• Aucun résultat trouvé

Partie I : Cadre théorique

Chapitre 4 Problématique et hypothèses de recherche

La médecine actuelle repose prioritairement sur un aspect technico-scientifique, une posture de plus en plus questionnée, notamment dans le contexte de certaines situations cliniques qui nécessitent d’introduire la dimension relationnelle comme l’annonce de mauvaises nouvelles, une dimension également essentielle dans la relation de soins et considérée comme primordiale par certains auteurs, eu égard à l’approche purement scientifique. En effet, la relation médecin- patient se construit dans un cadre propice à l’établissement de liens intenses, et dont les visées principales sont à la fois l’élaboration d’un diagnostic et la mise en place de traitements. A l’heure où les réflexions inhérentes à l’humanisation des soins semblent s’imposer dans le débat public actuel, un constat s’impose froidement, sorte de vérité implacable : « l’oubli du malade dans la médecine contemporaine semble être le prix à payer pour des soins toujours plus rationnels et scientifiques » (Gori & Del Volgo, 2009). En réponse à l’hégémonie de la posture hyper-techniciste, certains auteurs plébiscitent aujourd’hui l’approche systémique en médecine, une nouvelle appréhension du patient, où l’accent est mis sur l’interaction entre différentes dimensions constitutives de l’entité humaine - fonctionnement biologique, environnement et processus intersubjectifs (Vannotti, 2006). Nous adhérons à la pensée de Vannotti (2002) en esquissant en plus du défi technico-scientifique et du défi relationnel un troisième défi dans la pratique médicale : concilier les exigences d’une médecine ultra-techniciste et l’approche humaniste, une posture intégrative soutenue par Glick (1993) pour qui il est infondé de mettre en opposition l’approche scientifique et les progrès technologiques, avec les dimensions empathiques et humanistes, la qualité de la relation interpersonnelle est « un paramètre essentiel de la fonction de soins (...) dont vont dépendre entre autres la réussite ou l’échec des moyens mis en œuvre » (p.216). La relation médecin-patient s’inscrit dans un contexte sociétal et politique

singulier, celui d’un "paternaliste libertarien", une nouvelle doctrine décrite par Thaler et Sunstein (2010), qui réconcilie deux approches : pour la première, il est moralement justifié pour l’autorité publique de décider à la place des individus (paternalisme), alors que la seconde approche argue que l’individu est le meilleur juge de son propre bien-être (libertarien). Cette nouvelle posture amène le sujet à devenir autonome et responsable de ses décisions dans le domaine de la santé, alors que ses connaissances dans le champ médical sont faibles.

L’annonce d’une mauvaise nouvelle (AMN) est partie intégrante de l’exercice de la médecine, mais reste loin d’être un acte banal. Si l’AMN est associée principalement pour le médecin à une démarche technique, elle peut revêtir pour le patient le caractère d’un verdict (Rouy, 2004), une expérience potentiellement traumatique en fonction de la pathologie concernée. Cette tâche est également source de détresse pour les médecins (Baile et al., 2000; R. A. Buckman, 2005; Lesley Fallowfield & Jenkins, 2004; Ptacek et al., 2001; Rabow & McPhee, 1999; Schofield et al., 2003; Vail et al., 2011), et se révèle être un facteur de risque de l’émergence du burn-out (Blanchard et al., 2010). Cette souffrance éprouvée par les médecins peut aussi avoir des répercussions sur la relation intersubjective à l’œuvre dans son rapport au patient, notamment par la mobilisation de mécanismes de défense plus ou moins rigides, et adaptés ou non au contexte de l’annonce (Ruszniewski & Bouleuc, 2012). Toutefois, ces protections psychiques sont nécessaires pour préserver un équilibre psychologique ébranlé par autant de blessures micro-traumatiques. Pléthores d’expériences dans la profession de médecin peuvent être à l’origine d’une souffrance psychique voire d’un sentiment d’amertume.

Aussi, dans cette recherche nous nous centrerons sur l’expérience vécue des neurologues et des patients lors d’annonces de mauvaises nouvelles dans le contexte de la sclérose en plaques, ainsi que sur leur vécu de leur relation, une problématique qui n’a pas fait l’objet d’études qualitatives jusqu’à présent.

Comme énoncé au travers du premier chapitre, la sclérose en plaques est une maladie inflammatoire démyélinisante du système nerveux central qui affecte environ 90000 personnes en France avec une incidence annuelle de 4 à 8,2 pour 100000 habitants selon les régions, la région Grand-Est étant parmi les régions les plus touchées en France. La sclérose en plaques est chez les jeunes adultes la première cause non traumatique de handicap (Pérennes et al., 2008), la maladie affectant par ailleurs davantage les femmes (Alonso & Hernan, 2008). La recherche thérapeutique dans la sclérose en plaques est en plein essor et semble très prometteuse. Cependant, bien que les traitements s’avèrent de plus en plus efficaces, la maladie reste pour le moment incurable, et ce qu’elle qu’en soit la forme. De plus, le pronostic de la pathologie reste incertain, tout comme l’émergence des symptômes et leur forme, des symptômes variés et

altérant parfois profondément la qualité de vie des patients, et touchant l’ensemble des sphères de vie de ces derniers. Ces caractéristiques cliniques et thérapeutiques empreintes d’incertitude seront autant de dimensions pouvant altérer le vécu des patients et des médecins dès l’annonce du diagnostic, voire même dans la phase précédant la consultation d’annonce. La confrontation répétée à ces expériences pourrait constituer pour le neurologue autant d’atteintes psychiques significatives. Or, ces expériences, si elles existent dans le cadre de la rencontre entre neurologues et patients dans le contexte de la prise en charge de personnes atteintes de sclérose en plaques, vont engendrer des mouvements pulsionnels et la mobilisation de processus psychiques intra et intersubjectifs au sein de la dyade médecin-patient. Dans ce contexte le médecin peut être amené à vivre des expériences délétères, qui auront pour conséquence de fragiliser sa rencontre au patient, et conduire à une aseptisation relationnelle renforcée par une crise de confiance entre les deux protagonistes.

Aussi, nous porterons une attention plus particulière à l’expérience vécue des neurologues et des patients, ainsi qu’à certains processus psychiques relevant du fonctionnement intra et intersubjectif, afin d’en appréhender le rôle dans certaines situations cliniques engendrant une souffrance psychique auprès de l’un ou de l’autre des partenaires.

Cette démarche implique un choix méthodologique spécifique pour répondre à la complexité de l’objet de recherche. C’est pourquoi nous avons privilégié une approche qualitative, compréhensive et constructiviste, une approche qui s’inscrit dans le paradigme interprétatif (Lessard-Hébert, Goyette & Boutin, 1997), et qui permet d’appréhender le sens donné par l’individu à l’action qu’il mène, ainsi que le lien existant entre la perspective de l’individu et l’environnement écologique dans lequel se déroule l’action. Ces perspectives théoriques ont pour intérêt de produire des connaissances afin de répondre notamment au « besoin de considérer les significations que les événements prennent pour les gens d’un milieu donné » (Lessard-Hébert, Goyette & Boutin, 1997, p.30), des significations données par les individus aux actions et à l’objet de la recherche, qui s’avère souvent « implicites et inconscientes chez ceux qui les produisent » (p.31), d’où le recours dans notre recherche à l’analyse clinique d’orientation psychanalytique pour chaque entretien de neurologue afin d’explorer les processus psychiques - inconscients - mobilisés par ces derniers au moments des annonces de mauvaises nouvelles, dans leur rapport aux patients, aux traitements, à la maladie et à leur profession.

Cette recherche s’intéresse également à l’expériences vécue des interactions interpersonnelles dans l’espace intersubjectif de la dyade médecin-patient. Aussi, notre intérêt s’est porté sur la richesse de cette "intersubjectivité clinique", cette "coexistence" unique qu’il

nous est possible d’approcher par le concept d’empathie clinique, tout en gardant à l’esprit qu’il serait réducteur d’assimiler l’intersubjectivité dans la relation médecin-patient au seul processus empathique.

La littérature scientifique s’est principalement attelée à expliciter l’importance de l’« empathie clinique », une des dispositions relationnelles essentielles dans la relation de soins (e.g., Branch et al., 2001; Forstater et al., 2012; Hojat et al., 2002; Hojat, Gonnella, Mangione, Nasca & Magee, 2003; Mercer & Reynolds, 2002; Mercer, Neumann, Wirtz, Fitzpatrick & Vojt, 2008; Neumann et al., 2007, 2011, 2012; Younès & Hardy-Baylé, 2013). Mercer & Reynolds (2002) définissent l’empathie clinique comme un concept complexe et multidimensionnel qui renvoie à la capacité de « comprendre la situation du patient, ses points de vue et sentiments (ainsi que les significations qui y sont rattachées), de communiquer cette compréhension et de vérifier son exactitude, et d’acter cette compréhension auprès du patient dans une perspective thérapeutique constructive » (p.11).

Aussi, la littérature actuelle souligne les liens existants entre l’empathie et l’évolution clinique du patient, avec par exemple l’existence d’une relation entre perception de l’empathie du médecin et réponse immunitaire (Rakel et al., 2009), le lien entre empathie clinique et alliance thérapeutique (Reynolds & Scott, 1999), la corrélation entre l’empathie clinique et l’observance (Kim & Park, 2008; Levinson, Gorawa-Bhat & Lamb, 2000; Nightingale, Yarnold & Greenberg, 1991; Roter et al., 1997), ou encore une diminution de la symptomatologie dépressive du patient et une amélioration significative de sa qualité de vie (Neumann et al., 2007, 2009).

Développer ses compétences empathiques et engager un travail sur les émotions, amènerait les médecins à augmenter leur satisfaction professionnelle, une posture guère développée durant leurs études de médecine. Or, l’absence de satisfaction de ce processus relationnel peut provoquer un profond sentiment de frustration et de détresse chez le patient et le médecin (Vannotti, 2006).

Nous nous accordons à dire que l’empathie dans la relation intersubjective est issue à la fois d’un socle de facteurs phylogénétiques innés, et de compétences acquises, au travers de l’attachement qui s’élabore entre les individus et des apprentissages progressifs du sujet. Si l’on considère que l’empathie est en partie déterminée par des compétences acquises, alors il nous est possible d’imaginer que l’on peut développer les compétences interrelationnelles du médecin afin de renforcer l’espace intersubjectif médecin-patient. Lancelot et al. (2009) considèrent ainsi que « l’empathie est une composante présente en chaque personne (…). Le capital empathique n’est que le socle de potentialités empathiques futures qui, en fonction des personnes et des situations, se développent plus ou moins » (p.86). De nombreux chercheurs ont alors proposé des

formations destinées à améliorer la qualité de la relation médecin-patient lors de l’annonce de mauvaises nouvelles, l’une des dimensions alors ciblées étant l’empathie clinique (e.g., Branch et al., 2001; Fallowfield et al., 2002; Rosenzweig, 2012; Schildmann, Kupfer, Burchardi & Vollmann, 2012), avec des résultats positifs ou négatifs en fonction de l’étude concernée. La pratique du médecin, dans sa relation au patient, est constituée d’actes récurrents devenus naturels, quasi-automatiques et donc échappant potentiellement à un acte de pensée, une attitude qu’il peut alors appliquer à sa relation au patient et à sa pratique de l’empathie. Les tâches effectuées dans son quotidien répondent principalement à ce que les auteurs nomment le savoir- faire, faisant appel à la connaissance procédurale, siège du savoir théorique. Il conviendrait alors d’amener les étudiants en médecine et les médecins à développer leurs compétences de savoir- être, cette aptitude au partage et au recueil des émotions de l’autre, trop souvent perçue par les médecins comme naturellement acquise, et qui échappe alors à toute réflexion (Vannotti, 2006).

C’est pourquoi, au regard des résultats obtenus au cours des analyses, nous nous engagerons dans l’élaboration d’un outil réflexif destiné à permettre aux médecins un « travail d’attribution de sens à l’expérience et au processus de rencontre » (Vannotti, 2006, p.243) dans le contexte de l’annonce de mauvaises nouvelles dans la sclérose en plaques, au travers d’un travail réflexif sur soi, d’une reconnaissance de ses ressources, de ses limites et du sens donné à sa profession dans le cadre de la prise en charge des personnes atteintes de la sclérose en plaques (conflit entre principe de plaisir et idéalité professionnelle), mais aussi d’une identification des mécanismes de défense qu’ils mobilisent lors de l’annonce de mauvaises nouvelles. Une réflexivité inscrite dans une approche clinique d’orientation psychodynamique, amènerait, par un retour sur soi, le sujet à identifier les processus psychiques à l’origine de ses ressentis et réactions psychiques, et dans un second temps à élaborer son expérience vécue, favorisant ainsi le processus de subjectivation (Bertrand, 2005).

Or, pour élaborer cet outil, nous serons amenés à explorer l’expérience vécue des neurologues et des patients de l’annonce de mauvaises nouvelles dans la sclérose en plaques ainsi que d’appréhender la dynamique des processus psychiques chez le patient et le médecin, dans une perspective qualitative, compréhensive, en utilisant l’analyse phénoménologique interprétative (IPA) de Smith (2004) et d’une analyse des processus psychiques d’orientation psychanalytique (Frosh & Young, 2008; Midgley, 2006; Pedinielli & Fernandez, 2005; Santiago- Delefosse, 2002).

Notre objectif principal consiste donc à :

1. explorer le vécu des neurologues et des patients lors d’annonces de mauvaises nouvelles dans la sclérose en plaques, ainsi que la qualité de leur relation dans le contexte du suivi d’un projet thérapeutique ;

a) plus spécifiquement auprès des patients : saisir leur vécu de la maladie et du suivi thérapeutique, appréhender l’empathie perçue par le patient de leur médecin, explorer leur vécu de situations conflictuelles avec leur médecin ; b) plus spécifiquement auprès des neurologues : explorer l’expression de leur

idéal professionnel, les situations de conflits internes impliquant l’idéal professionnel et la réalité de leur pratique et de la maladie ; appréhender les processus psychiques inconscients qui sous-tendent leur expérience vécue des situations médicales approchées dans la recherche ;

2. envisager la création, au regard des résultats obtenus, d’un outil clinique réflexif pour les neurologues destiné à contribuer à la structuration et au maintien d’une relation de confiance dès l’annonce d’une mauvaise nouvelle.

Aussi, nous pouvons énoncer les objectifs de recherche comme suit :

1. Explorer l’expérience vécue par les neurologues des annonces de mauvaises nouvelles dans la sclérose en plaques ;

Hypothèse 1 : Les annonces de mauvaises nouvelles amènent les neurologues à éprouver différents types d’affects négatifs inhérents à la violence perçue de l’acte.

2. Analyser la dynamique des processus intrasubjectifs et intersubjectifs qui sous- tendent l’expérience vécue du neurologue des annonces de mauvaises nouvelles et de sa relation au patient ;

Hypothèse 2 : Les neurologues mobilisent des mécanismes de défense non adaptés à une relation basée sur la confiance.

3. Explorer l’expérience vécue par les patients des annonces de mauvaises nouvelles dans la sclérose en plaques, et les conséquences de ces réactions sur leurs échanges au médecin ; Hypothèse 3 : Les annonces de mauvaises nouvelles amènent les patients à éprouver différents types de réactions psychologiques inhérentes à la violence perçue de l’acte, qui auront des conséquences sur la qualité de l’échange avec leur médecin.

4. Saisir l’expérience vécue des patients de leur pathologie et de leurs représentations et croyances inhérentes à l’objet médicament dans la sclérose en plaques ;

Hypothèse 4 : Le vécu difficile de la maladie ainsi que des représentations et croyances négatives en lien aux traitements vont engendrer un vécu d’impuissance et d’incertitude chez le patient.

5. Explorer l’empathie des médecins perçue par les patients durant l’annonce du diagnostic et durant l’ensemble du parcours de soins ;

Hypothèse 5 : Les patients estiment que les neurologues ne tiennent pas assez compte de leur vécu subjectif lors des AMN, de leur vécu subjectif de la pathologie, ce qui fragilise l’alliance thérapeutique.

6. Appréhender les conflits psychiques internes impliquant l’idéal professionnel des médecins ;

Hypothèse 6 : Les conflits psychiques internes portant sur une mise en échec de l’expression de l’idéalité professionnelle du neurologue, sont à l’origine les situations conflictuelles dans l’espace intersubjectif de la relation médecin-patient.

7. Saisir l’émergence du vécu d’une croissance post-traumatique auprès des patients suite à l’entrée dans la pathologie ;

Hypothèse 7 : L’annonce de la maladie ainsi que le vécu difficile de la sclérose en plaques va faire émerger chez les patients un vécu de croissance post-traumatique dont les signes cliniques pourront être observés durant tout le parcours de vie des patients. Outre l’élaboration d’un outil, nous serons amenés à amorcer une réflexion sur les modalités de son utilisation, et ainsi de penser le cadre d’une formation plus globale destinée aux neurologues, voire aux internes de neurologie, dans laquelle l’outil pourrait être intégré.

Chapitre 5 : Un cadre théorique en psychologie de la santé pour approcher