• Aucun résultat trouvé

Première partie : La banque islamique, un oxymore

« Ce que l’on déteste avec plus de raison, c’est la pratique du prêt à intérêt, parce que le gain qu’on en retire provient de la monnaie elle-même et ne répond plus à la fin qui a présidé à sa création. Car la monnaie a été inventée pour l’échange, tandis que l’intérêt multiplie la quantité de monnaie elle-même […] car les êtres engendrés ressemblent à leurs parents, et l’intérêt est une monnaie née d’une monnaie. Par conséquent, cette dernière façon de gagner de l’argent est de toute la plus contraire à la nature ».52

24. Malgré l’engouement croissant qu’elle suscite dans les milieux professionnels et universitaires, la finance islamique reste un phénomène peu connu en dehors des pays du Golfe et certains pays arabes qui l'ont vue naître53.

52 Aristote, La Politique, trad. J. Aubonnet, éd., les Belles Lettres, 1968-1973, Livre I, chapitre III. p. 31 ; G. Dostaler, « Thomas d’Aquin et le péché de l’usure », in Alternatives économiques, n ° 227, février 2009, pp. 72-74. L’auteur développe la position de Thomas d’Aquin, héritée d’Aristote, selon laquelle, « moyen d’échange et mesure de la valeur, l’argent n’a pas en soi d’utilité et faire payer pour l’utilisation de l’argent est illégitime ». Keynes reprendra en partie cette position en justifiant l’intérêt par la renonciation à la liquidité, il explicite également la vision du travail « […] quant à l’argent monnayé, Aristote remarque qu’il a été

principalement inventé pour faciliter les échanges ; donc son usage propre est d’être consommé, c’est-à-dire dépensé… En conséquence, il est injuste en soi de se faire payer pour l’usage de l’argent prêté, c’est en quoi consiste l’usure. » . La monnaie a été créée pour acquérir d’autres biens. Voir à ce titre Al-Ghazali, Ihyaoloum ad-din, Le Caire, 1993, Tome II, p. 68, cité par Bousquet G. H., Ed. Besson, 1995, p. 125. ; I. Chapelliére, Éthique et Finance en Islam, Ed. Koutoubia 2009, p. 94. Selon l’auteur l’argent en lui-même est improductif, il

ne peut générer des revenus du fait de l’écoulement du temps, Voir Geneviève Causse, « La finance islamique: les principes et les principales opérations », in La finance islamique une autre Finance, La Revue du Financier, juin 2010, sommaire 182-183, p. 26. D’autres penseurs tels que Saint-Thomas considèrent que la monnaie est un produit de la raison humaine et sa nature se déduit de l’étude de l’échange. Elle est avant tout un instrument de transaction et la cause matérielle des échanges. Or, le prêt monétaire à intérêt a pour conséquence de transformer la monnaie en sa propre fin, ce qui est contraire à sa nature et contredit la thèse de la stérilité de la monnaie. La monnaie est un bien consomptible, son usage se confond avec sa consommation ; V. Philippe Bazard, Le riba et

conception monétaire en islam médiéval (VIIème-XIIème siècle), mémoire pour le diplôme de DEA, Paris 1

Année 93. p. 5 ; Cf. I. Karich, « Les préceptes de la charia », in la finance islamique: tout est prêt ! Échanges,

La revue des dirigeants financiers juin 2009, n ° 266 p. 36.

53 E. Jouini, O. Pastré, La finance islamique une solution à la crise ? Économisa, 2009.p. 9 ;Cf. J. Lasserre Capdeville, « La finance islamique: une finance douteuse ? », Revue droit bancaire et financier, n ° 5 sept. 2009 étude 32 ; M. El- Gamal, Finance Islamique aspect légaux, économique et pratiques, De Boeck , 2e éd. 2010. Selon l’auteur la connaissance de la finance islamique se limite bien souvent à des assertions simplificatrices du genre : « le Coran interdit les intérêts ». Même d’éminents journalistes se laissent aller à de telles réductions et à l’ironie. Ainsi dans un article récent du magazine Fortune, Useem (2002) décrit le processus de murabaha « le résultat d’une transaction murabaha est comparable à celui de la protection d’un intérêt puisque les charges financières demandées sont proches des taux d’intérêt prévalant sur le marché. Le bon Dieu est décidément dans les détails » ; A.Toussi, La banque dans un système financier islamique, l’Harmattan 2010, p. 11

28

L’arrivée de ces produits dans les places financières européennes a profondément bousculé le système juridique de certains pays. Ainsi on peut citer en Angleterre la création en 2004 de l’Islam Bank Britain et bien avant, vers le début des années 90, la présence d'une première institution financière, qui n’était autre qu'une filiale du groupe Saoudien, Al Baraka54. Cette institution n’a pas vécu longtemps. Elle dut fermer ses portes en 1993, à la demande de la banque centrale britannique, car ce premier établissement financier, implanté en Grande-Bretagne s'était en fait montré incapable de respecter les exigences des autorités financières du pays55.

25. L'une des missions des banques dans le système occidental est la mise en disposition des fonds du public, la gestion des moyens de paiements et des opérations de crédit56 ce qui suppose la gestion des liquidités, l'attribution d’un coût au risque et l'octroi des crédits, en recourant à l'utilisation du taux intérêt57. Or l'absence de taux d'intérêt pose un réel problème aux gestionnaires du risque et les bénéfices des banques islamiques doivent tendre vers le long terme et la non liquidité ; ce qui exige de l’institution la détention d'un haut niveau de liquidité58, avec les implications que cela entraîne pour sa rentabilité59.

26. Malgré cet échec, la banque islamique va voir le jour en Angleterre, le 6 août 2004, avec une autorisation de la Financial Services Authority (FSA)60. Pour y arriver des réformes de grande envergure ont été effectuées, notamment la suppression en 2003 de la double taxe

54 S. Diop, Les Banques Islamiques : Le cas de la banque al baraka mauritanienne islamique, mémoire de D.E.A., Perpignan, 1998, p. 80 , in Droit Institution , société Méditerranée , Islam et Afrique Francophones,

Revue franco-maghrébine de droit, 2000,n° 8, p. 161.

55 Ch. J. Serhal, « La finance islamique: une intégration possible dans le système bancaire français », Banque et

Droit n ° 106- mars-avril 2006, p. 36, C'est ce qu’avait expliqué le gouverneur de la banque centrale de

l'époque, M. Eddie George, dans un courrier adressé à l’association des banquiers arabes.

56 Ch. Gavalda, J. Stoufflet, Droit bancaire, Litec 8e ed. 2011, p. 21 ; V. aussi, Th. Bonneau, Droit bancaire, 8 éd. Montchrestien, pp. 42-43 ; Ph. Neau-Leduc, Droit bancaire, 4e ed Dalloz.2010 p. 13; Code Monétaire et Financier, l’article 311-1.

57 M. Helene Raynier, Droit du crédit, Ar Chétype, 2012, p. 14.

58 Depuis l’arrêté du 9 mai 2009 modifiant le règlement n° 97-02 du 21 fev. 1997 relatif au contrôle interne des établissements de crédit et des entreprises d’investissement, JO, 20 mai, p. 8412.

59 O. F. Abdelhaqm., Islamic Banking, Thierry, Practice and Challenge, Zed Books, Londres, 1996, pp. 35- 36. 60 Ch .Joseph Serhal, « La finance islamique: une intégration possible dans le système bancaire français »,

29

sur les emprunts « stanp duty land tax » suite aux conseils suggérés par un groupe de travail de la banque centrale d’Angleterre61.

27. En France, le système financier islamique est devenu une actualité depuis le 17 juillet 2007. L'Autorité des Marchés Financiers (AMF) a été la première en France à s'ouvrir aux concepts de la finance islamique: dans une communication l'AMF a admis que l'organisme de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) utilise des critères extra financier pour se conformer à la loi islamique, notamment en ayant recours à des comités de conformité à la charia sous réserve que la société de gestion de l'OPCVM conserve une certaine autonomie dans la gestion du fonds62. Cette volonté des autorités financières est accompagnée par un désir politique : nous pouvons citer, à cet égard, le discours de Madame Christine Lagarde, anciennement ministre de l’économie qui avait ainsi indiqué, lors du forum organisé par Paris Europlace63 en juillet 2008, que « la France apportera toutes les modifications fiscales et réglementaires nécessaires à l’émission des sukuk 64» obligations islamique s’apparentant aux ABS.

28. Cette volonté a été finalisée par la publication le 18 décembre 2008, de neuf fiches doctrinales concernant les opérations de moudaraba et les émissions de sukuk. Ces fiches ont été reprises dans des instructions fiscales publiées au Bulletin Officiel des impôts le 25 février

61 Instaurtion d'un conseil de religieux au sein du conseil d'administration des banques islamiques ; Voir M. Ainley, « Banque islamique au Royaume –Uni, La FSA est prête à suivre les évolutions du marché »in dossier La finance islamique en Europe Revue banque n°696 nov. 2007, p. 34.

62 I. Chapelliére, « De l’éthique économique musulmane à la finance islamique: vers un renouvellement du concept de rationalité », in. « La finance islamique: une autre finance », La Revue du Financier juin 2010, sommaire 182-183, l’auteur compare le système juridique français avec le système turc pour en déduire que la France au même titre que la Grande Bretagne peut implanter le système malgré ces années de retard.

63 Http:/ www. Paris-Europlace. net/files/rapport_finance_islamique.pdf ; le forum français de la finance islamique qui s’est tenu dans la capitale française, est révélateur de l’intérêt de la place de Paris pour la finance islamique, et les perspectives de son développement. Cf. le dossier du journal Le Monde, du 18 décembre 2007. Le Forum institué « L’industrie financière française et la place de Paris à l’heure de la fiance Islamique ». Sur le marché français. l’avance prise par la place de Londres inquiète les banquiers français et les pouvoirs publics, alors qu’avec une population musulmane estimée à 6 millions , soit le triple de celle du royaume uni, la France est un Etat membre de l’Union Européenne où la banque islamique parait disposer d’un fort potentiel de développement, cela se manifeste par un foisonnement de conférences, séminaires et manifestations diverses qui lui sont consacrées dans de nombreux pays, musulmans ou non. G. Brayer, « La finance Islamique, une autre

finance », in La finance islamique: l’autre Finance, éd. Société de législation comparée, 2008 p.10 ; I.

Chapelliére, « De l’éthique économique musulmane à la finance islamique: vers un renouvellement du concept de rationalité », in La finance islamique: une autre Finance, La Revue du financier, 14 juin 2010, sommaire 182-183. p. 14.

30

200965. Cette volonté des politiques, acteurs du monde économique et juridique de vouloir adapter les règles juridiques à celles du droit musulman et d’envisager l’implantation de ces banques dans les sociétés occidentales n'ont pas été accueillies à l’unanimité. Cela a suscité de nombreuses appréhensions et polémiques à divers niveaux66. Elles constituent pour certains une remise en cause du droit laïque, construite sur la séparation de l'Église et de l'État et elles accentuent le communautarisme67.

29. La méconnaissance du sujet conduit certains à confondre la finance islamique et l’intégrisme religieux voire le financement du terrorisme, voire le blanchiment de fonds.68

Cela montre qu’il serait nécessaire de dire ce qu’est réellement la banque islamique au regard du droit, ses principes et ses fondements, avant d'examiner la forme juridique de, ces banques, et de mettre en exergue la qualification juridique de cette banque au regard de la loi française du 24 janvier 198469. Rappelons que la loi sur la séparation et la régulation des activités bancaires vient d’être adoptée par une loi du 26 juillet 201370. Elle a essentiellement pour but de séparer les différentes fonctions de la banque tout en protégeant les déposants contre tout risque71. Cette question qui est simple en apparence mais complexe dans sa nature et son

65 Bulletin officiel des impôts, instruction 4 FE/09, Cf. S. Churci. Joseph, « La finance islamique une intégration

possible dans le système bancaire français ». Banque et Droit 2006, n°106, p.36. Saint Marc Gilles, « Le droit

français est-il compatible avec la finance islamique?», Revue Banque 2008, n°703, p. 60 ; L’Autorité des Marchés Financiers (AMF) est un organisme public indépendant, doté de la personnalité morale et disposant d’une autonomie financière, elle a été créée par une loi dite de la sécurité financière du 1er août 2003, loi n°2003-706 du 1 août 2003. Cf. V. Bonnafos, La finance islamique en droit français, Mémoire Aix Marseille III année 20009-2010 p. 55.

66 J. Lasserre Capdeville, « La finance islamique, une finance douteuse ? », op. cit. p. 3.

67 E. Jouini, O. Pastré, « Enjeux et opportunités du développement de la finance islamique pour la place de paris », Rapport, Paris Euro Place, décembre 2008; E. Jouini, O. Pastré, La finance islamique une solution à la

crise ? Préface de Gérard Mestrallet, président Paris Europlace, Economica, 2009, p. 9.

68 E. Jouini, O. Pastré, op. cit. p. 10.

69 Loi n° 84-46, 24 janv. 1984, relative à la loi bancaire, JO 25 janvier et ses décrets n° 84-708 et n° 84-709, 24 juil. 1984. La nouvelle Loi bancaire est venue bouleverser le principe de banque universelle posé par la loi de 1984. Les principales lignes de cette réforme sont : La séparation des activités spéculatives ; le renforcement du contrôle et la protection des consommateurs . L’ordonnance du 27 juin 2013 (Ord. n°2013-544, JO 28 juin) relative aux établissements de crédit et aux sociétés de financement prise sur habilitation de la loi n°2012-1559 du 31 décembre 2012 (relative à la Banque publique d’investissement) est venue poser la distinction entre les établissement de crédit et les sociétés de financement dont les conditions sont moins contraingnantes, car ces dernieres ne recoivent pas des fonds du public contrairement aux établissement de crédit. c’est la notion de fonds public qui marque la césure entre les deux catégories d’établissement. V. Dalloz Actualité, 1er juillet 2013, note Xavier Delpech ; Ph. Lepoudre, « Crèdit aux entreprises, « l’affacturage est la seconde source de financement court terme des entreprises », Revue Banque n° 763 sept. 2013, p. 60.

70 JO, 27 juillet 2013.

71 Th. Bonneau, « Séparation et régulation des activités bancaires : propos conclusifs », Revue de droit bancaire

31

intensité, est la condition sans laquelle aucune étude, ou recherche, ne peut être faite sur ce système. Qu’est-ce une banque islamique ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre les ressorts historiques et théoriques qui la sous-tendent (Titre I) avant de nous interroger sur la définition légale et doctrinale de la notion de banque, afin de voir si la banqu e islamique est une vraie banque au même titre que les banques occidentales (TitreII).

32