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A – Nécessité d’une analyse de la fondation juridique de la famille.

77. Il faut distinguer deux choses dans la personnalisation. La première a trait à l’existence d’une catégorie de personne morale et au régime qui y est attaché. Cette question, comme nous l’avons dit, relève totalement d’une volonté des autorités normatives. La deuxième a trait à l’application de ce statut juridique à tel groupe de fait : on distingue alors deux grandes voies, qui ne sont que les conséquences d’un élément du statut lui-même. Soit le statut s’applique objectivement, sans manifestation de volonté de la part des sujets individuels qui vont y être soumis, parce que les autorités en ont décidé ainsi : il y a « self starting status », appliqué automatiquement à l’individu sans qu’il ait à y consentir directement ou indirectement (par exemple, la filiation pour l’enfant). Soit le statut est la conséquence d’une manifestation de volonté des individus qui y seront soumis, manifestation directe lorsqu’ils ont à consentir à ce statut (par exemple la nomination du fonctionnaire, qui peut y renoncer) ou indirecte lorsque les individus, sans consentir au statut, ont dû consentir à un acte qui déclenche l’application du statut (par exemple, le mariage).

Toute la construction théorique de la société conjugale tourne autour de la conjugaison de ces deux éléments. Ce que montre Jean Carbonnier, c’est finalement que, puisque la famille n’est pas personnalisée explicitement par les autorités normatives, mais puisqu'il y a un statut juridique collectif mis en place par les autorités normatives dans un domaine plus vaste que celui de la famille (la société), ce statut ne peut être déclenché automatiquement («Self-starting»), puisque ces autorités ne l’ont pas exprimé ainsi, alors qu’il peut être consenti. C’est alors le contrat qui apparaît comme l’élément juridique déclenchant un statut collectif (les régimes matrimoniaux) et fondant la personne morale (la société conjugale).

Mais la construction, en raison de sa structure même, ne peut concerner que les situations où l’expression du consentement est envisageable. En cela, elle est parfaitement subjectiviste, puisqu'elle se constitue totalement autour de la notion de sujet de droit, les sujets individuels fondant par leur consentement le sujet collectif. Elle nécessite la mise en jeu d’un type d’acte juridique : le contrat. C’est de ce point de vue alors que la place centrale accordée au contrat comme expression juridique du consentement, tant dans la construction politique individualiste du Code civil que dans la doctrine subjectiviste qui interprète ce code, apparaît comme une limite.

78. Cette place découle en effet principalement d’une séparation essentielle aux yeux de la doctrine, la séparation entre consensualisme/contrat et puissance publique/acte unilatéral. Au

contrat, idéal-type de l’acte plurilatéral, qui garantirait le consensualisme, répond l’acte unilatéral, « procédé-type de la puissance publique » 221.

Le consentement qui préside au mariage, l’importance de la volonté des deux époux quant à la détermination du régime matrimonial qui leur sera applicable, ont fait ranger sans hésiter ces actes juridiques dans la catégorie des actes plurilatéraux. Il n’est pas certain pourtant que la qualification contractuelle du régime matrimonial ne relève pas d’une ambiguïté dans la théorie des actes, préjudiciable à une approche juridique du groupe familial 222.

Le recours au contrat, pour rendre compte d’hypothèses très diverses, s’agissant tant de l’échange nécessairement éphémère 223 des biens que de la constitution d’entités, est à cet égard

suspect. La classification qu’a construite et qu’utilise de manière quasi exclusive la théorie classique du droit, largement imprégnée ainsi de subjectivisme en ce qu’elle est fondée sur la notion de croisement des volontés, est alors purement formelle, et confond sous la même catégorie d’actes celui par lequel le boulanger vend son pain, et l’assureur sa couverture, celui par lequel employeur et salarié conviennent d’un lien, ou celui par lequel des individus décident de constituer entre eux une communauté de vie et de biens. Formellement semblables en ce que chacune des parties à l’acte manifeste juridiquement son consentement – ce qui distingue pour la théorie classique de tels actes des actes unilatéraux –, ces actes ont des particularités matérielles qu’il est sans doute réducteur d’ignorer. Le cas du mariage, pour lequel on ne peut croire qu’il suffise que les volontés se croisent pour former l’acte, mais qui nécessitent que celles-ci s’accordent et demeurent accordées 224, appelle sans doute à cet égard une autre approche de la

théorie des actes 225.

79. De nombreux auteurs ont eu parfaitement conscience de ces limites 226. Parmi eux Léon

Duguit s’est efforcé 227, en tenant justement compte de la spécificité du mariage, de proposer une

classification qui, sans remettre en cause le point de vue formel – à cet égard demeure la

221 V. la présentation très classique que propose Jean Rivero, Droit administratif, Dalloz.

222 On trouvera chez Kant une parfaite illustration de cette tendance à l’approche purement subjectiviste, notamment lorsque le philosophe estime que faire un enfant équivaut à contracter avec lui. Politiquement, le sentiment est noble en mettant en avant la personne de l’enfant. Juridiquement, il est absurde : pour contracter, avec l’enfant, il faut, pour le moins, qu’il existe. (Métaphysique des moeurs, 1ère partie : Doctrine du droit, Vrin, 1971, p. 242)

223 Que l’on pense ici au très révélateur art. 1583 C. civ. « [la vente] est parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l’acheteur à l’égard du vendeur, dès que l’on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n’ait pas encore été livrée ni le prix payé ».

224 V. a contrario ce que cela signifie avec la législation sur le divorce. Il n’a pas suffi d’un consentement au moment de la célébration du mariage. Il faut aussi que l’accord pour rester ensemble se manifeste à tout moment et que l’on refuse de demander au juge – c’est-à-dire d’imposer au conjoint – une séparation ou un divorce.

225 Ce que nous allons exposer pour les actes tournant autour de la vie familiale est très largement généralisable, dans son aspect interrogatif, à nombre d’autres situations qui doivent durer.

226 Maurice Hauriou, par exemple, continue à qualifier le mariage de contrat, mais insiste aussitôt pour ajouter que ce

contrat « fonde immédiatement une institution sociale » (Précis de droit constitutionnel, Sirey, 2e édition, 1929,

réimpression CNRS 1965, p. 652).

distinction acte plurilatéral /acte unilatéral 228-, soit susceptible de distinguer l’acte juridique de

l’échange de l’acte juridique constitutif ou fondateur d’une situation qui dure. Cette classification fait suite à une réflexion fondamentale sur l’acte juridique en soi et sur l’acte de volonté. De ce point de vue, une telle approche conduit l’auteur à insister sur les aspects psychologiques liés à l’acte (conception, délibération, etc.). Son attention se porte ainsi sur l’objet de l’acte (ce que l’on va faire) et sur son but (pour quoi on va le faire). Léon Duguit distingue alors deux objets : l’un est immédiat, c’est ce qu’a directement voulu le sujet ; l’autre n’est que médiat, c’est-à-dire que, s’il est voulu par le sujet, il n’est pas produit directement par sa volonté. Ainsi « ce que veut immédiatement l’individu et ce que seulement il peut vouloir, c’est une manifestation de son activité personnelle [...], objet immédiat de son pouvoir, [...]. [Mais cela] n’est voulu que comme moyen pour produire un certain effet qui y est rattaché par une loi que l’on peut appeler une loi de causalité » 229.

On voit ce que cette analyse, appliquée au mariage, a de riche pour expliquer ce que Jean Carbonnier qualifiait de « société-organisme engendrée par un effet direct de la loi » 230. Ce que

veulent les époux immédiatement, c’est se marier. Mais ce qu’ils peuvent aussi vouloir, c’est le statut d’époux, effet rattaché par la loi à l’acte de mariage. De ce point de vue, il n’y a pas de distinction à faire entre la société conjugale éventuelle et le statut extrapatrimonial. De même extensivement, ce que veulent les parents lorsqu’ils décident de faire un enfant – du moins peut-on l’espérer –, c’est l’enfant. Ce qu’ils peuvent vouloir avec lui, c’est le statut parental (autorité, prestations, régime successoral, etc.) qui est aussi cet effet que la loi attache à la paternité ou à la maternité.

80. Ces précisions permettent à Léon Duguit de définir l’acte juridique comme « l’acte de volonté intervenant avec l’intention que se produise une modification dans l’ordonnancement juridique tel qu’il existe ou tel qu’il existera » 231.

Une première classification des actes juridiques en découle, distinguant les « actes- règles » modifiant le droit objectif, des « actes-conditions » qui ne modifient le droit objectif qu’à l’égard de certains individus déterminés 232, et de « l’acte subjectif » qui, sans modifier le droit

objectif, met des obligations à la charge d’un individu ou lui accorde des droits. Mariage et filiation dans cette classification ne sont plus ramenés au subjectivisme mais au droit objectif, étant des actes-conditions, c’est-à-dire des actes déclenchant à l’égard de leurs auteurs (ou de

228 Id, p. 367 et s. 229 Id, p. 320.

230 V. section précédente. A ce sujet, on peut regretter que Jean Carbonnier dans sa thèse ne fasse qu’évoquer (p. 528) très rapidement la réflexion de Duguit, sans plus la discuter, alors que la parenté de raisonnement semble évidente, même si l’aveu de cette parenté oblige à une remise en cause du subjectivisme classique.

231Traité (n. 227), p. 325-326.

tiers : les enfants, par exemple) l’application de certaines dispositions du droit objectif opposables à tous, celles relatives au statut d’époux ou de parents, par exemple.

81. Poursuivant son analyse sur le terrain non de l’acte juridique en général, mais des différentes catégories d’actes, Léon Duguit envisage une distinction fondamentale au sein des actes plurilatéraux. Dans un premier temps, il s’efforce ainsi de donner une définition exacte du contrat, qui ne soit pas purement formelle. Partant du droit romain et du Code civil, il propose de retenir comme contrat uniquement « l’acte juridique dont le caractère spécifique est nettement déterminé. Il est constitué par deux déclarations de volonté, impliquant un accord préalable. Chacune de ces déclarations de volonté a un objet différent ; chacune a un but différent parce qu ’elle est déterminée par l’autre [...]. Il y a toujours deux personnes ou deux groupes de personnes [...] dans une situation différente et ayant des intérêts opposés » 233.

C’est autour de cette notion d’intérêt que tourne la question, comme nous l’avons vu en étudiant la manière dont Jean Carbonnier introduit l’intérêt de l’enfant dans celui du ménage 234.

Peut-on dire alors que dans le mariage, même limité au régime matrimonial, il y a deux parties venant chacune avec son intérêt propre ? C’est à une telle vision que se refuse Duguit, ce qui le conduit à proposer une autre approche du consentement.

Pour lui, il existe, à côté du contrat, d’autres actes pour lesquels il y a pluralité de déclarations de volonté. Certaines de ces déclarations concourent au même objet et sont déterminées par le même but. Mais dans d’autres actes, la pluralité de consentement ne tend pas à faire apparaître une situation juridique subjective (intérêts opposés) mais à faire naître une « règle permanente, ou bien [...] une situation juridique objective, [...] un état (status) » 235. Les premiers

actes sont dits « actes collectifs » et les seconds « unions » 236. Les premiers se distinguent du

contrat parce qu’il n’y a pas croisement de volonté mais pluralité de déclarations concordantes constituant un acte-règle : par exemple l’acte d’association ou l’acte créant une société par actions, où il y a pluralité d’actes unilatéraux acceptant le groupe. Les seconds s’en éloignent parce que la convention n’y a pas le caractère d’un acte subjectif mais celui d’un acte-règle ou d’un acte- condition. Tel est le cas du mariage, convention qui met en oeuvre un statut objectif, s’imposant à tous (mariés et tiers), et qui est donc une union de volontés.

82. La classification proposée par Léon Duguit constitue un indéniable progrès par rapport aux classifications des actes utilisées par la théorie classique 237. Elle permet de mettre l’accent

233 Traité (n. 227) p. 384.

234 Notons d’ailleurs que cette notion d’intérêt conditionne la notion de droits subjectifs, elle-même intimement liée à la notion de sujet de droits. Selon Ierhing, les droits subjectifs sont des intérêts juridiquement protégés. V. infra la critique de Kelsen.

235 Traité p. 409.

236 Pour une analyse générale sur la notion d’acte collectif, Cf. la thèse de G. Roujou de Boubée, Essai sur l’acte juridique

collectif, LGDJ, Paris, 1961.

sur l’acte fondateur du groupe, l’acte qui assure la cohérence d’une pluralité de règles concernant un groupe. Elle offre des instruments pertinents pour rendre compte du droit positif 238. Le

mariage appréhendé en ces termes n’est plus scindé en une société conjugale contractuelle, un statut légal et une forte proportion de « non-droit », mais est construit comme entité juridique complexe où l’on tente de déterminer très exactement la part faite au subjectif et à la volonté (l’union) et la part faite à l’objectif et au légal (status). Le mécanisme en est précisément conceptualisé 239. Par là est ouverte la voie vers une conception globale d’entités fondée sur autre

chose que le subjectivisme et les rapports qu’il implique, incapables de rendre compte des phénomènes de pouvoir.

Cela ne signifie pas que cette classification soit hors du champ de la critique. Sans doute Léon Duguit penche-t-il, peut-être trop, du côté de l’objectivisme, et son approche institutionnelle ne va pas jusqu’au bout de ses possibilités, fondant plus un droit naturel moderne qu’une analyse positiviste critique, qui pourtant ne nuirait en rien à l’approche, et qui semble même en être la suite logique 240. Son rejet de la personnalité morale a priori n’est pas sans conséquence 241.

Mais sur la question fondamentale de la juridicité du groupe, sa réponse en termes d’acte est d’une importance première pour une analyse juridique de la famille.

Si l’on en tire les conséquences, Duguit s’en étant tenu au mariage, on voit apparaître quant à l’acte de filiation cette même logique, placée ici non du point de vue de l’union, mais de celui de l’acte collectif. Pour citer un seul exemple, le mécanisme de reconnaissance de l’enfant naturel (acte-condition) participe tout à fait de cette problématique : acte unilatéral qui peut être double (père et mère), de manière successive ou concomitante ; acte collectif qui est aussi acte- condition par ses effets 242. Et, parce que l’on entre ainsi dans une logique d’unilatéralité, on entre

aussi dans une logique de puissance.

238 Elle permet de rendre également compte de la distinction qui nous semble alors essentielle, et qui, d’un point de vue théorique, pourrait servir de summa divisio à une approche critique du droit, pour opposer la durée à l’éphémère, c’est-à- dire l’acte de constitution qui s’inscrit dans la sphère publique sans être tout le droit public et rien que le droit public, à celui de l’échange, ou qui envisage l’institution face au marché. Rappr. de l’approche proposée par G. Renard, Qu’est-ce

que le droit constitutionnel ? Le droit constitutionnel et la théorie de l’institution, in Mélanges R. Carré de Malberg, Sirey,

Paris, 1933, p. 483 et s.

239Il nous faut redire que Jean Carbonnier avait perçu ce mécanisme mais l’avait inséré dans les seuls instruments du consensualisme classique.

240 V. sur ces aspects de la théorie du service public les analyses récentes : D. Salas, « Droit et institution, Duguit &

Hauriou » in P. Bouretz (Dir.), La force du droit, panorama des débats contemporains, Esprit, 1991, p. 193 et s. ; P.

Dubouchet, Pour une théorie normative de l’institution, RRJ 1993, n° 3 p. 739 et s.

241 Rejet qu’il justifie et qui donc fait qu’il n’y a pas pour lui lieu de s’interroger sur la qualification du groupe comme personne morale.

242V. en dernier lieu L. du 8 janvier 1993 et les comm. : H. Fulchiron, D., 1993, chron. XXV, p.117 et s. ; J. C. Kross, Gaz. Pal. 22 & 23 septembre 1993 p. 1 ; F. Moneger, RD sanit. soc. 1993 p. 223 et s.

B – Nécessité d’une analyse de la puissance dans la

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