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Partie I : Cadre théorique

Chapitre 3 : Intersubjectivité dans la relation médecin-patient

I. Intersubjectivité dans la relation médecin-patient

1. Modèle actuel de la relation médecin-malade

Comme l’introduit Quintin (2010), de la période de la Grèce antique à la fin du XVIIIe siècle, l’évaluation du médecin s’est toujours fondée sur ses compétences théoriques, une médecine inscrite dans une logique déductive. L’auteur nous rappelle qu’Aristote avait défini la connaissance en trois compétences spécifiques : « l’épistémè (la connaissance théorique), la

technè (la rationalité pragmatique) et la phronesis (la délibération) » (p.35). Si l’on se réfère à

cette description, la pratique de la médecine actuelle pourrait s’inscrire dans l’épistémè.

Le rapport entre le médecin et le patient est médiatisé par des théories, des croyances, des valeurs (Quintin, 2010), « le médecin et le patient sont rattachés l’un à l’autre à une disposition, à une compétence, à un ethos à l’intérieur duquel ils peuvent se rencontrer » (p.34).

Dès la première consultation, l’entrée en relation du malade et du médecin se trouve marquée par les attentes et les comportements spécifiques des deux protagonistes, dynamique déterminée par leur statut respectif (Palazzolo, 2007). Parsons (1995) a décrit le couple médecin-malade comme une dyade se reconnaissant réciproquement des droits et des obligations, selon des rôles socialement définis. Le "socius" véhicule une représentation précise de la relation qui doit s’instaurer entre ces deux protagonistes, une relation initialement paternaliste issue de la conception de la pratique clinique d’Hippocrate : « la décision est prise par le médecin selon le principe de bienfaisance auquel Hippocrate a attaché définitivement le principe de non malfaisance. Dans ce modèle, le médecin sait mieux que tout autre ce qui est bon pour chaque malade. Il décide tout seul » (Llorca, 2006). Cette relation évolue vers une relation

contractuelle, construite sur les principes du partenariat, et vise ainsi la transmission d’un savoir

et l’autonomisation du malade. Qu’elle soit passagère ou durable, fortuite ou induite par un problème de santé, la relation médecin-malade est une relation asymétrique qui met en présence deux partenaires investis de rôles différents, avec des attentes complémentaires et qui vont aborder chacun la rencontre avec des références et une histoire qui leur sont propre. Cette relation se noue souvent autour d’un corps dont le fonctionnement est altéré ou dont l’équilibre est menacé, et a deux visées principales : produire un diagnostic et une analyse des déterminants possibles, et un soin, à savoir la réparation d’un dommage observé, le renforcement des défenses naturelles de l’organisme, une considération et un soutien moral de l’individu qui souffre (Consoli, 2004). Le sujet vient consulter le praticien en lui offrant ses symptômes, ses maux. Il attend en contrepartie que le médecin procède à une énumération de symptômes qui permet d’établir un diagnostic avec pour objectif la mise en place d’une intervention thérapeutique qui se veut la plus efficace possible (Israel, 1968). Le malade et le médecin attendent chacun de

l’autre, consciemment ou inconsciemment, une série de comportements, de qualités et surtout de réponses, le tout influencé par les représentations sociales et les expériences personnelles.

« Il n’y a pas de relation malade-médecin. (…) Que le médecin aille à la rencontre ou

se mette à la portée de cet autre lui-même, qu’il le soutienne comme un frère dans le malheur, qu’il établisse avec son malade des liens qui le confortent et lui rendent ce

qu’il a perdu n’a pourtant rien de répréhensible. Je ne rejette pas une médecine amicale qui fasse du malade un homme, et non pas un objet (…) Qu’il se passe quelque

chose entre malade et médecin, que le médecin ne soit pas sans effet sur son malade, voilà ce à quoi il nous faut œuvrer » (Israel, 1968, p.181-182)

Pour Fournier & Kerzanet (2007) « il n’existe pas de véritable modèle de la relation

thérapeutique dans un contexte médical », c’est-à-dire « une représentation structurée, fonctionnelle (…) des caractéristiques de cette profession, de ses registres d’intervention et de ses contextes de pratique » (p.415). Les auteurs préfèrent parler de modélisations partielles de

cette interaction. Un premier modèle de relation médecin-malade est décrit une première fois par Parsons dans les années 1950. C’est une relation dans laquelle chacun joue un rôle social attendu. Le médecin doit rétablir un ordre social menacé par la déviance que représente la maladie. Pour se faire, il doit maitriser une certaine compétence technique, ne pas sortir de la spécificité de son rôle, agir avec une neutralité affective et son travail doit être orienté vers la collectivité. En contrepartie, le malade a pour devoir de faire légitimer son état déviant, de souhaiter aller mieux et de rechercher une aide compétente. En 1956, Sasz et Hollander, cités par Fournier & Kerzanet (2007), complètent la théorie de Parsons en proposant trois styles de relation médecin-malade, selon que le patient est actif ou passif dans la relation, le médecin étant toujours considéré comme actif : activité-passivité, guidance-coopération, participation mutuelle. Emanuel & Emanuel (1992) proposent également une analyse de la relation médecin-malade et en identifient cinq modèles : informatif, interprétatif, délibératif, paternaliste et instrumental (voir tableau 3).

Tableau 3 : Comparaison de quatre modèles de communication. Selon Emanuel & Emanuel (1992)

Informatif Interprétatif Délibératif Paternaliste Instrumental

Posture du

médecin Fournir au patient l’information la plus objective sur son état de santé, le diagnostic de la pathologie, les traitements (bénéfices-risques) Mettre en place les soins médicaux sélectionnés par le patient Déterminer et prendre en considération prioritairement les valeurs et préférences du patient Amener de la cohérence dans les valeurs du patient et réussir à articuler ces valeurs aux choix médicaux existants

Choix de l’intervention médicale par le patient au regard de ses valeurs et préférences, et des risques-bénéfices présentés par le médecin Fournir au patient l’information la plus objective sur son état de santé, le diagnostic de la pathologie, les traitements (bénéfices- risques)

Engager une réflexion avec le patient sur les valeurs auxquelles il aspire, les valeurs affectées par la maladie ou qui influent le vécu de cette dernière, les buts de vie du patient Aider le patient à choisir les interventions médicales/traitements au regard de ses intérêts, valeurs, buts de vie et des risques- bénéfices présentés par le médecin

Sélectionner les informations les plus pertinentes afin d’obtenir le consentement du patient pour les soins médicaux que le médecin considère comme essentiels, sans tenir compte des préférences et valeurs du patient

Les valeurs du patient sont sans importance Les buts du médecin sont indépendants du patient : bienfondé pour la société, apports pour le savoir scientifique Visées pour le patient Contrôle des décisions médicales

Amener une meilleure compréhension de soi pour une meilleure adhérence au projet de soins Amener à un développement personnel - moral et éthique

Adhésion à des valeurs

objectives -

Rôle du

médecin Expert technique Conseiller Ami ou enseignant Tuteur Chercheur

Charavel (2003) quant à lui suggère l’existence de trois modèles de la relation médecin- patient : modèle paternaliste, modèle informatif et modèle de décision partagée. Ce dernier modèle est actuellement recommandé au détriment des deux autres modèles, le modèle informatif étant considéré par l’auteur comme dangereux pour le patient, le médecin se

contentant de dispenser l’information au patient et de le laisser choisir. Le modèle de décision partagée, actuellement préconisé, induit une prise de décision du patient avec l’aide du médecin : « Le médecin doit être présent auprès du patient, non plus pour imposer ses propres choix, comme c’était le cas dans le modèle paternaliste, mais pour lui servir en quelque sorte d’étayage afin de l’aider à discerner quelle solution lui correspond le mieux » (p.84). Un modèle soumis à la critique par Moumjid, Durif-Bruckert, Denois-Régnier, Roux & Soum-Pouyalet (2011), qui estiment que la « décision partagée » n’est en fait qu’un leurre : « il semble difficile de concevoir une décision réellement partagée, dans le sens où une décision ne peut relever que d’un individu à un moment donné » (p.692). Le modèle français est classiquement réputé paternaliste (Charles, Gafni & Whelan, 1997), même si une relation dite « égalitaire » tend à être indiquée dans le contexte de la maladie chronique (Merle-Beral & Rajon, 2009). Pour Merle-Beral & Rajon (2009), on note une évolution dans la relation « patient acteur de soin », que ce type de relation souhaité par les associations de patients peut s’avérer dangereux et que cette forme d’autonomie se révèle être en fait une « fausse autonomie ». Botehlo (1992) allègue que cette absence de prise de décision du médecin peut parfois générer de la détresse chez le patient, qui perçoit alors la posture du professionnel de la santé comme étant un retrait de responsabilité dans un contexte qui nécessite alors une expertise médicale « assurée et rassurante ».

La communication dans le modèle paternaliste est asymétrique, unilatérale, descendante, d’une personne qui est supposée détenir le savoir - le médecin, à une personne en demande - le patient (Charles, Gafni & Whelan, 1997). Le médecin reste seul décideur ; il fournit au malade au regard de ses obligations légales et éthiques des informations concernant les différentes options thérapeutiques existantes afin d’obtenir son consentement libre et éclairé. Il n’y a pas de discussion, de délibération à proprement parler entre les deux protagonistes au sujet des propositions thérapeutiques ou des interventions médicales. La médecine française a fonctionné sur ce modèle durant plusieurs décennies. Ce mode de relation perçu comme infantilisant a bien évidemment évolué, le patient ne voulant plus être traité en objet. Le principe du libre arbitre devient prédominant et fonde les nouvelles bases de la relation médecin-malade actuelle. La légitimité de la protection du sujet affaibli fait place au principe du respect de l’autonomie des personnes et de la liberté individuelle. En France, la relation paternaliste évolue depuis ces vingt dernières années, notamment sous l’impulsion des évolutions sociales, déontologiques, des obligations juridiques et législatives d’information. Il s’agit d’une dynamique française, mais aussi européenne, influencée par les pays d’Europe du Nord qui soutiennent l’idée de la liberté de l’individu et de son libre arbitre, le modèle de la prise de décision médicale partagée (« shared

decision-making model »). Cette relation se distingue du modèle paternaliste en cela qu’il ne

s’agit plus d’une relation asymétrique de pouvoir et de domination. Ce modèle repose sur un échange bilatéral d’information entre le médecin et le patient, au travers duquel le médecin transmet son savoir à un patient qui l’informe alors librement de ses choix ; aussi, cet échange prend la forme d’une délibération, c’est à dire d’une discussion à propos des propositions thérapeutiques ou des interventions médicales dont la finalité de parvenir à un accord entre les deux individus, qui se trouvent être alors tous deux des décideurs. La décision finale relative au traitement vient alors clore le processus de cette interaction singulière (Moumjid, Durif-Bruckert, Denois-Régnier, Roux & Soum-Pouyalet, 2011).

La prise de décision inhérente à la mise en place des traitements dans le modèle de décision partagée revient aux deux partenaires (Charles, Gafni & Whelan, 1999) : outre l’échange d’informations et la délibération relative aux options thérapeutiques, les auteurs soulignent que le médecin est en droit de favoriser un traitement voire d’essayer de le persuader d’accepter ses préconisations, s’il ne néglige pas d’entendre et de synthétiser l’ensemble des remarques et craintes émises par le patient soumis à ces mêmes options thérapeutiques.

Le modèle paternaliste, au sein duquel le médecin prenait unilatéralement les décisions médicales pour le patient, est censé progressivement disparaître au profit du modèle « autonomiste » d’Abellard (2005). Cette vision de la médecine où l’on considère qu’il est pertinent d’imposer une option thérapeutique au patient n’a pas pour autant totalement disparu, loin s’en faut, malgré une pression constante de la société. Abellard (2005) considère ainsi qu’il existe de nombreuses situations cliniques complexes propices au maintien d’une posture paternaliste, ce qui amène l’auteur à émettre l’hypothèse selon laquelle la société tenterait de concilier ces deux approches initialement antagonistes en fonction de la situation médicale du patient. Ce dernier attire également notre attention sur l’importance prégnante de la jurisprudence dans les suivis médicaux, un interventionnisme qu’il considère à l’origine du transfert du « paternalisme au juge et au législateur », pièce centrale d’un système protectionniste : « ce n’est pas tant l’autonomie de l’individu que l’on retrouve dans notre société (…) mais plus la protection accrue en vue d’une indemnisation quasi systématique. Sous couvert de l’autonomie, on semble tomber dans les travers du protectionnisme » (p.95). L’auteur parle alors d’une dérive possible du modèle autonomiste, une dérive « consumériste, légaliste et judiciaire des soignés et soignants » qui fait fi de la relation de confiance pourtant essentielle dans la « prise de décision partagée » au profit d’une « relation contractuelle » (p.96) : « L’évolution de l’obligation d’information et le renversement de la charge de la preuve en 1997, ont contribué à développer l’idée d’une médecine défensive » (p.96). À défaut de pouvoir

condamner les actes techniques, la justice est alors attelée à se concentrer sur la qualité de l’information transmise patient, et notamment le « défaut d’information ».

L’autonomie est la visée centrale de la décision médicale partagée. Cette nouvelle approche médicale est une avancée qualifiée de formidable par Bouleuc & Poisson (2014), qui permet au patient de « prendre la place qu’il souhaite dans le processus de délibération et user de son droit à la détermination et à l’autonomie » (p.6). Cependant, cette pratique est soumise à de nombreuses limites, qui pour être dépassé nécessiterait par exemple une meilleure formation des médecins la communication, afin qu’il puisse à la fois dispenser les informations essentielles patientes et d’introduire une délibération avec ces derniers concernant les options thérapeutiques, ce qui sous-entend la perception et le respect du médecin quant à l’ensemble des craintes, désirs, croyances et défenses des patients. Bouleuc & Poisson (2014) insiste la « décision médicale partagée » ne doit pas être entendue comme une relation de partage égale entre les deux partenaires ; cette pratique s’inscrit dans une relation de soins au travers de laquelle les rôles du médecin et du patient s’affirment lors du processus de délibération. Aussi, il sera donné au patient la possibilité d’exprimer ses préférences au regard de l’ensemble des informations édictées par le médecin, qui usera de son savoir afin de présenter les options thérapeutiques de façon pertinente et pragmatique, sans délaisser pour autant son expérience si le patient en fait la demande. Il s’agit donc bien d’une décision « dont la responsabilité reste médicale » (p.7).

La complexité des processus à l’œuvre dans la dynamique médecin-patient dans la maladie grave laisse entrevoir une souplesse dans le modèle même de cette relation, une idée développée par Jeammet, Reynaud & Consoli (1996) qui considèrent que la posture du patient ne cesse de fluctuer dans son rapport au médecin, entre passivité et une participation mutuelle : « la situation semble beaucoup plus complexe, car, par-delà ces modèles théoriques homogènes, l’analyse des situations concrètes révèle non seulement la coexistence de ces différents modèles, mais encore une interprétation de ces modèles à l’intérieur d’une même relation » (p.399). Ce dernier constat nous amène à nous interroger sur le bien-fondé de l’application d’un modèle rigide, même s’il est encouragé par les acteurs de scène médicale et les associations de patients, qui figerait les deux protagonistes dans des postures et attitudes prédéfinies, sans tenir compte des attentes, désirs et angoisses des patients. Cette conception s’oppose à « un corps médical dénué de tout affect et traité indépendamment de tout contexte social et familial » (Mollo & Falzon, 2009, p.72). De nouveaux facteurs sont alors priorisés, comme « les préférences des patients, leur statut social et familial, leur culture », car ayant une influence non négligeable sur

leur choix de traitement, potentiellement différent de celui du praticien. Mollo & Falzon (2009) estiment alors qu’il ne s’agit pas d’un « pré-requis stable » mais d’une « construction dynamique qui évolue tout au long de la prise en charge thérapeutique ».