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Etat et famille possèdent des caractères semblables, qui tendent à les faire apparaître, pour l’individu, comme deux institutions en concurrence.

B – L’appréciation en tant que propositions de droit.

67. Etat et famille possèdent des caractères semblables, qui tendent à les faire apparaître, pour l’individu, comme deux institutions en concurrence.

Parmi l’ensemble des collectivités qui saisissent l’individu, la famille et l’Etat se rapprochent par leur aspect obligatoire : ce sont ainsi deux groupements auxquels on ne peut se soustraire, et cette obligatoriété tend à les distinguer des collectivités « ordinaires » 183. A moins

en effet de limiter l’idée de famille au simple couple 184, la particularité de ce groupe est, comme

pour l’Etat, d’englober l’individu pour partie hors de son consentement 185. On naît dans une

famille. On appartient à une famille, et même si, adulte, on est libre d’en fonder ou non une autre, on s’extrait de celle dans laquelle on est né, ou on s’en dispense, tout aussi difficilement que l’on s’extrait ou se dispense de l’Etat 186. La famille ne participe donc pas pleinement de la logique du

contrat qui sous-tend les personnes morales de droit privé. C’est en effet une banalité qu’on a quelques scrupules à rappeler, mais il faut bien avoir à l’esprit que le propre de la famille, toute considération juridique mise à part, est que chaque personne, au moins un instant dans sa vie (pour envisager le cas heureusement rarissime de l’individu qui n’aurait plus aucune famille par parenté ou alliance), l’instant t de sa naissance, en a, ou en a eu une. Et chaque fois, il n’y a pas eu lieu pour cette personne à y consentir, non plus qu’il n’y a eu la possibilité de s’en extraire : on peut refuser sa famille comme communauté de vie ou d’affection ; on peut parfois rompre par certaines voies le lien familial juridique ; on ne peut faire disparaître qu’on est fils ou fille de quelqu’un, ou qu’on l’a été, au moins biologiquement.

En ne raisonnant plus maintenant uniquement sur l’appartenance obligatoire, et en introduisant l’élément de pouvoir 187, qui est indissociable de la relation familiale – pouvoir d’une

personne sur des biens affectés de droit ou de fait à la vie familiale, pouvoir d’une personne sur une autre personne, et principalement l’autorité parentale : garde, éducation, choix des modes de vie, etc. –, nous rencontrons des techniques marquées par l’unilatéralité 188. Elles ne sont pas

caractéristiques du droit privé, même si on les y rencontre. Et surtout, en raison de l’impossibilité de faire remonter cette unilatéralité à un consentement juridique préalable, tel le contrat de travail s’agissant des prérogatives unilatérales de l’employeur, elles révèlent un pouvoir dont on dirait

183 On objectera peut-être qu’il est en droit privé des institutions, choses plus que personnes d’ailleurs (pour utiliser le vocabulaire de M. Hauriou), pour lesquelles l’adhésion est obligatoire (assurance automobile, etc.). Mais cela n’est qu’un impératif conditionnel : il est juridiquement possible de renoncer à se placer dans une situation qui commande cet impératif, quitte (et en cela l’argument strictement juridique, pour exact qu’il soit, est bien théorique) à renoncer aux avantages ou droits que procure cette situation. A l’exception de ce qui se passe pour une partie du droit de la famille ... nous y reviendrons.

184 V. les conséquences juridiques au § suivant.

185 Pour partie seulement, car des techniques juridiques permettent de s’extraire du groupe (V. infra) et parce que, sauf à ramener toute les familles à un mythique ancêtre commun, il faut bien admettre que lorsqu'on fonde une nouvelle famille, on s’extrait d’une certaine manière (V. infra) de celle dont on est issu.

186 Comme en témoigne par exemple le devoir d’aliment.

187 Cf. de ce point de vue l’étude extrêmement importante d’E. Gaillard, Le pouvoir en droit privé, Economica, 1985. 188 Ni l’aménagement de l’autorité parentale et l’exercice en commun qui en résulte, ni son contrôle n’occultent ce caractère unilatéral : l’unilatéralité ne tient pas à l’unité de l’auteur de l’acte mais bien au caractère instrinséquement normateur de l’acte, qui modifie l’ordonnancement juridique sans que son destinataire ait à y consentir.

volontiers, si on n’avait pas peur d’être mal compris, qu’il n’est pas sans présenter des analogies avec la structure d’un « droit réel » 189 : analogie structurelle non pas parce que le droit porterait

sur une chose, mais parce que, droit sur un individu qui n’a pas à y consentir, il révèle une situation exorbitante du droit privé, que l’on ne retrouve guère, dès lors qu’il ne s’agit plus de choses mais d’individus, qu’en droit public 190.

Il résulte de cela que la famille est pour l’individu un fait social, au sens que Durkheim donne de ce terme, c’est-à-dire « un fait qui se reconnaît au pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou est susceptible d’exercer sur les individus », fait externe à l’individu et qui s’impose à lui, ne serait-ce que par sa présence. Mais elle est également un fait social pour l’Etat, parce qu’elle est pour l’individu un fait social concurrent de l’Etat. L’affirmation peut surprendre, si l’on se place d’un point de vue général et objectif : comment la famille, sans statut juridique, sans pouvoir de contrainte légitime, sans moyen véritable d’action apparent, pourrait-elle concurrencer cette machine souveraine que les juristes voient dans l’Etat ? Elle paraîtra bien plus acceptable si l’on se place du point de vue subjectif de l’individu, le seul finalement qui compte ici, puisque c’est cette subjectivité qui doit également accepter ce qui n’est qu’une construction intellectuelle, l’Etat, avec les attributs de souveraineté qui s’y attachent 191. Or de ce point de vue, il est clair

que l’individu est saisi de manière totale par ces deux institutions : hors son consentement, à tout instant, en tous lieux. Des deux, il n’est a priori aucune échappatoire, sauf mise en jeu de procédures longues et complexes, nullement comparables à la démission d’un emploi ou d’une association par exemple. Et toujours de ce point de vue, il est possible que les pouvoirs étatiques et familiaux se concurrencent, parce que notamment ils n’obéiraient pas aux mêmes objectifs.

68. Le thème est classique. La littérature n’a-t-elle pas construit quelques-uns de ces plus beaux chefs-d’oeuvre autour de lui ? Il suffit de penser, par exemple et chacun a dans ses souvenirs ses propres lectures, à l’opposition du coeur (la famille) et de la raison (l’Etat), chez Chrétien de Troyes 192. Il faut surtout saisir comment cette concurrence se manifeste

essentiellement et comment elle peut être gérée. A cet égard, on doit souligner comment la famille

189 Quand nous disons « structure d’un droit réel » nous disons très exactement que l’individu, généralement l’enfant, se trouve dans une situation que l’on rencontre habituellement en droit privé pour les choses, et non pour les individus. Il est ainsi très révélateur que l’on ne trouve, pour caractériser la structure de ce pouvoir, qu’une expression par référence à une « chose » (jus in re), de laquelle il faut partir pour construire éventuellement un équivalent qui puisse à la fois marquer la structure du droit (jus in) et son objet (la personne et non la chose) : jus in persona. Cela ne veut donc en rien dire qu’en fait l’individu est traité comme une chose, ni même que le droit habilite un individu à traiter un autre individu sans tenir compte de sa nature humaine. Mais le fait que les droits de l’enfant soient pris en considération et garantis n’empêche pas que, structurellement, l’enfant se trouve dans une situation qui l’implique juridiquement sans qu’à aucun moment cette situation ne puisse s’analyser, de près ou de loin, comme la manifestation d’un droit personnel : jus ad personam.

190 Même en droit du travail par exemple, le pouvoir est ramené ab initio au contrat, c’est-à-dire à l’expression du consentement.

191 Sauf en effet à faire de l’Etat un totalitarisme de tous les instants, il faut bien admettre qu’il repose d’abord et surtout sur la conception que ses sujets s’en font. La force et la souveraineté de l’Etat, au moins sa souveraineté intérieure, sans laquelle il n’est aucune souveraineté extérieure, c’est bien que chaque individu subjectif perçoive comme existant ce qui n’a aucune existence matérielle, l’Etat.

et l’Etat sont deux moments de l’éveil de l’individu au collectif, comment, par ces institutions, il prend conscience de sa nature sociale, mais également comment ces deux collectifs ne participent pas de la même dimension, proposant ainsi deux horizons collectifs totalement différents. Parce que l’Etat tend à l’universalité, ou, du moins, se présente comme tel (ce que montre le concept d’intérêt général), il doit s’appuyer sur la dimension collective que la famille fait percevoir à l’individu, mais il doit également parvenir à nuancer cette dimension, et à ne pas la faire apparaître comme une frontière ou une limite au collectif.

69. Il n’est pas inutile alors de repartir de la manière dont ces deux collectifs que sont la

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