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Les prémices de récits historiques

La danse hors la scène recouvre en réalité un champ d’étude très large que l’historiographie de la danse n’a pas encore défini : elle n’est en effet pas un genre esthétique, ni un courant artistique, dès lors qu’elle parsème l’histoire de la danse moderne et contemporaine. Parente pauvre de la danse scénique, elle reste privée d’une historiographie spécifique. En comparaison des multiples travaux issus du champ des arts plastiques concernant l’art contextuel, l’installation ou le Performance Art, on note en danse un retard de conceptualisation et d’historicisation, aussi bien de la part des universitaires que des artistes. En matière de publication, quatre ouvrages collectifs importants marquent le champ33. Les deux premiers paraissent en 2009.

33 On pourrait aussi mentionner Dance, Space and Subjectivity de Valerie Briginshaw (2001), op. cit. mais

l’ouvrage est consacré essentiellement à l’analyse de vidéodanses. Ou encore le travail de Susan Haedicke qui aborde aussi la danse : Susan Haedicke, Contemporary Street Arts in Europe. Aesthetics and Politics, Basingstoke: Palgrave/Macmillan, 2013.

Extérieur Danse : Essai sur la danse dans l’espace public34 écrit par Sylvie Clidière et Alix de Morant dresse un premier catalogue de la danse en extérieur principalement sur le territoire français. Il s’agit d’établir un premier répertoire, « une sorte d’état des lieux », qui soulève, de l’aveu même des auteures, une véritable difficulté de classement :

« Au fur et à mesure de la réalisation de ce livre, nous avons été surprises du foisonnement incessant de nouvelles initiatives qui, à chaque pas, repoussaient toujours plus les limites géographiques et mentales de notre territoire. […] Nous ignorons presque tout de la situation outre-Manche et outre-Atlantique, en Europe du Nord et de l’Est35. »

L’ouvrage a le mérite, outre d’offrir un premier répertoire circonscrit, de soulever la difficulté de la typologie des danses en extérieur. L’étude oscille en effet entre un classement historique – une première partie du livre dégage des périodes (la modern dance, la danse des années 1960- 1970 en Occident et au Japon, le paysage actuel surtout européen) – et un classement thématique qui reste peu opérant. Les auteures distinguent : les expériences dans l’environnement (aquatique, urbain…) insistant sur le travail de la sensation ; la « dynamique des lieux » (ville et campagne) ; le foisonnement des lieux et le rapport au participatif ; le rapport au patrimoine ; la danse projetée sur écrans (ce dernier chapitre me semble davantage se rapporter à un moyen pour l’intervention en extérieur qu’à une thématique en soi). On trouve là une difficulté typologique comparable à celle rencontrée par Paul Ardenne lorsqu’il tente de définir l’art contextuel. Il entend par là l’ensemble des formes d’expression artistique qui diffèrent de l’œuvre d’art au sens traditionnel. Il rassemble donc des manifestations artistiques aussi diverses que l’art d’intervention ou l’art engagé de caractère activiste (happenings), l’art investissant l’espace urbain ou le paysage, ou encore les esthétiques dites participatives ou actives dans le champ des médias ou du spectacle36. La complexité à établir des typologies, à laquelle se confrontent également les ouvrages suivants, me semble relever d’une tension irrésolue entre une priorité donnée au contexte et une priorité donnée aux manières de faire. Dans le premier cas, les danses sont classées en fonction des lieux qu’elles investissent (le jardin, la place, le terrain vague, la bibliothèque, la chambre d’hôpital…) et le lieu tend à être conçu comme préexistant, comme support voire comme décor ; dans le second cas très peu exploré encore, elles sont classées à partir des manières de « faire avec l’espace » (cf. « Faire avec l’espace ou faire jouer le “tournant spatial” en art », V.36). Il s’agirait plutôt alors de considérer les multiples façons dont l’espace est mobilisé comme ressource et conditions de l’action humaine – de considérer comment l’expérience chorégraphique forge le sens d’un espace. L’espace ne préexiste alors pas à la pratique.

34 Sylvie Clidière, Alix de Morant, Extérieur Danse : Essai sur la danse dans l’espace public, Montpellier :

L’entretemps, « Carnets de rue », 2009.

35 Ibid., p. 183.

36 Paul Ardenne, Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain en situation d’intervention de

Le second livre Site Dance and the Lure of alternative Spaces37 dirigé par Melanie Kloetzel et Carolyn Pavlik (deux chercheuses et artistes nord-américaines) traite de quatorze chorégraphes nord-américains contemporains (dont certains ont débuté dans les années 1960). Le livre publie un entretien avec chacun d’eux, accompagné d’un texte qu’ils·elles ont rédigé. Ces chorégraphes ont été réparti·e·s en quatre thématiques : « Excavating Place: Memory and Spectacle » ; « Environmental Dialogues: Sensing Site » ; « Revering Beauty: The Essence of Place » ; « Civic Interventions: Accessing Community ». Sans développer à proprement parler des études d’œuvres, le livre s’efforce de comprendre les démarches artistiques et dégage leurs enjeux dans une introduction approfondie. Il donne d’abord la parole aux artistes et ce faisant engage à se tenir du côté des œuvres et de la spécificité du travail chorégraphique. La site-

specific dance ou site dance (les deux expressions sont indifféremment utilisées) est ici

circonscrite au territoire nord-américain et définie dans une période débutant dans les années 1960. Le récit historique proposé dans l’introduction générale est exclusivement américain et semble par ailleurs être calqué sur l’histoire des arts visuels, puisque les chercheuses font démarrer la site-specific dance aux années 1960. Par le choix de cette périodisation, elles souhaitent d’abord faire dialoguer l’histoire de la danse avec celle des arts visuels, du site-

specific theater ou du Performance Art et comprendre ce que la danse peut faire à la réflexion

sur l’in situ [site dance]38. Ce faisant, elles se coupent d’une possible logique propre à l’histoire de la danse : celle qui tente de tisser des liens entre les pratiques en extérieur des années 1960, des années 1970 (il semblerait en effet qu’il soit judicieux de nuancer concernant ces deux décennies) et celles qui marquent les débuts de la modernité allemande et américaine. En effet, les pratiques de plein air de la modernité inscrivent durablement dans l’histoire de la danse une relation à l’environnement et un questionnement plus large sur le lieu de représentation (cf. « In

situ », in I.4).

La chercheuse britannique Victoria Hunter s’inscrit effectivement dans cette logique historique plus large dans l’introduction à l’ouvrage qu’elle dirige en 2015. Elle envisage aussi les liens qu’on pourrait tisser avec l’anthropologie de la danse et les pratiques dansées non artistiques :

« La danse dans des lieux non théâtraux peut être repérée dans maints pays et dans maints contextes de par le monde. Un large éventail de pratiques dansées folkloriques, religieuses et autochtones prennent place à la fois dans des sites spécifiques […] et des lieux extérieurs plus génériques comme composants d’un festival ou d’une performance rituelle. Le fait de placer ou présenter la danse dans des lieux non théâtraux […] peut potentiellement influencer ou faire écho avec les réalisation contemporaines d’œuvres in situ39. »

37 Melanie Kloetzel, Carolyn Pavlik (eds.), Site Dance and the Lure of alternative Spaces, Gainesville:

University Press of Florida, 2009.

38 Ibid., p. 16-19.

39 Victoria Hunter (ed.), Moving Sites. Investigating Site-specific Dance Performance, New York: Routledge,

Moving Sites. Investigating Site-specific Dance Performance rassemble vingt-cinq essais de

chercheur·euse·s principalement britanniques (mais aussi nord-américain·e·s, néo-zélandais·es et suédois·es) dans le champ de la danse (ou, pour quelques-uns d’entre eux, en géographie, architecture, sociologie). L’ouvrage est organisé en cinq parties : « Approaching the site: experiencing space and place » ; « Experiencing site: locating the experience» ; « Engaging with the build environment and urban practice » ; « Environmental and rural practice » ; « Sharing the site: community, impact and affect ». Cette organisation recoupe en partie celle élaborée par Melanie Kloetzel et Carolyn Pavlik. Mais les essais qui composent cet ouvrage essentiel offrent d’abord une réflexion théorique et notionnelle sur la danse in situ [site specific dance], souvent attachée à des études de cas.

Le livre Choreographic Dwellings40 dirigé par Gretchen Schiller (Franco-Canadienne) et Sarah Rubidge (Britannique) paru un an avant celui de Hunter (2014) témoigne du même souci de rassembler des chercheur·euse·s internationaux (le Royaume-Uni comme le Brésil sont très représentés) et d’engager un débat sur la notion d’in situ. En particulier, comme elles l’exposent en introduction et dans le premier chapitre « Practising Place », les artistes-chercheuses Schiller et Rubidge se situent du côté des théories du corps et de la perception (James J. Gibson, Brian Massumi) et dans un dialogue interdisciplinaire avec la géographie (Edward Casey). Ce livre n’engage pas de perspective historique dans le champ de la danse, sinon de réfléchir à la notion même de chorégraphie qui doit être entendue en un sens élargi :

« les activités chorégraphiques et les événements ne doivent pas être seulement vus comme appartenant au domaine de la danse. Nous concevons plutôt le chorégraphique comme un processus qui engage, mobilise et transforme les sensibilités kinesthésiques des participants et les compréhensions du mouvement et du lieu, et qui en même temps matérialise de nouvelles corporéités habitantes41. »

Ces deux textes introductifs insistent alors moins sur l’enjeu artistique ou esthétique des œuvres que sur les pratiques in situ – des pratiques qui mobilisent notre « compréhension du lieu comme action42 ». Le livre se déroule en dix essais rédigés par des chercheur·euse·s et/ou artistes. Comme les ouvrages collectifs mentionnés précédemment, il a l’immense mérite d’une part de rassembler des chercheur·euse·s qui travaillent de manière isolée sur cette thématique commune (certains d’entre eux en ont fait leur champ de recherche principal). Et d’autre part d’offrir un éclairage sur des artistes qui ont pu rester très méconnus à l’échelle nationale et, qui plus est, internationale.

40 Gretchen Schiller, Sarah Rubidge (eds.), Choreographic Dwellings, Basingstoke: Palgrave MacMillan,

2014.

41 Ibid., p. 3 (traduction par l’auteure). 42 Ibid., p. 11 sq.

On voit combien ces ouvrages mis côté-à-côte contribuent à dresser un panorama de plus en plus vaste des artistes et des problèmes concernés par ce champ d’étude43. Mais on peine encore à distinguer ce qui relève de démarches artistiques ponctuelles (par exemple à l’occasion de commandes) de ce qui relève d’un engagement artistique décisif qui détermine un parcours, comme on peine à ponctuer cette histoire d’œuvres ou pratiques qui seraient des points de repères communs à partir desquels un récit historique pourrait se construire. Pourtant, la postmodern dance américaine constitue bien dans tous les cas une référence commune. Elle représente donc un point de dialogue possible, alors que les chercheur·euse·s demeurent par ailleurs dans une ignorance réciproque des réalités artistiques propres à chaque aire géographique (en particulier pour la période contemporaine). En effet, le répertoire des projets réalisés hors des théâtres au niveau national reste à faire et c’est d’abord ce à quoi s’emploient les chercheur·euse·s pour leur aire géographique. Merce Cunningham, Trisha Brown, Lucinda Childs ou Meredith Monk sont néanmoins les figures américaines régulièrement mentionnées dans les tentatives de synthèse historique réalisées, quelle que soit la nationalité de l’auteur·e. C’est évidemment à cet endroit que ma recherche a pu également se déployer. Mais un problème méthodologique d’une autre sorte – lié à l’approche historique – a alors surgi : non plus celui de la périodisation ou de la constitution d’une histoire transnationale. Pas même celui de l’application d’une notion (site-specific ou in situ) à une large période, alors même que la notion n’apparaît probablement pas avant la fin des années 1960. Mais celui relatif à la matérialité documentaire dont les chercheur·euse·s disposent pour construire une analyse des chorégraphies situées du passé.