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205. C’est la vie familiale culturellement acceptable par la Nation qui est protégée. Le Conseil

constitutionnel est sur ce point particulièrement net : « les conditions d’une vie familiale sont celles qui prévalent en France, pays d’accueil » 577.

La difficulté tient alors à la détermination de ces conditions et c’est en dernière instance au juge que revient cette tâche. Pour ce faire, il s’inspire des conceptions admises dans le champ social, sans pour autant faire de l’admission majoritaire le critère de la normalité. Mais il faut bien voir que la conception de la normalité est d’abord celle du juge, perception subjective en ce qu’on ne peut exclure que le juge, dans ce travail, fasse intervenir ses propres valeurs sur la normalité (attitude prescriptive), mais aussi perception subjective d’éléments objectifs en ce que le juge interprète ce qu’il croit être les modalités admises socialement.

A cet égard, il est certain que les modes de recrutement des personnels judiciaires, leur formation commune ou la médiation des revues juridiques, par exemple, contribuent à forger un

sous-système culturel des juristes, relativement homogène, qui ne correspond pas totalement à la société réelle. L’idée, fort répandue, selon laquelle le droit, donc le juge ici, doit tenir compte des changements sociaux avec prudence, et en tous cas ne doit pas les favoriser, reste prégnante dans la conception du « culturellement acceptable ».

Les systèmes de contrainte interne, et particulièrement ceux tenant aux procédures de l’appel ou de la cassation, ou encore – mais les uns et les autres ne sont-ils pas liés ? – ceux tenant à l’obligatoire motivation juridique des décisions de justice, contribuent également de manière forte à la formation et la reproduction de cette culture judiciaire de la normalité. Mais les systèmes de contrainte externe, qui obligent notamment le juge à un effort de conviction pour que les jugements soient effectifs (dans l’espèce) et efficaces (en influant sur le comportement social), garantissent néanmoins une évolution de la conception judiciaire de la normalité, qui se doit, sinon d’être en accord parfait, du moins de ne pas être trop en désaccord, avec la conception majoritairement répandue dans le champ social.

206. Pendant fort longtemps, la normalité s’est alors incarnée dans le modèle de la famille

légitime, dont la qualification montre bien la fonction. La Cour européenne des droits de l’homme, dans l’arrêt Marckx, a rejeté une conception aussi restrictive 578. Pour la Cour, la vie familiale

normale est une vie familiale de fait, qui s’incarne dans le lien familial : elle ne s’arrête pas aux formes reconnues par le droit, et englobe au moins les relations entre proches parents, reconnues ou non. Le respect de la vie familiale implique alors qu'il ne soit pas fait de différence entre enfants légitimes et naturels 579. Et de ce point de vue donc, aucune distinction ne doit être opérée

entre famille naturelle et famille légitime.

Or, il semble bien qu’ici le droit français ne soit pas en totale conformité avec les exigences européennes 580. Si l’impossibilité d’établir certaines filiations incestueuses peut

constituer une ingérence admissible dans la vie familiale sur le fondement du § 2 de l’article 8 de la Convention 581, il est probable que tel n’est pas le cas par exemple pour la situation particulière

réservée à l’enfant adultérin en matière de succession, qui le défavorise en réduisant, en présence et au profit d’enfants légitimes héritiers issus du mariage « trompé », son héritage de moitié 582.

On voit les difficultés liées à la question de la normalité. Si, à l’évidence, la famille adultérine ne peut être considérée comme normale au regard des conceptions sociales

578 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique, Série A n° 31 (annexe). 579 V. : F. Julien-Laferrière, op. cit. (n. 469).

580 V. : M. Maymon-Goutaloy, De la conformité du droit français des personnes et de la famille aux instruments

internationaux protecteurs des droits de l'homme, D. 1985, chron. XXXVII, p. 211. Certaines des divergences relevées par

l’auteur ne sont plus d’actualité.

581 Art. 334-10 C. civ. Encore s’agit-il d’un mécanisme qui interdit d’établir la filiation à l’égard des deux parents ayant commis l’inceste.

582 Art. 760 C. civ. Cf. B. Vareille, Etude critique de l’article 760 du Code civil, RTD civ. 1991.475 et s. Rappr. F. Rigaux, Le droit successoral des enfants naturels devant le juge international et le juge constitutionnel, RTDH, 1992, p. 215-225.

généralement admises, la discrimination qui en résulte pour l’enfant adultérin est, elle, anormale

583. C’est qu’en effet, il s’agit de permettre aux individus d’avoir une vie de famille, et non de

modéliser le groupe familial : la problématique est alors bien celle de l’utilité fonctionnelle de la famille pour l’Etat (et partant de la famille pour l’individu, puisqu’en démocratie, l’intérêt de l’Etat ne saurait être trop éloigné de celui de l’individu, qui est sa raison d’être), et non celle du groupe en tant que tel. On retrouve ici la logique d’une conception fondée sur l’individu.

207. S’il n’y a donc plus un modèle hégémonique de famille normale, il reste que des

modalités de vie familiale sont rejetées comme anormales. La plus nette est la forme polygamique. La Cour de cassation avait parfois admis des effets pour un mariage polygame 584. Le

Conseil d’Etat avait, quant à lui, estimé, dans une décision d’assemblée, qu’une telle modalité pouvait être qualifiée de normale dès lors qu’elle n’était pas illégale et pouvait être considérée comme légitime dans le pays d’origine de celui qui invoque le droit 585. Le Conseil faisait ainsi

prévaloir la loi personnelle sur la loi française pour apprécier la normalité. Or cette décision a été vivement critiquée par une partie de la doctrine, et surtout par le Haut Conseil à l’Intégration 586.

Ce sont ces critiques qu’a retenues le Conseil constitutionnel dans sa décision de 1993

587 pour rejeter la polygamie dans l’anormalité : la vie familiale normale s’apprécie au regard de

la société française. Et c’est la reconnaissance de la pertinence de ces critiques qui avait conduit auparavant la Commission européenne des droits de l’homme à admettre ce rejet par les Pays- Bas : « Un Etat contractant ne peut être tenu en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme d’accorder une entière reconnaissance à la polygamie qui est en contradiction avec son propre ordre juridique » 588. Nous sommes donc bien face à une question de morale sociale,

question politique de laquelle découle la cohésion nationale, et non face à une simple question de droit international privé.

208. Les principales difficultés actuelles concernent cependant moins l’exercice de la vie

familiale que la fondation de la famille. De ce point de vue demeure discutée la normalité de certains modes de vie comme étant compatibles avec la prise en charge d’enfants.

Tel est le cas pour les homosexuels, aussi bien quant à la garde de leurs enfants dans une procédure de divorce 589 qu’en ce qui concerne leur éventuel désir d’en adopter 590. Le recours,

583 Rappr. l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 18 décembre 1986, Johnston c/ Irlande.

584 Cass. civ., 28/1/1958, Chenouni (Rev. Crit. DIP 1958 p. 110, note Jambu-Merlin ; D. 1958 p. 265 note Lenoan ; JCP 1958.II.10488 note Louis-Lucas).

585 Ass., 11 juillet 1980, Ministre de l’Intérieur c/ Mme Montcho.

586 Haut Conseil à l’Intégration, Conditions juridiques et culturelles de l'intégration, Rapp. au premier ministre, mars 1992, Doc. fr.

587 Décision du 13/8/1993, précitée.

588 Déc. 14501/89, X c/ Pays-Bas, rapportée par V. Fabre-Alibert, Réflexions sur le nouveau régime juridique des

étrangers en France, RD publ., 1994, p. 1174.

589 Pour certains juges, l’homosexualité est « immorale et incompatible avec l’exercice de l’autorité parentale » (CA Rennes, 27/9/1989) alors qu’une majorité de juridictions tendent à évacuer – officiellement – la question en prétendant

très critiqué, à l’adoption entre concubins homosexuels comme palliatif de l’absence de reconnaissance juridique de la vie commune 591 n’est pas sans influence sur l’absence de

formulation d’une solution clairement perceptible.

De manière encore plus paroxystique se pose la question de la normalité familiale transsexuelle 592. La Cour de cassation a longtemps refusé de voir dans le transsexualisme un

motif de modification de l’état civil. La Cour européenne a été plus hésitante.

Dans un premier temps, la commission européenne avait semblé admettre des effets juridiques pour le transsexualisme 593. Mais la Cour s’est engagée par la suite dans une voie

périlleuse. Estimant que le mariage normal au regard de la Convention est le mariage entre personnes de sexes biologiques différents 594, elle ne retient pas ce droit pour les transsexuels 595.

Or cette même Cour vient d’admettre le droit pour un transsexuel français d’obtenir la modification de son sexe sur les actes d’état civil 596, jurisprudence sur laquelle s’est alignée

l’assemblée plénière de la Cour de cassation 597.

Même si la Cour européenne n’a pas entendu par là accorder au transsexuel un droit à se marier et à fonder une famille, les juridictions du fond, saisies, ne pourront éviter un débat sur la normalité, non plus du transsexualisme, mais de la famille transsexuelle. La chose risque d’être paradoxale, puisque, par exemple, l’admission de la modification de l’état civil aura pu avoir pour effet de rendre homosexuel un mariage s’il a été célébré avant cette modification. Qu’en sera-t-il alors au regard du mariage ou de l’adoption postérieurs à ce changement d’état ? Sur tous ces points, la normalité n’est pas, ou pas encore, arrêtée avec une précision telle que l’on puisse être assuré du contenu de la jurisprudence à venir.

209. C’est enfin la question de la bioéthique qui a ici une importance première, dont

témoignent de multiples travaux en doctrine 598. La biotechnologie rend possibles des moyens de

fondation de la famille qui posent problème. La maternité pour autrui, parfois doublée d’une

accorder l’autorité parentale en fonction de l’intérêt de l’enfant. Mais cet intérêt s’apprécie in concreto, en tenant nécessairement compte du fait homosexuel et en portant donc une appréciation sur sa normalité. V. pour l’admission de cette homosexualité : CA Pau, 25/4/1991, D. 1993 p. 122 (sommaire commenté Wacongne).

590 Jusqu’à présent, le contentieux de l’agrément à adoption n’a pas connu de tels litiges. Mais on peut estimer, en se fondant notamment sur la légalité de l’agrément à adoption accordé à un homme célibataire refusant la vie de couple, légalité liée à ce que l’intéressé « présentait des garanties suffisantes en ce qui concerne les conditions d’accueil qu’il était susceptible d’offrir à un enfant sur les plans familial, éducatif et psychologique » (24/4/1992, Département du Loiret c/ T., annexe), que le débat se pose dans les mêmes termes que pour la garde d’enfants.

591 Sur ce recours, V. : J. Hauser & D. Huet-Weiller, La famille, t. 1, LGDJ, 1993, p. 666 et s.

592 V. sur la question : I. Bon, Le transsexualisme, analyse de pratiques médicale et juridique, thèse droit, Université Jean Moulin-Lyon 3, 1990.

593 13 mars 1979, D. van Oosterwijk c/ Belgique & 12 décembre 1984, Rees c/ Royaume-Uni (annexes). 594 17 octobre 1986, Rees c/ Royaume-Uni, Série A, N° 106 (annexe).

595 Adde 27 septembre 1990, Cossey c/ Royaume-Uni, Série A n° 184 (annexe). 596 25 mars 1992, B. c/ France, Série A n° 232 (annexe).

597 11 décembre 1992, X c/ Proc. gén. Aix en Provence (annexe). 598 Pour introduire le débat : Pouvoirs n° 56 (1991) spécial bioéthique.

parenté entre la mère porteuse et la compagne du père, la grossesse post-ménopausique, l’insémination post mortem, l’insémination avec sperme de donneur, ou les risques de politiques eugéniques notamment, obligent à dire au cas par cas ce qui est normal et acceptable et ce qui ne l’est pas. L’adoption de lois sur la bioéthique 599, en énonçant les conditions dans lesquelles ces

moyens pourront être mis en oeuvre, et en consacrant surtout l’existence d’une expertise éthique par le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé 600,

concourent à définir plus précisément la normalité culturelle, et à ne pas laisser le juge seul face au standard.

210. Derrière toutes ces questions transparaît bien une exigence politique fondamentale. Si la

famille est devenue dans nos sociétés modernes, comme nous l’avons vu, un lieu d’intimité où les individus existent réellement, c’est alors assurément aussi le lieu où ils échappent au conformisme normatif qui les saisit dans l’espace social et politique comme citoyens ou comme personnes, et qui leur confère ainsi un statut. Ce conformisme et ce statut fournissent le ciment essentiel de la vie publique et sociale en démocratie : la détermination des normes minima fixant les condition pour que cette vie soit possible (égalité juridique, garantie des droits de la personne, etc.). La protection de l’intimité se heurte alors à un problème essentiel dès lors que cette intimité pourrait générer des comportements ou des valeurs, individuels ou collectifs, susceptibles de remettre en cause le conformisme, et les valeurs qui l’inspirent. Derrière la définition d’une normalité culturelle pointe une exigence constitutive de l’Etat. A cet égard, l’abandon d’un modèle familial explicite ne peut pas être une réalité tangible. S’il est vrai que le modèle s’élargit à d’autres formes de vie familiale, pour que les fonctions soient assurées, il demeure une opposition indépassable dans l’Etat entre le normal et l’anormal, qui ne peut être sans incidence sur les formes familiales.

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