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Les cas où l'ignorance (jahl) est constitutive de gharar

216. L’ignorance constitutive de gharar est formellement proscrite par la majorité des

jurisconsultes. Ces prohibitions sont à la base de toute construction juridique élaborée par les fuqahâs. Il s'agit essentiellement de la prohibition de la vente de choses futures, de la vente au toucher et de la vente au jet. Le prophète a prohibé de la vente de fruits avant qu'ils n'entrent en maturation et jusqu'à leur coloration400. Il interdit aussi la promesse de vente des produits non encore existants. Dans ce cas il y a une incertitude quant à l'objet du contrat, son existence et même sa persistance. Dans les premiers cas des intempéries peuvent détruire les bourgeons ou faire tomber des fruits avant leur maturation. Dans le second cas, le risque existe que les fruits n'existent jamais.

217. Quant à la vente au toucher, elle consistait, dans la période préislamique, à devoir

toucher le vêtement sans le déplier ou à acheter de nuit sans pouvoir l’examiner401. La cause de la prohibition est incertitude concernant la qualité du produit acheté.

Dans la vente au jet, les parties contractantes se jetaient l'une à l'autre un vêtement, sans autre spécification et s'en remettaient au hasard pour leur attribution, ce qui est formellement interdit par les textes coraniques. Voyons la vente de fruits (I) et l’ignorance exorbitante (II).

I) La vente des fruits avant ou après leur coloration

218. En ce qui concerne cette vente, les courants de pensées des différentes écoles proposent

des avis différents402. La majorité de ces juristes est cependant favorable à la prohibition403. Cette idée est fondée sur un hadith du Prophète: « Un acheteur aurait dit : les dattes ont souffert des intempéries, elles ont eu le khushan en voulant dire par là certaines calamités. Comme les différends se multipliaient, le Prophète leur dit: ne vendez pas les récoltes avant leur entrée en maturation. D’après imam Malik, on demanda au Prophète ce qu'il entendait par : « jusqu'à l'entrée en maturation ». Il répondit: » jusqu'à ce qu'ils rougissent. » . Cependant Abu-hanifa404 permet la vente avant la coloration des fruits mais dans ce cas

400 F. Guéranger, Finance Islamique, une illustration de la finance éthique, op.cit. p. 59.

401 Idem.

402 C. Chehata, Essai d’une théorie générale de l’obligation en droit, musulman, op. cit. p. 63.

403 M. Abou Ramadan, « Fuqha’a and muslim property in a non-muslim state, Annuaire droit et religions, Vol. 6, tome 2, Presses universitaire de Marseille, 2012-2013, p. 509.

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l'acheteur est obligé de cueillir les fruits et cela constitue une obligation spécifique de l’acheteur en matière de vente de fruits405.

219. Pour les hanafites406 la vente des fruits avec la condition de leur maintien sur l'arbre n'est pas permise. Leur argumentation est tirée de la qualification qu’ils adoptent pour le contrat de vente qu’ils considèrent comme un contrat réel, ce qui nécessite un transfert de propriété. De la sorte, la vente à terme d'un corps certain ne peut pas être permise407. Un autre cas de vente de choses futures est aussi sujet à discussion. C'est la vente des épis jusqu'à ce qu'ils blanchissent et des raisins jusqu'à ce qu'ils noircissent. Les auteurs s'accordent pour interdire la vente du blé avec les épis, mais sans la paille, parce que ce serait une vente dont on ignore et la quantité et la qualité408. Selon Shafi'i la vente des épis eux-mêmes est prohibée même si le blé a muri parce qu’il s’agit de cas de vente aléatoire assimilable à celle des grains mélangés à la paille après les battages. Deux types de ventes sont prohibés, la première est les ventes à deux (A) et la seconde est la vente avec réserves (B).

A) La prohibition de deux ventes en une seule

220. Cette prohibition concerne la vente de deux choses moyennant deux prix: celle ci se

conçoit de deux façons. Dans l’une, la partie dit : je te vends telle marchandise, à tel prix, à condition que tu me vendes cette maison à tel prix. Dans l’autre, elle dit : je te vends ou cette marchandise pour un denier ou cet autre pour deux deniers.

221. La vente d'un seul objet contre deux prix se conçoit aussi de deux façons :

Pour le premier cas l'un des deux prix est comptant et l'autre à terme, tel est le cas lorsque le vendeur propose un prix au comptant et un autre prix à terme pour la même marchandise. Dans le deuxième cas, l'une des parties au contrat dit: je te vends ce vêtement à tel prix à condition que je te rachète avant à tel délai et à tel prix409. Elle propose un prix de vente et un prix de rachat après écoulement d’un délai. Dans un autre cas il peut s’agir d’une offre de

405 M. Mahfoudh, « la réparation du dommage en droit musulman », Annuaire droit et religions, Vol. 6, tome 1, Presses universitaire de Marseille, 2012-2013, p. 67.

406 Un courant de pensée islamique, à coté des malikite et des hanbalites. 407 Ibid..

408 Umar ibn AL-Khattab dit : « ne vendez pas de l’or contre de l’or ou de l’argent pour de l’argent sauf en

quantités égales. De plus n’échangez pas de manière différée de l’or contre de l’argent. Même lorsque votre partenaire vous demande qu’il aille chercher son argent chez lui, n’acceptez pas de délai. Je crains que vous tombiez sinon dans le riba » cité par M. EL-Gamal, Finance islamique, aspects légaux, économiques et pratique, op. cit. p. 98

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vente de deux objets distincts pour le même prix. C’est le cas lorsque le vendeur déclare : je te vends l'un de ces deux vêtements pour tant. La cause de l'interdiction pour ces ventes aux yeux de tous les auteurs est l'incertitude.

222. Les malékites considèrent qu'il s'agit de cas de vente à terme par des moyens qui

détournent la loi. Pour Shafi'i et Abû- hanifa, la cause de l'interdiction es l'ignorance du prix véritable.

B) La vente avec réserve

223. Cette vente est prohibée par Shafi'i et Abû-hanifa parce qu'il s'agit d'une vente liée à une

condition. Ces auteurs se fondent sur des hadiths du Prophète qui stipule que « toute condition qui n'est pas dans le livre de Dieu est nulle ». Selon d’autres hadiths le Prophète aurait dit qu’est illicite un prêt en même temps qu'une vente. Deux conditions dans une vente ne sont pas permises, ni le profit de ce dont vous n’avez pas le risque, ainsi que la vente de ce que vous ne possédez pas. Malik nuance son avis en considérant que la vente est prohibée si le stipulant maintient la condition, mais si au contraire il s'en désiste ultérieurement, la vente est permise410.

II) L’ignorance exorbitante

224. Un troisième critère est adopté par les auteurs pour fonder la prohibition de l'aléa. C’est

l'ignorance exorbitante et considérable, par opposition à l'ignorance tolérée. Les jurisconsultes des différentes écoles ont tablé sur le degré d'ignorance des parties au contrat pour prohiber la transaction notamment lorsque l'aléa est considérable411 . l’étude de la notion d’aléa (A) va nous permettre de voir l’évolution de cette notion (B).

A) L’aléa

225. Shafi'i considère que l'aléa est exorbitant lorsque la vente porte sur des choses hors de la

vue et il prohibe la vente même si la chose a été décrite à l’acheteur. Abu-hanifa permet la vente de la chose hors vue sans la décrire parce que l'acheteur à un droit d'option. Ce droit lui permet d'accepter ou de refuser la vente après un laps de temps bien déterminé. Pour Malik, si

410 F. Guéranger, La finance Islamique, Une illustration de la finance éthique, op.cit p. 63 .

411 E..Jackson Moore, The international handbook of Islamic banking and finance, global professional,

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la chose est conforme à la description, la vente est obligatoire. L'importance donc pour Abû- hanifa et Malik est que la chose soit conforme à la description412.

226. C'est la question sur le degré de connaissance de la description qui est à l'origine de

cette divergence entre les penseurs des différentes écoles et courant de pensées. Donc le fondement de cette prohibition de l'aléa est l'ignorance de l'objet du contrat au moment de sa conclusion qui se traduit dans le contrat de prêt car l’emprunteur ne dispose d’aucune garantie lui assurant la réussite de son projet. Sous la pression des moralistes, la notion de gharar ou aléa a trouvé un vaste champ d’application.

B) L’évolution du gharar ou l’aléa

227. En effet, les penseurs musulmans en se fondant sur les versets coraniques et les hadiths

du Prophète ont considère que le gharar constitue une incertitude, un risque, une spéculation mettant en danger l'équilibre d'un contrat déterminé, ainsi que le respect des principes fondamentaux de l'Islam.

Mais aujourd'hui, avec l'évolution du commerce et de l'industrie ce qui était gharar à l'époque du Prophète ne l'est plus aujourd’hui, par exemple le contrat d'entreprise. Par conséquent, la naissance de nouvelles catégories de contrat change complètement les données ce qui fait que la liberté contractuelle évolue. Même si le principe de la liberté contractuelle dans les systèmes connaît des limites, telles que le respect des bonnes mœurs et de l'ordre public.

228. Nous voyons ainsi que le système financier islamique comme les autres systèmes pose

des principes et des règles qui en permettent le fonctionnement et l'organisation dans les meilleures conditions. L’Islam a mis en place des principes qui sont répartis dans deux sous groupes, des principes négatifs, par le seul fait qu'ils posent des interdictions et des principes positifs qui donnent des recommandations. Tous ces principes, négatifs ou positifs, trouvent leur correspondant en droit français. C’est pour cette raison que certains affirment que la cohabitation entre le droit français et la finance islamique ne pose pas de difficulté413. Ces points communs entre ces deux régimes connaissent cependant bien des limites. Si en droit français le contrôle de la conformité de ces règles est assuré par des organes financiers et

412 Cf F. Guéranger, op. cit. p. 63-

413 G.Saint Marc, « La finance islamique: un enjeu pour la France » in La finance islamique à la française, op.

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administratifs. Tel n'est pas le cas dans le système islamique, car ce contrôle est confié à un conseil composé de savants et de jurisconsultes, dans des comités appelés charia board. Ces points communs et ces points de divergence entre les deux systèmes nous invitent à examiner comment l’assimilation du système islamique au système classique va s’opérer.

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Titre II : Assimilation des banques islamiques aux banques