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B – La doctrine de la famille « personne morale réduite à la société conjugale ».

48. Ainsi, la famille n’étant pas de manière statique une personne, est-il possible que, de manière dynamique, le consentement des individus à un statut fasse naître la personnalité du groupe ? Certains juristes qui, comme Jean Carbonnier, se sont intéressés au mariage dans cette perspective ont pu le penser. Adoptant une démarche inverse à celle de René Savatier, il s’agit alors non pas de montrer que la famille est globalement une personne morale, mais de voir jusqu’à quel point il est possible d’admettre dans une logique subjectiviste un collectif juridique, c’est-à- dire un sujet de droit collectif, au sein du groupe familial, autour du couple qui se marie.

49. C’est dans sa thèse que Jean Carbonnier s’est attaché à démontrer que le couple qui se forme et qui se place ainsi par le mariage dans une situation matrimoniale, pour partie soumise au droit, constitue par cet acte une véritable société conjugale 156. Il est difficile de rendre compte de

cette démonstration, fort longue et d’une très grande rigueur, sans risquer d’en offrir une pâle caricature. Elle constitue pourtant une des plus remarquables tentatives pour bâtir un groupe personnalisé dans la réalité familiale, et, se limitant au régime matrimonial, elle fournit la recherche la plus rigoureuse pour une analyse subjectiviste du droit positif. C’est pourquoi, et même si son auteur a quelque peu nuancé le caractère absolu de ce qui peut sembler une oeuvre de jeunesse 157, il est nécessaire d’en faire l’examen.

50. L’idée soutenue par Jean Carbonnier peut s’exprimer comme suit : du seul fait du mariage, la loi établit entre les époux une société civile investie de la personnalité morale, que l’on appelle société conjugale ou ménage. Ses éléments constitutifs sont donnés par la réglementation même des régimes matrimoniaux. Parfois, à côté de cette société, existe une fondation privée, la

fondation dotale, dont les pièces constituantes s’identifient avec les règles de la dotalité 158.

Pour exprimer cette idée, l’auteur a dû, dans un premier temps, fournir un rigoureux travail sur les méthodes, afin de bien circonscrire les problèmes envisagés. Ce travail permet une approche réaliste de la personnalité morale dans la famille, qui puisse se rattacher à l’individualisme méthodologique et au consensualisme.

156 Le régime matrimonial, sa nature juridique sous le rapport des notions de société et d'association, Y. Cadoret, Imprimerie de l'Université, Bordeaux, 1932.

157 Il ne s’agit que de nuances, et non d’un abandon, comme le montre l’introduction du manuel de l’auteur sur la famille : « [...] on aurait sans doute moins de difficulté à faire fonctionner la famille-domus, le ménage – surtout lorsque, mariés sous le régime de la communauté, les époux ont déjà rassemblé leurs intérêts patrimoniaux dans une espèce de société civile – » (J. Carbonnier, Droit civil : la famille, les incapacités, PUF, 1992).

158 V. conclusion de la thèse (n. 156) p. 809. Adde P. Raynaud, La nature juridique de la dot, Essai de contribution à la

51. Le premier des efforts de Jean Carbonnier est d’ordre méthodologique 159.

Pour l’auteur, la personnalité morale doit être conçue comme une réalité 160. Cette réalité

n’est pas d’ordre métaphysique mais participe de la même réalité que la personnalité physique. Les deux se résolvent dans le concept d’intérêt, individuel pour la personnalité physique qui est empiriquement observable, collectif pour la personnalité morale que l’on ne peut matériellement se représenter.

Mais, à la différence des théoriciens de l’institution 161, Jean Carbonnier estime qu’il y a

identité entre la personnalité morale et la personnalité juridique 162. Dès lors, l’auteur va

s’efforcer de conduire une analyse juridique qui lui permette, au-delà de l’intuition qu’existe un groupe, de rechercher d’abord ce qui juridiquement manifeste l’existence d’un sujet collectif de droits, et d’en fixer ensuite précisément l’étendue. On perçoit ainsi clairement en quoi le projet diffère de celui de René Savatier, qui s’attachait à un sujet collectif global, la famille dans sa généralité et sa pluralité.

Ce projet conduit l’auteur à établir des distinctions opératoires. Il dénonce alors avec raison des erreurs que les juristes commettent trop souvent.

La plus importante, note-t-il, est une confusion constante existant entre mariage et régime matrimonial 163. Ce qu’appréhende le droit, ce n’est pas l’ensemble de la vie commune entre deux

individus qui existe dans le mariage 164, mais un statut qui préside à l’organisation, la vie et la

dissolution de la société conjugale. Une forte proportion de ce statut est fixée par la loi, notamment tout ce qui concerne les droits et les obligations des époux. Ne relève donc du domaine contractuel que la gestion juridique des biens. A proprement parler ainsi, ce que l’on entend par contrat de mariage n’est que le contrat par lequel les époux règlent la contribution de chacun d’eux aux charges du mariage.

De ce fait, lorsque deux personnes se marient, elles consentent à se placer personnellement sous un statut légal et à mettre en commun tout ou partie de leurs biens selon le régime matrimonial choisi.

Il y a donc par le mariage un patrimoine commun. Or, et c’est une autre confusion que note Jean Carbonnier, ce n’est pas parce qu’il y a ce patrimoine qu’il y a personnalité morale, mais bien parce qu’il y a une personnalité morale qu’il peut y avoir ce patrimoine.

52. De manière réaliste, il faut donc s’en tenir à ce qui est la véritable mise en commun, et qualifier, sous le régime juridique approprié, cette mise en commun. Il faut donc montrer que la

159 A cet égard, l’introduction constitue un véritable « manifeste méthodologique » qui dépasse largement le sujet traité. 160 P. 4.

161 V. chapitre suivant. 162 Thèse (n. 156), p. 110. 163 Id, p. 11.

loi, qui soumet nécessairement les personnes mariées à un régime matrimonial, fait que par là même existe une société entre les époux.

Pour qu’il y ait cette personne morale, il doit exister, nous indique Jean Carbonnier en reprenant la démonstration de Bonnecase, un intérêt collectif, un organe et une conscience du type

affectio societatis. Il y a alors unité de la personne morale et juridique, et identité de cette personne

avec la notion de sujet de droits.

Pour Jean Carbonnier, la société constituée du fait du mariage entre les époux relativement à leurs biens répond à l’ensemble de ces critères 165. Tout régime matrimonial (y

compris le régime légal 166) constitue ainsi une société investie de la personnalité morale. Cette

société est engendrée par un effet direct de la loi, mais ne l’est que parce que les époux ont choisi de se marier. Elle présente une nature intégralement commutative et onéreuse, de la nature de celle des sociétés véritables.

La société conjugale comprend donc deux associés, les conjoints, auxquels sont adjoints les enfants mineurs s’il y a lieu, sans que leur soit reconnue la qualité d’associés 167. Cette société

possède tous les attributs d’une société : elle a un nom (le nom patronymique), un domicile (le domicile conjugal), une capacité juridique et judiciaire (avec un préposé pour l’exercer) ainsi qu’un patrimoine. Mais cette société ne dépasse pas ce patrimoine.

53. L’important pour Jean Carbonnier est bien ici de démontrer que l’on s’est trompé en cherchant dans la famille une éventuelle association de personnes. Il faut simplement constater que le ménage constitue une société de biens, qui découle, peut-être inconsciemment d’ailleurs, de l’accord de volonté, non à la naissance de la société elle-même, mais à l’union des associés dans le mariage, union de laquelle la loi fait automatiquement découler la société conjugale 168.

Potentiellement, cette conception est fort riche. D’une part, le recours à la forme sociale quant aux biens ouvre la voie aux modalités de dissolution de cet organisme ainsi, éventuellement, qu’à la société de fait (concubinage, par exemple) 169. D’autre part, en limitant la personnalité

morale à l’aspect patrimonial du mariage, et en faisant découler son existence de la loi, l’auteur permet d’éviter les obstacles les plus insurmontables de la question, ceux qui tiennent à l’aspect de puissance dans le groupe – nécessairement limités ici par l’exclusion de l’association de personnes, et donc par exemple de l’autorité parentale –, et ceux qui tiennent à la création de la personne morale – le recours à l’effet direct de la loi associé à l’aspect de consentement qu’exprime le mariage permettant alors de conjuguer consensualisme et statut légal – . Avec cette

165 La seule difficulté pourrait tenir à la notion d’organe, mais l’auteur indique qu’il y a un préposé chargé par l’organe d’agir, par représentation légale ou conventionnelle. Rappr. de la Théorie de l’organe de Carré de Malberg, infra.

166A cet égard, le régime légal est aussi un contrat renvoyant à la loi pour son contenu et dont la seule formalité est justement l’absence de recours à un autre contrat.

167 Thèse (n. 156) p. 460.

168Id p. 543. On notera au chapitre suivant que ce raisonnement n’est pas sans rappeler celui de M. Hauriou sur le consentement dans l’institution.

démonstration, la théorie civiliste pouvait donc passer outre le problème méthodologique de la famille-sujet de droit, et s’en tenir au concept technique de régime matrimonial comme instrument d’appréhension juridique de la communauté.

Pourtant, la thèse de Jean Carbonnier n’a guère rencontré d’échos plus favorables que celle de René Savatier. La doctrine, même, surtout peut-être, subjectiviste, y a rencontré trop de limites.

§ 2 – La valeur des thèses « personnalisantes ».

54. Les affirmations de René Savatier et de Jean Carbonnier ne pouvaient rester sans réponse. Une partie de la doctrine s’est attachée, avec un certain succès à notre sens, à démontrer que les droits et prérogatives rattachés ainsi par René Savatier à la famille, par Jean Carbonnier à la société conjugale, pouvaient en vérité recevoir fort simplement une interprétation en termes de prérogatives individuelles. Il nous faut présenter cette interprétation, à notre sens cohérente, du droit positif (A), mais il convient également de se demander jusqu’à quel point les limites opposées aux théories personnalisant la famille peuvent elles-mêmes être pertinentes, dans la mesure où elles ne sont pas dépourvues de toute valeur, loin de là, en tant que propositions de droit (B).

A – La persistance d’une lecture individualiste du droit

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