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1 – UNE LOGIQUE UNITAIRE DE « FONCTIONS PUBLIQUES ».

118. Dans l’approche fonctionnaliste, les pouvoirs familiaux ne sont pas immédiatement une

manifestation de la volonté individuelle, mais l’exercice d’une fonction, dont l’individu est investi par l’habilitation étatique. Celui-ci prend de ce fait la qualité d’organe 346.

Se pose alors nécessairement la question de savoir de qui l’individu est l’organe, ce qui contribue à déplacer sur un nouveau terrain le problème du collectif.

119. S’il est un point acquis, c’est bien celui de l’absence de mécanisme général de

représentation dans la famille. Bien sûr, certaines techniques représentatives existent lorsqu’il est envisageable qu’existent une personne à représenter et des actions appartenant à cette personne pour faire valoir ses intérêts 347 ; mais on ne peut recourir à cette mécanique dès lors que la

famille n’est pas personnalisée et donc n’est pas représentable.

L’organe au contraire ne suppose pas, comme l’a démontré Carré de Malberg à propos de l’Etat 348, l’existence de deux personnes distinctes. Au contraire, l’organe « agit et veut pour le

compte d’une collectivité unifiée, qui, en tant qu’entité abstraite, ne saurait par elle-même ni vouloir ni agir » 349.

Ainsi, les individus qui agissent dans l’intérêt de la famille ou dans celui de l’enfant, hors le cas où ce dernier serait titulaire de droits subjectifs, n’agissent pas par représentation. Si l’on veut les rattacher au collectif, ce ne peut être alors qu’en tant qu’organe.

120. Le rattachement au collectif semble exister, comme en témoigne le paradigme familial qui

dirige ces fonctions. La question qui se pose nécessairement est alors de savoir si cette approche du titulaire des fonctions en qualité d’organe ne contribue pas à faire émerger le collectif juridiquement. De manière fort paradoxale, certes, ne retrouverait-on pas la question de la personnalité juridique derrière celle des fonctions ?

346 Nous avons vu que René Savatier notamment s’appuyait sur l’existence d’organes dans la famille pour montrer que la famille était une personne morale. La démonstration, au-delà des apparences, était radicalement différente de celle envisagée ici. L’existence d’organes n’était pas le point central de la démonstration, duquel était déduit éventuellement la personnalité, mais un des éléments du faisceau d’indices. Ici, la démonstration fonctionnaliste est construite logiquement autour de l’organe. Là, elle se sert de l’organe parmi une multitude d’autres arguments.

347 Par exemple certaines représentations en justice, ou la gestion des biens de l’incapable. 348 Contribution à la théorie générale de l'Etat, Sirey, 1920, t. 2, p. 281-360.

Selon Kelsen, « un individu est l’organe d’une collectivité en tant qu’il exerce une fonction qui peut être attribuée ou rapportée à cette collectivité » 350. En s’appuyant alors sur

Kelsen d’abord, sur Carré de Malberg 351 ensuite, on pourrait essayer, dans une approche

fonctionnaliste, de démontrer qu’il y a, chez l’individu, des droits qui lui appartiennent en tant que tel, et d’autres qui appartiennent à la collectivité dont il est l’organe : la famille. On retrouverait, dans une perspective nettement objectiviste, la problématique que René Savatier n’avait pu résoudre dans une problématique plus subjectiviste.

121. La théorie de l’organe suppose ainsi que la collectivité naît avec son organe. Plus

précisément, c’est la juridicité de l’organe qui fait qu’il y a collectivité. Ce qui importe donc, ce n’est pas le statut de la collectivité, mais celui de l’organe qui agit et veut pour elle 352.

Nous n’avons pas trouvé une personne morale dans la famille. Attachons-nous donc à y déceler un organe. Ne cherchons pas de volonté collective, mais cherchons si quelqu’un veut pour la collectivité. Cherchons donc si en droit, la volonté énoncée par l’individu-organe sur un objet de sa compétence forme par elle-même la volonté du groupe 353.

L’approche fonctionnaliste incite à adhérer à une telle conception. Le terme de fonction, même s’il traduit l’existence de droits propres au profit de l’organe 354, signifie bien que

« l’individu qui remplit la fonction d’organe, opère, non pas comme peut le faire une personne exerçant, comme telle, un pouvoir dont elle est le sujet spécial, mais bien comme un instrument dont l’être collectif se sert pour l’exercice de pouvoirs qui n’appartiennent qu’à lui seul » 355.

Rien dans les techniques du droit des relations intra-familiales ne s’oppose à cette conception : ni les modalités de la responsabilité, ni les techniques d’attribution des pouvoirs aux individus ne révèlent ainsi une conception strictement individualiste, comme en témoigne le recours au paradigme familial 356. Au contraire, et c’est très net avec le contrôle public sur la

famille 357, l’unité et la permanence de l’organe sont parfaitement organisées : en cas de

défaillance de la famille, ou plus exactement de ses organes (parents principalement), des procédures viennent investir de nouveaux organes (parents adoptifs, travailleurs sociaux, collectivité publique, etc.). Il est vrai alors que si les parents disposent de l’ensemble des prérogatives attachées à la famille, et apparaissent comme l’organe unique, il n’en va pas de même des organes de substitution : si l’ensemble des fonctions sont assurées, ce n’est qu’au prix d’une

350 Kelsen, Théorie pure du droit (n. 293) p. 200.

351 Lui-même très inspiré par les conceptions de Gierke, Jellineck, etc.

352 Ce qui n’empêche pas que la conclusion sera nécessairement l’existence d’une personne juridique collective : Cf. Carré de Malberg, op. cit. (n. 348), p. 309. Kelsen est, lui, plus nuancé, parce que résolument plus fonctionnaliste.

353 Cf. Carré de Malberg, op. cit. (n. 348), p. 293.

354 Mais les organes de l’Etat ont eux-mêmes des droits sur leur compétence, qu’ils peuvent opposer à d’autres organes par exemple. Cf. M. A. Cohendet, L'épreuve de la cohabitation, Thèse, Université Jean Moulin–Lyon III, 1991.

355 Carré de Malberg, op. cit. (n. 348), p. 306. 356 Cf. § précédent.

division des pouvoirs (entre tuteur et Conseil de famille, par exemple). Une telle division cependant ne porte pas atteinte au schéma général car il ne concerne que l’organisation des organes, et non leur existence. On pourra voir également dans le droit de jouissance légale reconnu aux parents, qui les autorise à percevoir les revenus de l’enfant mineur autres que ceux liés à son travail ou à un don ou legs excluant expressément cette jouissance, moyennant le devoir de nourriture, d’entretien et d’éducation de cet enfant, une autre illustration de l’organe, qui en vise le financement voire la rémunération pour l’exercice des fonctions 358.

De manière générale, et hors les cas particuliers où le droit organise d’autres modalités subsidiaires, l’organe serait ainsi investi par l’article 371-2 du Code Napoléon – « l’autorité appartient aux père et mère » – et, en cas d’institution complexe – famille et mariage –, par l’article 213 de ce même Code 359. Plusieurs points cependant peuvent conduire à nuancer

l’adhésion à la théorie de l’organe comme applicable à la famille.

122. On objectera, non sans raisons, une difficulté théorique, qui tient à ce que la théorie de

l’organe trouve principalement à s’appliquer en droit constitutionnel, au sens le plus exact que ce terme devrait avoir, pour rendre compte de la constitution du pouvoir juridique de l’Etat : l’existence des organes publics rend compte de l’existence de l’Etat. C’est donc véritablement une théorie de la juridicité originelle, dont on peut se demander si elle est bien pertinente dès lors qu’un ordre juridique existe. Il ne nous semble pas que cette objection soit insurmontable.

D’une part, Carré de Malberg ne semble pas exclure qu’elle puisse s’appliquer à toutes les collectivités. D’autre part, et c’est sans doute là l’aspect le plus important, pour être une théorie de l’Etat, la théorie de l’organe ne parvient pas à proposer une véritable explication juridique de cet Etat. On veut bien que l’Etat soit une collectivité juridique parce qu’un organe veut pour elle, mais on n’est guère plus renseigné sur ce qui fait juridiquement qu’existent ces organes et qu’ils veulent. In limine n’est toujours pas résolue la question de la juridicité de l’organe. La démonstration s’arrête là où s’arrête aussi celle de Kelsen, à l’axiome fondateur, la Grundnorm. On a donc assez peu de scrupule, il faut l’avouer, à généraliser l’utilisation de la démonstration en présence d’une norme instituant l’organe de la famille, c’est-à-dire dans un cas où la juridicité n’est pas la question essentielle.

123. On pourra aussi dire que l’approche fonctionnelle de la famille heurterait la latitude

laissée à l’organe, rendant inapplicable une conception en ces termes. Ce serait sans doute inexact et procéderait d’une confusion entre la fonction et les pouvoirs qui en sont la manifestation.

358 Art. 382 et s. du C. civ.

359 V. note 314. Ne cachons pas les difficultés, cependant, en cas de « famille recomposée », en l’état de ce droit. V. chapitre précédent.

L’organe familial a des prérogatives très larges dont il use avec assez de liberté. C’est en cela qu’il est organe, parce qu’il peut vouloir, et non pas représentant, qui ne peut avoir en tant que tel de volonté propre 360.

Mais cette capacité de vouloir n’est pas nécessairement sans limites. Etre organe, sauf peut-être pour le constituant originaire, ne signifie pas avoir tous les pouvoirs, sans limites et sans contrôle. Au contraire, on peut constater que le pouvoir discrétionnaire est lui-même limité, fonctionnalisé par son but, la satisfaction de l’intérêt général. Et inversement, l’existence d’une compétence liée ne fait pas pour autant obstacle à ce que celui qui l’exerce puisse être un organe.

L’organe peut donc très bien être investi de fonctions sans perdre sa qualité d’organe pour devenir représentant. Et, s’agissant de savoir s’il peut y avoir organe, la question n’est donc en rien celle de la latitude des pouvoirs de l’individu-organe, mais bien celle de l’existence d’une autre volonté à laquelle celle de l’individu pourrait être subordonnée, qui ferait de cette existence une volonté représentée, et de l’individu un représentant. Il n’y a pas ici une telle volonté, donc il ne peut y avoir ici qu’un organe.

Mais il faut aller plus loin et dire qu’il doit nécessairement ici y avoir un organe si l’on veut tenir compte de la famille d’un point de vue juridique. En effet, si l’on suppose qu’il n’y a pas d’organe voulant pour la famille, il faut alors qu’il y ait représentation de la famille, donc qu’existent deux personnes distinctes, l’individu représentant et le groupe représenté. Or justement, si l’on n’a pas recours à l’organe, on ne peut démontrer, comme nous l’avons vu s’agissant de la doctrine subjectiviste, l’existence d’une personne juridique familiale : il n’y a que des individus. Sans organe, il n’y a pas de groupe, et donc il ne peut y avoir de représentation. Et alors se repose le problème du paradigme collectif : comment saisir la famille ?

L’existence de fonctions n'est donc nullement une limite à la volonté de l’individu- organe, mais sa source, puisqu’en l’absence de telles fonctions, il n’y a que l’individu. C’est donc bien parce qu’il y a des fonctions qu’il peut y avoir organe, ces fonctions instituant des pouvoirs qui sont des droits pour l’individu rapportés à sa compétence, mais qui ne sont pas des droits de l’individu. C’est en ce sens qu’à l’inverse des diverses approches envisagées préalablement sous l’angle subjectif de la personnalité morale, la théorie de l’organe est nécessairement une approche fonctionnaliste.

124. On pourra surtout se demander de qui l’individu, dans la famille, est l’organe. Est-ce un

organe de la famille, ou n’est-ce pas plutôt un organe de l’Etat dans la famille ?

C’est là, à notre sens, la difficulté la plus sérieuse. Elle ne remet pas en cause l’analyse des individus comme organes, avec ses conséquences fonctionnelles. Mais elle tend à faire ici aussi de la famille un simple paradigme, et non pas une collectivité juridique déduite de l’existence d’organes spécifiques.

360 Rappelons que la théorie de l’organe est une critique de la conception classique de la représentation politique, et qu’elle renvoie cette technique au mandat impératif.

L’analyse de l’organe appliquée à la famille dépossède les individus des droits exorbitants dans la famille pour les attribuer à une collectivité. Elle fait que ces individus sont uniquement habilités à agir en tant qu’organes de la collectivité. Le contenu et l’existence même de cette habilitation est d’origine étatique (Code civil en premier lieu). Des contrôles publics sont en place qui font que l’individu-organe peut avoir à rendre compte de ses actes, être dessaisi de ses fonctions et remplacé, au besoin par l’Etat lui-même 361.

L’individu est dans une situation bien proche de celle d’un agent public. De qui alors est- il réellement l’organe ? De l’Etat directement, l’intérêt de la famille étant alors une spécificité de l’intérêt général, très exactement l’intérêt général dans la famille ? Dans cette logique, il n’est pas exclu de le penser.

D’une part, en effet, l’individu, saisi comme agent investi d’un pouvoir normatif (autorité parentale particulièrement), est avant toute chose un agent du système juridique qui l’habilite, et qui verra son ordonnancement modifié par les actes juridiques que cet agent émettra. De ce point de vue, que la famille soit ou non une personne (et l’on sait que l’analyse normativiste répugne à considérer la personnalité morale), elle ne saurait constituer un écran entre le système juridique et son agent.

D’autre part, la notion même de fonction se développe dans une perspective d’habilitation et de contrôle étatique, qui appréhende l’Etat et la famille dans une continuité et une complémentarité fonctionnelle : parce que définies par l’Etat et contrôlées par lui, les fonctions familiales de l’individu ne peuvent, quelle qu’en soit par ailleurs l’orientation pratique, être autre chose que des fonctions étatiques 362. La chose n’est pas originale. C’est là le propre de l’analyse

normativiste qui, appréhendant l’Etat comme ordre juridique unique, fait de tout acte juridique, et donc de toute fonction, une action étatique.

Mais on pourrait aussi bien admettre qu’il est l’organe de la famille-personne 363.

L’organe voulant pour une personne instituerait la famille comme collectivité juridique dans le statut que nous venons d’évoquer. Il est alors difficile dans cette optique de voir dans la famille une personne juridique privée. N’étant pas prévue directement par le droit positif, cette personne ne nait pas non plus du consentement de l’ensemble de ceux qui la composent. Sa fondation alors est rapportée à l’attribution étatique de fonctions, à l’habilitation par l’Etat d’un individu : elle doit être ainsi, sinon une personne statutairement publique (et on sait que l’administration peut recourir à des personnes en la forme privée : associations dites « administratives », certaines entreprises publiques, etc.), du moins comme un démembrement de l’Etat, un aménagement juridique pour que les fonctions de l’organe s’exercent. La chose peut paraître excessive ; elle est inévitable dans

361 Ce n’est là qu’une description en termes propres à rendre compte de l’approche fonctionnaliste du droit positif (V. titre 2).

362 Sur les conséquences de cette analyse, V. infra p. 233 et s.

363 Sauf à se demander pourquoi le législateur prendrait tellement soin de désigner l’organe de la personne sans envisager directement l’une avec l’autre.

une telle logique. Elle confirme surtout que la question de la personnalité morale de la famille est finalement très accessoire au regard des questions liées à son inscription en droit.

Il est vrai que la logique de la personne collective n’est pas celle de l’approche normativiste, et qu’elle complique sans la renforcer l’approche fonctionnaliste. En ce sens, la théorie de l’organe est ici une théorie de la puissance de l’Etat (Herrschaftsgewalt) et non une théorie du groupe, ramenant les droits de la famille, personnalisée ou non, à des droits publics, pour lesquels le groupe est moins une réalité juridique autonome qu’une technique d’aménagement de la puissance. La personnalisation par l’organe ne confère pas au groupe une vie et des droits propres, mais aménage les droits de l’Etat.

125. La logique de l’approche fonctionnaliste place alors nécessairement le groupe familial au

coeur de la puissance publique, parce qu’elle fait de cette puissance le coeur du droit ; on comprend ainsi qu’une partie de la doctrine ait pu être effrayée, non sans raison d’ailleurs, des conséquences de cette approche qui ferait du droit ayant trait à la famille du droit public. Le recours aux spécificités du droit public n’est pourtant pas sans enseignement en matière familiale ; et s’il ne s’agit là que d’analogie, l’examen révèle une logique de fonctionnement qui peut retenir l’attention.

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