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B – Une opposabilité limitée à l’effectivité de la liberté.

216. Aux côtés de l’intimité familiale, que l’Etat doit s’abstenir autant que possible de

troubler, et pour laquelle il doit éventuellement prendre des mesures positives, on s’est demandé si la protection de la famille n’offrait pas à l’individu un droit-créance sur l’Etat, c’est-à-dire si le droit à la famille normale pouvait être aussi le droit d’exiger de l’Etat les conditions matérielles, économiques, ou autres, permettant la réalisation de la vie familiale normale. Malgré un énoncé ambigu, la norme générique n’a pas intégré cette dimension, peu cohérente au regard de sa

609 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique, Série A n° 31 (annexe). 610 26 mars 1985, X & Y c/ Pays-Bas (annexe).

génération : admettre ce droit limiterait par trop les prérogatives étatiques, et nuirait in fine à ses fonctions politiques à l’égard de la famille.

217. L’alinéa 10 du Préambule de la Constitution de 1946 dispose, comme nous l’avons vu :

« La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Ce texte constitue incontestablement un énoncé juridique qu’on ne peut tenir pour uniquement programmatique 612, parce que la notion d’énoncé juridique programmatique est critiquable.

On a pourtant affirmé pendant longtemps qu’il existait, au sein du droit en général, et du bloc de constitutionnalité en particulier, deux types de dispositions. Les unes seraient pleinement juridiques en ce qu’elles fixeraient des droits et des obligations à la charge de l’Etat ou des individus. Les autres seraient uniquement programmatiques ; elles n’auraient pas une valeur juridique mais se contenteraient d’affirmer les grandes lignes de la politique étatique. Il y aurait alors partition entre droit et idéologie, entre norme et politique.

Les dispositions du Préambule de 1946, même élevé au rang constitutionnel, seraient dans cette perspective, pour une large part, des dispositions de la catégorie des affirmations programmatiques. On a fait alors valoir qu’elles sont très imprécises et qu’elles ne postulent directement ni obligation pour l’Etat, ni droits pour les individus. L’alinéa 10 ne dérogerait pas à cette imprécision et ne serait donc pas normatif. La doctrine constatait ainsi avec Jean Boulouis que cet alinéa « est bien trop vague pour servir de référence à quelque sanction que ce soit » 613.

Il n’est plus aujourd’hui possible de s’en tenir à une affirmation aussi tranchée.

Si le Conseil constitutionnel avait pu, dans un premier temps, laisser ouverte la possibilité d’une séparation entre dispositions du Préambule ayant valeur de droit positif et dispositions programmatiques, en estimant que la loi ne méconnaissait «aucune des autres dispositions ayant valeur constitutionnelle édictées par » le Préambule de la Constitution de 1946 614, on considère

désormais qu’il refuse « de faire une distinction entre [les dispositions] et les considère toutes comme directement applicables » 615.

Surtout, le concept de disposition programmatique renvoie à une conception figée de la norme, en ce qu’il différencie d’un côté un texte a priori normatif qui aurait immédiatement toutes les qualités pour s’appliquer, et de l’autre côté des dispositions qui, ne présentant pas ces caractères, ne pourraient être normatives, même après un traitement juridictionnel.

612 Pour une présentation générale de la valeur normative de cet énoncé, Cf. M. Clapié, De la consécration des principes

politiques, économique et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps, études de droit public, thèse, droit,

Montpellier, 1992.

613 Famille et droit constitutionnel, in Etudes offertes à Pierre Kayser, Presses Universitaires d'Aix-Marseille, 1979, T. 1, p. 153.

614 15 janvier 1975, Déc. 54 DC (annexe) : les mots « autres dispositions » accolés à « ayant valeur constitutionnelle » pouvaient faire supposer que seules certaines dispositions avaient cette valeur.

Si, comme nous l’avons considéré, la norme n’est pas une règle de conduite mais un modèle pour les actions les plus diverses des acteurs juridiques 616, aucun énoncé juridique ne

présente directement un caractère normatif. La règle de droit, quelle qu’elle soit, ne peut être qu’un texte, un discours juridique, qu’il appartiendra éventuellement aux acteurs de mobiliser. C’est cette mobilisation, en des formes particulières liées à la compétence juridique de certains acteurs (autorité législative, réglementaire ou juridictionnelle), qui transforme réellement l’énoncé en norme, c’est-à-dire qui, grâce à un fait de volonté, attache des effets de droit à l’énoncé.

Dès lors, en ce que toute norme est d’abord un discours, il ne saurait y avoir de distinction entre un discours normatif (c’est-à-dire un discours appliqué) et un discours programmatique (c’est-à-dire un discours non mobilisé).

Tout énoncé a vocation à être ainsi mobilisé. Il ne peut y avoir de différence qu’entre un énoncé non mobilisé mais susceptible de l’être et un énoncé appliqué, et non entre un énoncé appliqué et un énoncé inappliqué, qui voudrait dire inapplicable.

Tout énoncé juridique doit ainsi être considéré comme ayant nécessairement une fonction qui est à la fois politique et juridique, à la fois potentiellement normative et idéologique ou programmatique.

218. La question qui se pose alors n’est plus d’identifier la norme par rapport au programme,

mais bien de déterminer le sens de l’énoncé dans l’opération normative.

La doctrine dominante oppose ici la règle au principe 617. Les deux ont valeur normative

mais la règle serait suffisamment précise pour être appliquée sans avoir à être interprétée, alors que le principe nécessiterait un acte pour le préciser. Sous une forme en apparence nouvelle, cette opposition nous semble relever de la même problématique que la distinction des dispositions normatives et des dispositions programmatiques. Tenant compte du pouvoir de l’autorité d’application, et particulièrement du juge, cette grille classique oppose, là encore, un texte qui serait appliqué sans acte de volonté 618 parce que précis (la règle) à un énoncé inapplicable

directement et à partir duquel le juge créerait la norme (le principe). En réalité, une distinction aussi tranchée nous apparaît illusoire.

D’une part, il semble bien que la norme n’existe que pour autant que l’énoncé est invoqué. Si personne ne veut prendre la norme pour modèle, on dira qu’elle est ineffective. Mais si aucune autorité normative ne prend en amont l’énoncé comme modèle pour une norme, alors la norme ne sera pas ineffective, car cette norme sera inexistante (énoncé « non normatif »). Ainsi faut-il, pour qu’il y ait norme, que le juge par exemple veuille par un premier acte de volonté se référer à cet énoncé afin d’en déduire ou d’en extirper la norme.

616 V. titre précédent.

617 V. par exemple B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel, principes directeurs, STH, 1988.

618 Ce qui signifie en substance qu'il y aurait norme dès l’énoncé, avant même sa mise en oeuvre par l’acteur juridique compétent.

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