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B – Nécessité d’une analyse de la puissance dans la famille.

83. La présentation de la société conjugale s’est limitée aux relations patrimoniales, en excluant totalement la dimension extrapatrimoniale dans la famille. Or, à n’en point douter, et le droit positif l’exprime explicitement, la famille est le lieu d’un type de puissance. Certes, nous ne sommes plus aux temps de la toute puissance maritale, et la puissance paternelle elle-même s’est transformée en autorité parentale. Il demeure que cette autorité est bien présente, et aux termes du Code civil : « L’enfant reste sous l’autorité des parents jusqu’à sa majorité ou son émancipation »

243 ; cette autorité « appartient aux père et mère, pour protéger l’enfant dans sa sécurité, sa santé

et sa moralité. Ils ont à son égard droit et devoir de garde, de surveillance et d’éducation » 244.

Limitée dans sa finalité, cette autorité est, en revanche, très large dans ses manifestations, révélant un phénomène de puissance, qui peut donner lieu à contrôle, mais qui s’exerce préalablement à celui-ci, bénéficiant ainsi d’un privilège du préalable 245.

84. Si la société conjugale ignore ce phénomène de puissance, ce n’est pourtant pas la pertinence juridique de la démonstration de Jean Carbonnier qui doit être mise en cause dans la perspective qui est la nôtre, celle d’une interrogation sur le statut juridique de la famille. A l’évidence, et l’auteur l’a lui-même affirmé en précisant la méthodologie de sa recherche 246, la

société conjugale ne saurait se confondre avec la famille. Mais, société de biens dont seuls les époux sont associés, la société conjugale n’est pas susceptible alors d’appréhender ce qui fait la spécificité familiale : la puissance, et la puissance non juridiquement consentie par celui sur lequel elle s’exerce.

85. D’une part, en effet, il s’agit d’une société limitée au ménage légal. Or le ménage, dans cette perspective, est une union consentie : c’est-à-dire que la société qui existerait se ramène à un consentement des époux. De ce fait, la société conjugale ne présente aucune particularité explicative de la situation familiale, notamment quant à l’obligatoriété. En se mariant, les époux consentent à se placer dans un statut. Nul ne les contraint à se marier ; mais ils savent, et cela compte nécessairement dans leur décision de le faire, qu’ils se placent selon leur décision dans telle ou telle situation juridique, et que leur choix aura des conséquences de droit. Parmi celles qui sont consécutives au mariage figure la possibilité de choisir un régime matrimonial. Mais pour les

243 Art. 371-1 C. civ. 244 Art. 371-2 C. civ.

245 V. infra l’analyse de C. Eisenmann, note 252. 246 V. section précédente.

époux, l’obligation d’être soumis à un des régimes matrimoniaux n’est qu’un des éléments du statut choisi – statut du mariage – tout comme le fait éventuel que ce régime soit personnalisé.

Il s’agit, sans doute, d’un statut complexe, dont on veut bien convenir que les époux n’ont pas toujours conscience. Mais ce n’est là, en définitive, que le fonctionnement normal des règles juridiques.

Tout autre est la situation des enfants. L’obligatoriété pour eux ne peut se ramener au consentement 247. Or, sur ce point, la manière dont Jean Carbonnier envisage la situation des

enfants mineurs est révélatrice 248. Ceux-ci ne sont pas associés de la société conjugale.

Néanmoins, ils sont pris en compte par la société conjugale puisque l’intérêt du ménage tient compte des enfants mineurs. Conscient que l’affectio societatis ne saurait ici se limiter au seul couple, l’auteur élargit l’analyse du ménage à la famille, au moins nucléaire. Cet élargissement prend la forme d’un intérêt global, presque d’un intérêt familial. Cela témoigne d’une dimension extrapatrimoniale, dépassant le ménage sans que l’on puisse dire dans cette approche s’il s’agit alors de l’intérêt de l’enfant, de celui de la famille ou bien d’un intérêt plus général 249. C’est dire

que Jean Carbonnier est contraint de tenir compte malgré tout – malgré lui ? – d'une réalité juridique dépassant le couple, en contradiction peut-être avec son projet et sa logique.

86. D’autre part, nous pouvons uniquement construire ici, en suivant l ’analyse déductive que propose Jean Carbonnier, une société de biens. L’analyse exclut explicitement toute possibilité d’une société de personnes.

Or, nous le savons, ce n’est pas l’aspect patrimonial qui pose problème juridique en matière familiale. Sans vouloir minimiser la particularité des régimes matrimoniaux, nous devons constater que nous nous trouvons ici dans un champ bien balisé par le droit privé, et qui, pour l’essentiel, ne présente guère d’originalité. Et c’est justement pour cela que Jean Carbonnier peut analyser la société conjugale comme société de biens.

Ce qui doit sans doute davantage retenir l’attention dans le groupe familial, c’est moins cet aspect, que les phénomènes de pouvoir et de solidarité qui s’y manifestent. Si l’on reprend la distinction méthodologique proposée par Jean-Pierre Gridel 250, on peut dire que ce sont moins

les rapports d’obligation ou les rapports réels consentis par mariage qui posent le problème de droit, que ce que l’on appelle les rapports familiaux.

247 Afin de prévenir une mauvaise interprétation d’un concept qui sera appelé à revenir, précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas de théoriser un conflit des générations, mais simplement de tenir compte de cette évidence : quel que soit le consentement ou le refus qu’un enfant peut avoir de sa situation familiale, cette appréciation n’a, à l’origine (puisque aussi bien le droit pourra intervenir pour une solution des conflits en tenant compte du consentement de l’enfant), aucune importance sur l’obligatoriété de cette situation, qui existe automatiquement. C’est en ce sens qu’on peut parler ici d’unilatéralité, avec les mêmes significations que la notion possède en droit public. Cf. nos remarques précédentes, note 208 notamment.

248Thèse (n. 156) p. 460.

249 V. titre 2 de cette partie et chapitre 2 du présent titre.

Bien sûr, ces rapports sont voulus et institués par la loi. On peut s’en tenir là. Mais alors, l’explication de la famille en termes de personnalisation n’apporte rien au droit : ces rapports existent que la famille soit ou non une personne morale, et ce n’est pas la personnalisation qui permet de les expliquer de manière théorique ; là encore, la personnalisation a davantage des vertus politiques que techniques. Or, si l’on se pose la question du groupe familial comme personne morale, alors que cette personnalisation n’est pas le fait explicite du droit positif, ce sont d’abord ces rapports familiaux qu’il faut essayer d’expliquer de manière théorique en les ramenant à la personnalité, et non les biens ; ce sont ces rapports qui prioritairement doivent être éclairés par le statut découlant de la personne morale. Parce que ce sont ces rapports qui sont les plus exorbitants du droit commun.

Entendons-nous : nous ne critiquons pas sur ce point Jean Carbonnier et sa démonstration. Nous disons simplement que celle-ci montre les limites de l’analyse classique du droit, analyse individualiste et subjectiviste, en indiquant jusqu’où le collectif peut être admis : jusqu’au point où l’individu apparaît dans une dimension autre que patrimoniale.

Cette analyse est incapable de saisir la communauté. Le collectif juridique, ramené au consensualisme (la société-organisme comme contrat) et à la puissance publique (l’effet direct de la loi), n’est pas la famille comme groupe de personnes et communauté de vie avec ses modes internes de solution des conflits liés à la puissance de l’autorité parentale (ou paternelle, ou maritale, ou autre selon les cas concrets), mais seulement la gestion, la possession, la dévolution du patrimoine mis en commun par le consentement des époux.

Dès lors, les phénomènes de puissance, droits extrapatrimoniaux 251, qui s’expriment

comme l’a montré Charles Eisenmann s’agissant des actes de l’autorité parentale sous la forme d’un « acte juridique unilatéral d’édiction de normes, d’impératifs juridiques » 252, ne peuvent

être ramenés au groupe juridique que constitue la société conjugale : ils ne sont nullement la résultante d’un consentement à l’acte, ni celle d’un consentement à la société conjugale. Ils sont directement le résultat d’une habilitation législative. La puissance, sauf à la nier juridiquement, est ainsi toujours rapportée à la sphère publique, à la volonté de la loi, qui seule la fonde avec ce qui en est l’obligatoire corollaire, le contrôle public sur l’autorité par la finalisation de celle-ci 253.

Sans développer davantage, un parallèle s’impose aussitôt au publiciste, qui aura des incidences notables sur l’analyse à mener quant à ces droits : celui de la réglementation 254. Le

renvoi des droits familiaux de puissance à la sphère publique participe du même mouvement que la qualification du pouvoir réglementaire des personnes privées investies d’une mission de service public comme acte administratif. Ici c’est le juge qui, par la méthode du faisceau d’indices, déduit la compétence administrative de l’existence d’un acte exorbitant en tant que manifestation de

251 V. F. Terré, Introduction générale au droit, Dalloz, 1991, p. 284.

252 Régimes de droit public et régimes de droit privé, in Cours de droit administratif, LGDJ, 1982, t. 1, p. 427-428. 253 V. titre 2 de cette partie.

puissance unilatérale accomplie dans le cadre d’une activité d’intérêt général 255. Là, c’est la loi

qui, seule, sert de fondement à la puissance des parents. Dans les deux cas s’exercent des pouvoirs, c’est-à-dire des prérogatives permettant à leurs titulaires d’exprimer un intérêt partiellement distinct du leur (intérêt général, intérêt de l’enfant ou de la famille par exemple) par l’émission d’actes juridiques unilatéraux, contraignants pour autrui 256 : en matière familiale par

exemple, les parents peuvent imposer, et comme en matière administrative cela se fait sous le contrôle du juge a posteriori, de suivre telles études dans tel établissement, d’assister à tel office religieux, etc.

Que la famille soit éventuellement un sujet de droits a ainsi des conséquences possibles quant à l’attribution d’un patrimoine familial au sujet collectif, ce qui diffère de la solution technique que l’on retient en l’absence de cette personnalisation, sans toutefois être indispensable ni même nécessaire 257. En rien elle ne permet, en revanche, de résoudre différemment la question

de la puissance. Moins que sa pertinence, c’est l’utilité de la personnalisation qui est alors en cause 258. Cette mise en cause sur le terrain de la puissance relaie celle que nous avons présentée

sur le terrain de la fondation : elle oblige à interroger la notion même de famille.

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