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Partie I : Cadre théorique

Chapitre 3 : Intersubjectivité dans la relation médecin-patient

II. Intersubjectivité, subjectivité et empathie

5. Mécanismes de défense mobilisés dans le contexte de l’AMN

L’annonce d’une mauvaise nouvelle comporte en elle-même une part d’impossible : angoissante voire traumatique pour le patient, parfois bouleversante et angoissante pour le médecin. Elle engendre chez les deux protagonistes la mobilisation de mécanismes de défense, qui vont fortement ébranler la relation de soins. Ruszniewski & Bouleuc (2012) estiment que pour sortir de cette crise, il revient au médecin d’ouvrir un espace de réflexion, de parole, afin de transformer une annonce anxiogène en un temps essentiel, une rencontre authentique.

a) A l’origine du concept

Le terme de défense apparaît pour la première fois en (1894), dans "Les psychonévroses-

de-défense" ("Die Abwehr-Neuropsychosen"), article où Freud propose une théorie

psychologique de l’hystérie acquise, de phobies, d’obsessions et de certaines psychoses hallucinatoires. Une défense est donc selon lui un acte psychique inconscient qui consiste à détourner de la conscience une représentation, une pulsion ou un affect attaché à cette pulsion, qui n’est pas en mesure d’être lié(e) aux systèmes de représentations et engendrera un vécu d’angoisse chez le sujet. Le rôle des mécanismes de défense consiste donc principalement à assurer la protection du Moi, en réduisant, en transformant ou en supprimant tout danger susceptible de menacer l’intégrité ou la constance du Moi, et en l’inscrivant dans le principe de réalité. Le terme de "psychonévrose" est employé par Freud pour désigner une série d’affections où le conflit psychique est déterminant et l’étiologie est psychogène. En partant du rôle de la défense dans le champ de l’hystérie, Freud (1894) tente d’identifier la place des défenses dans les autres psychonévroses-de-défense, et observe que le mécanisme de refoulement porte sur « la

représentation sexuelle inacceptable » et l’ « émergence de la représentation de contrainte », qui provoque la « séparation de la représentation sexuelle d’avec son affect et la connexion de ce dernier avec une représentation autre » (p.10). Il décrit alors les processus psychiques mis en

place « qui adviennent sans conscience » que « l’on ne peut seulement supposer, qu’on ne peut

démontrer par aucune analyse clinico-psychologique ».

Pour résumer, dans l’article mentionné, Freud (1894) associe les diverses névropsychoses-de- défense à des modes défensifs particuliers :

- « conversion de l’affect » (hystérie)

- « transposition ou le déplacement de l’affect » (névrose obsessionnelle)

- « rejet de la représentation et de l’affect ou la projection » (psychose hallucinatoire). Quant au refoulement, il est présent universellement car les différentes névropsychoses-de- défense/psychonévroses impliquent toutes l’inconscient, et que le refoulement est à l’origine même de la constitution de l’inconscient. Dans "Nouvelles remarques sur les névropsychoses-de- défense ", Freud (1896) revient sur ses travaux que nous avons décrits précédemment pour considérer à nouveau les mécanismes en action dans l’hystérie, les représentations de contrainte et les psychoses hallucinatoires. En 1926, Freud revient sur le concept de "processus de défense"

qu’il avait laissé tomber au profit de celui de refoulement. Il précise alors que le processus de défense « doit être la désignation générale pour toutes les techniques dont le Moi se sert dans

ses conflits menant éventuellement à la névrose, tandis que le refoulement reste le nom de l’une de ces méthodes de défense, bien déterminée, qui, par la suite de l’orientation de nos investigations, fut la première à nous être mieux connue » (1926, p.75)

Anna Freud (1936) reconnaît la difficulté de classifier les mécanismes de défense, et précise que les dangers contre lesquels le Moi cherche à se défendre sont toujours les mêmes, mais que les motifs qui font considérer une poussée comme dangereuse peuvent varier :

o « peur du Surmoi (dans la névrose des adultes) : les pulsions interdites par le surmoi et le monde réel, contre le déplaisir engendré par la culpabilité et les punitions du monde extérieur que le Moi se préserver »

o « défense par crainte réelle (dans la névrose infantile) » o « défense contre les pulsions par crainte de leur puissance »

o « répondre au besoin de synthèse du Moi en cherchant à donner de la cohérence à des pulsions opposées - le but : tendre vers l’unification »

Lacan (1966) poursuivra les réflexions précédemment décrites sur ce concept, en s’en détachant toutefois totalement. Pour ce dernier, "l'inconscient est structuré comme un langage". Aussi, Lacan affirme que les défenses mobilisées par le sujet sont adjacentes à la formation des signifiants. Pour lui, c’est le langage qui va fournir au Moi l’intégralité de ses mécanismes de défense, une mobilisation inconsciente de mécanismes de défenses, dont certains comme la dénégation, l’ironie ou l’anticipation se retrouvent dans les tableaux contemporains de classification des mécanismes de défense, alors que d’autres s’apparentent à des figures de style et sont spécifiques à l’auteur, comme la litote, l’antonomase, l’hyperbate, la périphrase, la digression, la périphrase, l’ellipse ou encore l’hypotypose (Lacan, 1966, p.520).

b) Fondements théoriques actuels

Il faut reconnaître qu’il n’existe aucun consensus dans la littérature concernant le nombre tangible de mécanismes de défense ; ce constat nous renvoie à la complexité du concept et à ses

faibles assises théoriques, à la grande hétérogénéité et variété des mécanismes de défense existants, ainsi que de nombreuses discussions entre chercheurs relatives à la limite conceptuelle entre les mécanismes de défense et les stratégies de coping, une distinction qui semble de plus en plus poreuse (Chabrol & Callahan, 2004).

Les mécanismes de défense représentent les « différents types d’opérations dans

lesquelles peut se spécifier la défense. Les mécanismes prévalent sont différents selon le type d’affection envisagée, selon l’étape génétique considérée, selon le degré d’élaboration du conflit défensif, etc. » (Laplanche & Pontalis, 2007, p.234). La défense quant à elle, constitue

« l’ensemble des opérations dont la finalité est de réduire, de supprimer toute modification

susceptible de mettre en danger l’intégrité et la constance de l’individu biopsychologique. Dans la mesure où le Moi se constitue come instance qui incarne cette constance et qui cherche à la maintenir, il peut être décrit comme l’enjeu et l’agent de ces opérations » (p.108).

La défense porte sur l’excitation interne (pulsion), les représentations (souvenirs, fantasmes) et la situation en lien avec cette même excitation, tant que cette dernière est incompatible avec l’équilibre du Moi et ainsi source de déplaisir pour celui-ci. Ces auteurs précisent que la défense prend, souvent, une allure compulsive et qu’elle opère au moins partiellement de façon inconsciente. Si de nombreuses classifications ont été proposées, Chabrol (2005) nous incite à la considérer selon deux classes : la première en fonction de leur caractère adaptatif, la seconde en fonction de leurs cibles, à savoir les émotions ou les pensées.

Nous nous centrerons dans cette contextualisation théorique sur la première classe, qui se décline en sept niveaux selon une hiérarchie précise établie en fonction du caractère « adaptatif » du mécanisme de défense considéré : 1. le « niveau adaptatif élevé », dont les mécanismes de défense qualifiés de « matures » par Vaillant (1993, 2000) sont considérés par ce dernier comme les plus distinct des processus de coping (adaptation optimal à l’événement perturbant - anticipation, affiliation, affirmation de soi, altruisme, auto-observation, humour, sublimation, répression) ; 2. « niveau des inhibitions mentales et la formation de compromis » (déplacement, dissociation, intellectualisation, isolation de l’affect, formation réactionnelle, refoulement, annulation) ; 3. « niveau de distorsion mineure de l’image de soi du corps ou des autres » (défenses narcissiques : dépréciation, idéalisation, omnipotence) ; 4. « niveau du désaveu » (déni, projection, rationalisation) ; 5. « niveau de distorsion majeure de l’image de soi et des autres » (clivage, identification projective, rêverie autistique) ; 6. « niveau de l’agir » (passage à l’acte, retrait apathique, plainte associant demande d’aide et son rejet, agression passive) ; 7. « niveau

de dysrégulation défensive » (projection délirantes, déni psychotique, distorsion psychotique). Vaillant (1993, 2000) estime que les défenses "adaptatives" ont un mode d’action qui vise dans le cas de l’affect non pas à le faire disparaître mais à en réduire l’intensité, ils sont orientés vers le long terme, se doivent d’être aussi spécifiques que possible (par rapport aux types de menaces) et ont pour fonction de canaliser les sentiments (et non les bloquer).

Aussi, dans une perspective actuelle et consensuelle, nous retiendrons la définition développée par Ionescu, Jacquet & Lhote (2007) au moment d’analyser les processus psychiques issus des entretiens de recherche :

« les mécanismes de défense sont des processus psychiques inconscients visant à réduire

ou à annuler les effets désagréables des dangers réels ou imaginaires, en remaniant les réalités internes et/ou externes et dont les manifestations – comportements, idées ou affects – peuvent

être inconscients ou conscients » (p.27).

c) Mécanismes de défense du médecin dans la maladie chronique

Tenter d’identifier ces mécanismes mobilisés par le médecin et d’en décrire le processus, mettre des mots sur des comportements souvent inconscients permettra à ce dernier la reconnaissance de ses propres défenses, de les admettre comme des réponses qu’il pense légitimes face à de telles souffrances et ainsi pouvoir éviter, dans la mesure du possible, de mobiliser des mécanismes pouvant se révéler non adaptés et délétères pour sa relation au malade. Pour approcher au plus près de son patient, de ses besoins, de ses désirs et de ses fantasmes, le médecin se devra d’apprécier sa propre part de subjectivité dans cette interaction dynamique, ses projections, ses propres désirs et ses limites. Ruszniewski (1999) distingue 9 mécanismes de défense chez le soignant : le mensonge, la banalisation, l’esquive, la fausse réassurance, la

rationalisation, l’évitement, la dérision, la fuite en avant et l’identification projective. Quant à

Boissière (2002), elle avance que les mécanismes les plus souvent mobilisés par les soignants au travers de la relation soignant-soigné seraient la rigidité au changement, un activisme exacerbé, l’évitement, le désinvestissement, l’apathie, le mensonge, la banalisation et la fuite.

Costantini-Tramoni, Lanfranchi & Lancelot (2010) ont pour leur part élaboré un questionnaire à l’attention de la population soignante, le Questionnaire d’Investigation des

Mécanismes de Défense chez les Soignants (QIMDS), un outil dont une des visées serait de permettre aux soignants d’introduire un processus d’élaboration de leur pratique, une sorte d’incitateur qui leur permettrait de mettre en mots des situations vécues parfois comme des micro-traumatismes. Pour se faire, les auteurs ont mis en exergue 14 mécanismes de défense distincts mobilisés par les professionnels de la santé au travers de leur relation au malade (voir tableau 4).

Tableau 4 : Mécanismes de défense du Questionnaire d’Investigation des Mécanismes Défensifs de Costantini- Tramoni, Lanfranchi & Lancelot (2010)

Mécanismes de défense Définitions

Activisme « Recours à un acte technique afin de se préserver du vécu des affects suscités par la relation au patient »

Affiliation « Ce mécanisme consiste à faire appel aux collègues lorsque le soignant se trouve en situation périlleuse »

Annulation rétroactive « Ce mécanisme donne l’illusion au soignant d’avoir la maitrise de la situation. Il fonctionne sur le mode de la pensée magique, il pense pouvoir agir sur la situation en l’annulant par la seule force de sa pensée ou d’une action »

Anticipation « Ce mécanisme permet au soignant de préparer une réponse aux éventuelles situations conflictuelles en prévoyant les conséquences d’un futur potentiel, en envisageant différentes solutions possibles. Il fait appel à un certain désir d’avoir le contrôle sur les événements et de ne pas avoir la sensation d’être dépassé » (dé)négation « Le soignant utilise la dénégation lorsqu’il ne reconnaît pas ses émotions,

pensées et désirs envers les patients, les collègues, l’institution »

Formation réactionnelle « Ce mécanisme permet au soignant de dépasser par exemple la frontière qu’il serait tenté de mettre entre lui et le patient, reconnaître la part d’humanité don le patient est porteur, transformer ses affects d’angoisse face à la fin de vie, dépasser le "dégoût" de certains actes techniques »

Humour « Ce mécanisme met le soignant dans une position de prise de distance par rapport à une situation vécue comme traumatisante en la reconsidérant sous un autre jour, de manière à dégager les aspects plaisants, ironiques voire insolites. C’est un mécanisme qui met les soignants dans une disposition favorable pour affronter la difficulté, c’est-à-dire pouvoir la reconnaître tout en gardant une certaine distance »

Identification aux

collègues « Ce mécanisme permet au soignant de se forger des pratiques communes de travail qui se traduisent par l’emprunt d’attitudes et de comportements à ses collègues »

Identification aux

patients « Ce mécanisme donne au soignant la possibilité de ne pas vivre comme radicalement différents de lui. Le soignant est donc par l’emploi de ce mécanisme disponible psychiquement pour entendre et prendre en compte la singularité du discours du patient »

Identification projective « C’est un mécanisme qui amène le soignant à penser savoir ce qui est "bon" pour le patient »

Intellectualisation « Le soignant se réfugie dans la transmission d’un savoir théorique général sans prêter attention à la demande du patient ainsi qu’à l’effet produit par son discours. Il permet au soignant de se protéger de l’angoisse suscitée par la souffrance du patient »

Introjection « Ce mécanisme permet au soignant de concevoir le patient dans son altérité, il inclut fantasmatiquement une partie de ce dernier mais s’en détache également afin de conserver sa propre subjectivité. Ce mécanisme est au fondement de ce que l’on nomme l’empathie »

Mise à l’écart « Ce mécanisme conduit le soignant dans un processus d’oubli volontaire des

événements pénibles ou des sentiments qui y sont associés »

Rationalisation « Ce mécanisme amène le soignant à justifier de manière récurrente les difficultés ressenties dans sa pratique professionnelle par des explications en termes de conditions de travail »