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Il n’est pas inutile alors de repartir de la manière dont ces deux collectifs que sont la famille et l’Etat se constituent l’un par rapport à l’autre, et comment cette constitution est à la fois

B – L’appréciation en tant que propositions de droit.

69. Il n’est pas inutile alors de repartir de la manière dont ces deux collectifs que sont la famille et l’Etat se constituent l’un par rapport à l’autre, et comment cette constitution est à la fois

juridique et politique.

On peut ainsi rappeler avec Hannah Arendt comment, à l’origine, la famille relevait bien du droit privé en ce que le terme même de droit privé signifiait, en réalité, privé de droit, par incorporation dans le groupe familial : dans la Grèce antique, la famille s’inscrit dans le domaine de l’économique, lieu de la vie forcée et naturelle, lieu d’inégalité 193. A l’inverse, le domaine du

politique est le domaine de la liberté et de l’égalité, auquel seul pourtant le chef de famille a accès : ni la famille en tant que groupe, ni a fortiori les individus qui la composent en dehors du chef, n’ont directement accès au politique et au droit. Si cela fait implicitement de chaque famille une entité reconnue dans le politique par la reconnaissance de liberté octroyée de manière égalitaire à chacun des chefs de famille, l’existence même de la famille prive tous ses autres membres de droits publics (c’est-à-dire, dans notre conception moderne et positiviste, de droits).

L’individu est alors bien pris dans une dimension collective, mais ce collectif ne l’ouvre pas à l’universel, parce qu’il tend à l’enfermer dans la communauté familiale. Cependant, parce qu’elle est déjà plus que l’individuel, parce qu’elle est déjà communauté, et parce qu’elle fonctionne comme l’Etat sur le mode de la nécessité, de la puissance et de la généralité, la famille est une étape sans laquelle l’Etat ne saurait exister. Si l’histoire des idées politiques est fortement marquée par une telle analyse 194, sur le plan historique (la famille précède l’Etat) ou sur le plan

métaphorique (l’Etat se construit et fonctionne comme la famille 195), c’est essentiellement la

construction hégélienne, relayée ensuite par d’autres approches, marxistes notamment, qui a le plus clairement mis en valeur cette dialectique 196. Mais pour être sans doute moins systématisée,

193 Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1983, spécialement le chapitre II : Le domaine public et le domaine

privé.

194 A titre de présentation, V. C. Bruschi, Essai sur un jeu de miroir : famille / Etat dans l'histoire des idées politiques, in Association française des historiens des idées politiques, L'Etat, la révolution française et l'Italie, PUAM, 1990. ; J. F. Spitz, L'Etat et la famille, Droits n° 16, 1993, p. 59 et s.

195 Cf. M. Borgetto, Métaphore de la famille et idéologie, in Faculté de Droit et des Sciences Sociales de Poitiers, Le droit non civil de la famille, PUF, 1983, p. 1 et s.

196 Il faut ici penser à ce texte capital de la philosophie politique et juridique que sont Les principes de la philosophie du

droit, dans lequel Hegel s’attache à montrer la constitution de l’Etat comme universalité dépassant et englobant les

individus et leurs collectifs (Gallimard, 1963). Sur la famille chez Hegel, V. : P. Dupire, Famille, besoin, travail et société

une telle réflexion sur les collectivités, naturelles ou non, comme étape dans l’éveil de la conscience individuelle à la communauté sociale d’abord, à l’universalité politique ensuite, s’étend bien au-delà de la philosophie allemande : on la retrouve, pour s’en tenir à un exemple universellement connu, chez Alexis de Tocqueville, à propos de la commune, de l’association et finalement de la famille 197.

Tout l’effort intellectuel du christianisme d’abord, du libéralisme politique ensuite, a ainsi porté sur la recherche de l’individu dans les groupes élémentaires et sur la construction de la personnalité juridique à octroyer à cet individu pour qu’il puisse s’ouvrir à l’universel, au politique, et que l’Etat puisse de ce fait s’en saisir directement hors de l’économique.

70. Ainsi la construction de l’Etat lui-même, entendu comme ordre juridique spécifique, c’est-à-dire comme un ensemble de normes souveraines sur un territoire et la population qui s’y trouve, n’est possible qu’à partir de ces groupes primaires dont la famille constitue l’archétype. Cependant, une telle construction exige alors que ces groupes se résorbent dans cet ordre juridique souverain 198. De ce point de vue, l’émergence d’une entité juridique souveraine telle que l’Etat

ne peut se faire qu’en niant la réalité sociale des entités à partir desquelles il se constitue, telles les familles. L’Etat doit déconstruire cette réalité en objet juridique. Cela ne signifie pas nécessairement que l’objet juridique construit soit sans rapport avec ces réalités : il pourra en être la copie juridique, aussi près du modèle que possible, comme à l’inverse il pourra en être fort éloigné ; c’est là une question de politique du droit. Mais cela signifie que l’Etat met en place des normes qui tendent à nier que ces réalités existent en dehors de lui, et qui donnent à ces réalités sociales un statut en son sein : par là, l’Etat les intègre et peut, grâce à cette intégration, construire sa souveraineté.

71. A cet égard, l’analyse d’Hannah Arendt mérite attention pour la compréhension du droit moderne, celui de l’Etat démocratique libéral. Comme le montre l’auteur, le glissement progressif de l’économique, qui constituait le champ de l’activité familiale et de l’espace privé, vers l’espace public, exige une autre approche et une autre forme d’Etat que celles de l’Etat antique, spécifiques à cette modernité libérale.

L’individu, qui existait dans la sphère politique, n’y existe plus ; celle-ci ne connaît en effet que des personnes juridiques, sujets de droit, égales en droit, n’ayant pas d’individualité subjective, mais dont le conformisme, c’est-à-dire la conformité aux postulats constitutifs de l’Etat, à ses valeurs politiques fondamentales d’égalité juridique, est la condition nécessaire que réalise la personnalité juridique. C’est là l’idée de base de tout le droit libéral : les hommes naissent libres et égaux en droit, ce qui signifie à la fois qu’ils ont une égalité de droits, et qu’ils

197De la démocratie en Amérique, à plusieurs reprises et spéc. 3e partie, chap. VIII, in Oeuvres, Robert Laffont/Bouquins,

1986, p. 559 et s.

198 Se résorber étant pris au sens de absorption par un corps ou un système, et non au sens dérivé de disparition, sachant cependant que cette absorption peut, parfois, avoir pour effet la disparition.

sont égaux dans la sphère du droit ; mais cela signifie également que tout ce qui fait leur spécificité, leur inégalité subjective ou objective, leur personnalité au sens psychologique du terme, pour tout dire leur individualité, est hors du droit.

Au contraire, c’est là où il n’existait pas que l’individu resurgit : dans la famille, dans l’espace privé. C’est en effet là que l’homme échappe – ou tout au moins pourrait échapper – aux normes qui le saisissent dans l’espace public pour pouvoir s’exprimer dans sa totalité et son immédiateté, débarrassé du masque de la personnalité juridique ; mais pour ce faire, il est indispensable que la famille échappe elle-même à l’espace public : réduite à l’intimité des individus, elle se trouve sans statut dans cet espace public 199. C’est ainsi que Tocqueville peut

constater : « la démocratie détend les liens sociaux, mais elle resserre les liens naturels. Elle rapproche les parents en même temps qu’elle sépare les citoyens » 200.

Le conformisme est, en effet, dépendant du droit, qui doit d’abord s’attacher à un statut juridique du collectif, et particulièrement de la famille, ne faisant pas obstacle à la construction de l’Etat comme universalité.

Cette construction politique ne peut ainsi se réaliser qu’au prix de la déconstruction juridique des communautés du domaine privé, que celles-ci deviennent publiques – happées par l’Etat et reconstruites par le droit – ou qu’elles soient exclues du domaine juridique – privées au sens premier de droit–.

72. Le droit de l’Etat moderne manifeste ainsi une méfiance à l’égard des groupes, méfiance révélatrice d’une pensée politique logiquement centrée sur l’individu, et ainsi d’un véritable individualisme méthodologique, pour emprunter un concept sociologique 201.

La Révolution française a voulu supprimer les groupes intermédiaires 202 et n’admettre

de collectif que public dans cette perspective de liberté et d’égalité. Ce n’est que tardivement que le législateur a admis l’association d’individus, syndicale, politique ou civile 203. Encore était-ce

sous l’empire de la liberté d’adhérer et a-t-il fallu qu’une volonté politique des pouvoirs publics se traduise par la mise en place par la loi (expression s’il en est de la puissance publique) d’un régime juridique approprié : le contrat (expression de la liberté individuelle) 204.

199 Rappr. du livre classique de J. Habermas, L'espace public, Payot, 1978. 200 Op. cit. (n. 197) p. 563.

201 V., parmi une littérature abondante, les ouvrages classiques : E. Cayret, Le procès de l'individualisme juridique, Sirey, 1932 ; L. Duguit, Le droit social, le droit individuel et la transformation de l'Etat, F. Alcan, 1908 ; M. Waline,

L'individualisme et le droit, Montchrestien, 1945. Adde : J. A. Mazères, Théories institutionnelles de la connaissance juridique, cours de DEA de droit public, Université de Toulouse 1, 1994.

202 L. Le Chapelier des 14 & 17 juin 1791.

203 Partis politiques (art. 4 Const. du 4/10/1958), syndicats (L. 21/3/1884), associations (L. 1/7/1901). Encore faut-il noter que le juge constitutionnel est heureusement intervenu pour garantir le droit au groupement : droit syndical (D. 144 DC du

22/10/1982 ; Pouvoirs 1983 chron. Avril & Gicquel ; Gaz. Pal. 1983.28/29 p. 6 ; RD publ. 1983 p. 333 note Favoreu ; Dr.

soc. 1983 p. 155 note Hamon) et liberté d’association (Déc. 44 DC du 16/7/1971, GDCC n° 19 avec bibliographie). 204 A cet égard, la collectivité comme collection d’individus succède à la communauté.

En matière familiale, l’individualisme issu de la Révolution française a alors durablement marqué le système juridique français. L’ensemble de la politique juridique que mène l’Etat libéral depuis la Révolution française révèle véritablement l’individualisme méthodologique dont nous parlions 205, et qu’incarne, au plan théorique, la doctrine subjectiviste centrée sur le sujet de droit

et l’autonomie de la volonté 206. A contrario, les périodes où libéralisme et démocratie ont été mis

entre parenthèses ont été favorables à la famille en tant qu’institution forte, et ont parfois mené, comme le régime de Vichy, une politique favorable à la personnalisation, sans toujours y parvenir.

Le consensualisme du droit privé, la puissance publique contrôlée (Etat de droit 207)

apparaissent donc comme les deux faces 208 d’un même mouvement protecteur de l’individu 209.

Le groupe en droit ne connaît de ce fait que trois positions. Soit il est issu du consentement et donc de l’exercice par la personne physique de sa liberté individuelle dans le cadre des statuts et des habilitations que l’Etat a mis en place, au travers du contrat d’association ou de société par exemple. Soit il provient directement des manifestations de la puissance publique en charge de la protection de la liberté individuelle, qui crée le groupe sans que ses membres aient à y consentir, par sa compétence normative, comme, entre autres, pour les collectivités locales ou les associations syndicales de propriétaires 210. Soit, enfin, il n’est pas juridiquement consacré et,

pour exister éventuellement hors de la sphère juridique, dans la réalité sociale, se trouve inexistant

de jure.

205 L’analogie est limitée, puisque la question posée n’est pas celle de la constitutionnalité de la famille-personne morale, mais celle de son existence ; il faut cependant constater que la tradition républicaine, et son corollaire normatif, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la république, ne font aucune place à la famille.

206 Cf. notamment S. Goyard-Fabre, Sujet de droit et objet de droit : défense de l’humanisme, in Sujet de Droit et objet de Droit, Cahiers de philosophie politique et juridique n° 22, Presses Universitaires de Caen, 1992, p. 7 et s. V. également les considérations générales présentées par J. F. Niort, La naissance du concept de droit social en France : une problématique

de la liberté et de la solidarité, RRJ, 1994, p. 773 et s.

207 Sur cette notion, V. J. Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, 1992.

208 Ce qui est vrai des institutions-personnes l’est aussi des institutions-choses (actes) : c’est la fameuse présentation de l’unilatéralité comme spécificité du droit administratif par rapport au droit civil à laquelle se réfèrent tous les manuels. Cf. J. A. Mazères, Acte administratif unilatéral et institution, cours de DEA de droit public, Université de Toulouse 1, 1985. 209 Etant entendu qu’en dernière instance, au regard de cette fondation politiquement marquée de l’ordre juridique, le droit privé lui-même se ramène à la puissance publique dans son existence et dans son contenu. C’est-à-dire que l’existence d’un droit privé qui ne soit pas une privation de droit et qui soit distinct structurellement du droit public, n’est pas une évidence mais une construction méthodologique nécessitée par l’individualisme politique (Rappr. de l’art. 66 de la Const. avec toutes ses ambiguïtés théoriques et ses conséquences pratiques : « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi » ; Cf. F. Fines, « L’autorité judiciaire, gardienne de la

liberté individuelle » dans la jurisprudence constitutionnelle, RFD adm. 1994, p. 594 et s.) & T. Renoux, Le Conseil constitutionnel et l’autorité judiciaire, L’élaboration d’un droit constitutionnel juridictionnel, Economica, 1984.

C’est en ce sens qu’on a pu dire que tout le droit est droit positif étatique, et que donc tout droit est public, niant l’existence même d’un droit privé (tel la Thèmis antique) : V. H. Kelsen, Théorie pure du droit (traduction française de la

2e édition de la « Reine Rechtslehre » par Charles Eisenmann), Dalloz, 1962. Pour une approche critique de l’analyse kelsénienne, V. infra , chapitre 2. Pour l’usage du droit privé dans une politique publique de la famille, V. 2e partie, titre 2.

De là vient l’extrême importance pour les libertés d’un contrôle de constitutionnalité permettant une inscription constitutionnelle du droit privé. V. F. Luchaire, Les fondements constitutionnels du droit civil, RTD civ. 1982, p. 249 et s. ; M. Frangi, Constitution et droit privé, les droits individuels et les droits économiques, Economica, 1992 (et la préface de L. Favoreu).

210 Rappr. pour l’existence d’une collectivité dans cette logique le très célèbre arrêt Canal de Gignac (T. Confl., 9/12/1899, GAJA n° 7 avec bibliographie).

73. La mise en oeuvre de la technique de la personnalité est ainsi indissolublement liée à

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