble du système juridique qui est à interroger, parce que l’institution familiale s’impose dans son existence réelle à l’Etat et à ses sujets (individus) et que la relevance en traduit la reconstruction juridique : fiscalité, droit du travail 451, politique de la ville, de l’urbanisme, ou de

l’aménagement du territoire, du logement, par exemple, s’articulent dans leur aspect technique pour dégager une réalité politique qui ne peut être approchée sans la prise en compte de cette

451 V. par exemple la prise en compte de l’institution familiale comme ordre spécifique dans la réglementation sur le travail de l’enfant dans l’entreprise familiale. Cf. A. Bouilloux, L'âge du salarié, Université Lumière–Lyon II, 1993. Adde : Centre du droit comparé des pays latins de l’Université de Toulouse 1, L’entreprise familiale en Europe, actes du colloque de mars 1993, Ann. Toulouse 1994 & A. Supiot, Femme et famille en droit du travail, in Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, Le droit non civil de la famille, PUF, 1983, p. 375 et s.

dimension politique globale 452. Seule, au-delà des normes éclatées et peut-être même parfois

apparemment incohérentes, cette dimension, en constituant la relevance, éclaire le statut juridique concerné.

B – La « relevance juridique » de la famille : le

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