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Les logiques de l’archive

 Vers une analyse chorégraphique de la situation

II. A PPROCHE HISTORIQUE : DU MODELE MONOGRAPHIQUE A L ’ ENQUETE DOCUMENTAIRE

3. Les logiques de l’archive

Mes premiers travaux reposent sur une lecture esthétique des œuvres qui s’appuie sur un nombre relativement réduit de documents. Ces documents sont particulièrement difficiles d’accès, et ce pour diverses raisons : dans les années 2000, les artistes rechignent à ce dialogue avec les chercheur·euse·s ou bien n’ont pas même rassemblé ou classé leur documentation ; les fonds d’archives en danse contemporaine sont encore peu nombreux en France ; les copies de l’archive circulent moins aisément que le numérique aujourd’hui et je n’ai pour ma part pas mis la priorité sur une mobilité dans les archives de la danse au Lincoln Center à New York, par exemple. Ces premiers travaux reposent donc, on l’a vu, d’une part sur des documents qui auraient pu m’être transmis par les artistes (Odile Duboc, Emmanuelle Huynh, Olga Mesa, Xavier Le Roy…), d’autre part sur ceux accessibles à la Cinémathèque de la danse, ou dans différents centres de ressources (bibliothèques spécialisées, puis médiathèque du CND à partir de 2004),

et par ailleurs sur ceux qui auraient pu être publiés à l’occasion de l’édition de catalogues d’exposition, d’ouvrages détaillés concernant un artiste ou de numéros de revue spécialisée.

Ce n’est que plus tardivement qu’un travail sur les archives est amorcé : en 2006, à la faveur d’un séjour de cinq mois à New York (grâce à une bourse de la commission franco- américaine Fulbright), j’ai la possibilité d’avoir accès non seulement aux fonds d’archives du Lincoln Center mais aussi aux archives consacrées au Judson Dance Theater à la Fales Library. Ce séjour de recherche est aussi l’occasion d’une rencontre avec la chorégraphe et cinéaste Elaine Summers (1925-2014) qui me fera don de quelques copies de films inconnus en France. En 2013, j’ai l’occasion d’accéder (trop brièvement) aux archives Yvonne Rainer récemment déposées au Getty Research Institute de Los Angeles. Je privilégie là aussi le visionnage de films que je ne connais pas encore. À la faveur de ce voyage de recherche sur la côte Ouest, je rencontre également Anna Halprin qui me donne accès à de nouveaux documents, ainsi que Simone Forti

qui est alors en train de constituer son archive et me transmets quelques films. Si je rapporte ces anecdotes, c’est pour relever le caractère encore un peu hasardeux de mon travail en archives. Celui-ci est orienté par le désir de voir : pouvoir visionner davantage de films est un moyen de documenter autrement ma connaissance essentiellement photographique et textuelle de la danse américaine (à travers la critique et les écrits d’artistes). Avoir eu accès à de nouveaux documents en 2006, en 2013 puis lors d’un nouveau séjour à New York en 2014 aura assurément joué un rôle important dans ma compréhension de cette période et dans mes enseignements.

Aujourd’hui, la question de l’accès à ces sources de la postmodern dance est moins problématique : les chorégraphes, ou bien les photographes, cinéastes, ou encore les institutions dépositaires des archives ont pu numériser et mettre en ligne nombre de documents. Concernant la danse en France, le souci des archives a aussi largement gagné les chorégraphes, tandis que les institutions (le CND, la BnF, l’IMEC, numéridanse tv, les CCN…)

accueillent des fonds de plus en plus nombreux ou que des sites internet sont créés pour répertorier et parfois aussi diffuser ces documents (cf. le site FANA25). Par ailleurs, nombre de

compagnies de danse donnent accès à des captations vidéos sur simple transmission d’un mot de passe. Le problème est donc moins aujourd’hui celui de l’accès à la trace, que celui d’un contexte qualifié par Aurore Després d’« anarchivistique26 ». La chercheuse dénonçant une profusion mais également un éparpillement des images audiovisuelles sur le web, ainsi que leur stockage trop souvent éphémère, en appelle à la constitution en archives de ces traces éparses et difficilement saisissables pour les chercheur·euse·s.

C’est dans ce contexte d’une problématisation accrue de la question des traces et de l’archive en danse27que j’allais être amenée à travailler sur le fonds d’archive Odile Duboc. Le projet de recherche « Pour Mémoire. Odile Duboc : archives, mémoire et création » (VI.1) a été conduit en 2016 avec Françoise Michel (co-créatrice des œuvres d’Odile Duboc et légataire artistique) et Agathe Pfauwadel (interprète d’Odile Duboc de 1996 à 2010). Le dépôt des archives au Centre national de la danse, souhaité par Odile Duboc de son vivant, a eu lieu en 2010. Agathe Pfauwadel et Françoise Michel ont en charge, de 2010 à 2012, de constituer ce fond, c’est-à-dire de le trier, d’éliminer un certain nombre de documents (trop personnels ou

25 FANA Danse & arts vivants : Fonds d’archives numériques audiovisuelles, créé en 2014 par Aurore

Després et Sébastien Jacquot, https://fanum.univ-fcomte.fr/fana/.

26 Cf. Aurore Després, « Penser l’archive audiovisuelle pour la recherche en danse. Le Fonds d’archives

numériques audiovisuelles FANA Danse contemporaine », Recherches en danse [En ligne], 5 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2016. URL : http://journals.openedition.org/danse/1307

27 Voir par exemple Susanne Franco et Marina Nordera (dir.), Ricordanza. Memoria in movimento e

coreografie della storia, Torino : Utet, 2010 ; Sanja Andus, Les Archives internationales de la danse. Un projet inachevé 1931-1952, Cœuvres-et-Valsery : Ressouvenances, 2012. Ou encore les recherches

conduites autour de fonds d’archives spécifiques : Sylviane Pagès, Mélanie Papin, Guillaume Sintès (dir.), « Karin Waehner, une artiste migrante. Archive, patrimoine et histoire transculturelle de la danse, septembre 2015 - décembre 2017 », Labex Arts-H2h, université Paris 8 Saint-Denis, BnF.

relatifs à l’administration alors que les archives administratives sont au CCN de Franche-Comté à

Belfort), de le classer et d’en faire l’inventaire28. Deux tableaux sont alors réalisés : un inventaire général qui contient l’ensemble des documents (1263 entrées dont certaines concernent plusieurs documents) et un inventaire iconographique constitué à part (distinguant photographies, vidéos et diapositives). Un troisième tableau est créé pour répertorier la chronologie précise des œuvres29.

Le projet de recherche conduit en 2016 (qui reçoit le soutien « Aide à la recherche et au patrimoine en danse » du CND) a comme point de départ l’analyse du fonds d’archive en vue de

sa valorisation. L’enjeu de ce projet est d’une part de proposer une forme de lecture de l’archive à partir de l’élaboration d’un inventaire condensé de l’archive et d’un commentaire détaillé de son contenu. D’autre part, il vise à terme la création d’un site internet mettant en valeur certains documents. Dans les deux cas, le travail suppose une approche détaillée et analytique de l’archive qui consiste en particulier à préciser la pertinence d’un document plutôt qu’un autre. Les critères de sélection des documents à l’intérieur de l’archive sont de différents ordres : la qualité matérielle du document (sa lisibilité concrète) ; la qualité esthétique du document (sa capacité à rendre compte de manière sensible des enjeux esthétiques de l’œuvre grâce à des choix judicieux faits par les photographes ou les vidéastes) ; sa représentativité (la capacité du document à rendre compte d’un aspect essentiel du travail d’Odile Duboc, mais aussi sa pertinence30). Ce dernier critère s’appuie d’abord sur notre connaissance préalable de l’œuvre, ici confrontée à la réalité de l’archive : ce qu’elle consent à livrer, à rendre évident, ou pas. Nous partons parfois à la recherche de documents susceptibles de rendre compte de ce que nous considérons faire la singularité de l’esthétique dubocienne ou d’une façon d’enseigner et créer. Ce critère de représentativité consiste par ailleurs à retenir au moins un document pour chaque œuvre, mais aussi à rassembler (ou plutôt à mettre en réseau dans notre commentaire du fichier condensé) plusieurs documents autour de thématiques qui nous semblent essentielles dans le travail : la danse en extérieur, le travail pour grands groupes, la musicalité… Ce processus de classification ne repose donc pas ici directement sur l’analyse de l’archive, mais sur la connaissance préalable que nous avons de l’œuvre et des fondamentaux esthétiques tels qu’Odile Duboc les a exprimés de son vivant. Pourtant, le travail dans l’archive a aussi permis de faire surgir d’autres regroupements que l’examen des archives a mieux révélé : par exemple, la thématique de l’errance, à notre connaissance jamais mentionnée par Odile Duboc. En

28On pourrait s’étonner de cette façon de procéder qui ne correspond pas à ce que d’autres institutions

archivistiques préconisent. Ce tri suivi du classement a été mené en concertation avec Laurent Sebillote, directeur de la médiathèque du CND et Juliette Riandey, responsable Archives et Valorisation. Il est la démonstration de ce Jacques Derrida développe, à savoir que l’archivage produit autant qu’il enregistre l’événement. Cf. Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris : Galilée, 1995.

29 Ce travail révélera quelques manques dans les chronologies éditées dans mes propres ouvrages (25.

Odile Duboc, Françoise Michel : 25 ans de création, I.1 et Projet de la matière – Odile Duboc. Mémoire(s) d’une œuvre chorégraphique, I.2) – chronologies alors réalisées en collaboration avec Odile Duboc.

30 Par exemple, une captation de la pièce dans sa distribution exacte et dans son intégralité alors que sur

visionnant les captations, nous avons été frappées par la récurrence de ces moments de suspension dans la dramaturgie des pièces qui sont aussi des moments de rêverie spatiale où la chorégraphie n’est pas organisée autour d’un graphisme ou de trajectoires définies. Il a été aussi possible de repérer des récurrences de séquences de mouvements à l’intérieur de l’œuvre : auto-citations, variations (spatiales, rythmiques, de durée, etc.) autour d’une même cellule chorégraphique d’une pièce à l’autre. Enfin, l’archive aura permis encore de découvrir des moments oubliés : des improvisations saisies par la caméra, des pièces dont on ne parlait plus et qui n’ont jamais tourné. C’est le cas de Prolongation (1987, événement dansé dans un stade d’Aubervilliers) ou du film Chant d’expérience (1987, qui contient un duo d’Odile Duboc et Mark Tompkins). Ce sont parfois des documents particulièrement émouvants qui ont retenu notre attention : des moments d’une poésie inattendue dans une danse qui se cherche en studio, dans un chant lors d’un cours, etc. Cette dimension émotionnelle de l’archive ou ce que l’on pourrait appeler le plaisir de l’archive a parfois dominé dans nos choix, car la perspective de la création d’un site internet en hommage à la mémoire d’une artiste implique aussi de donner en partage des documents attrayants.

L’inventaire condensé des archives Odile Duboc aussi intitulé « Inventaire Pour Mémoire » comporte 687 lignes pour l’inventaire général (soit à peu près une réduction de moitié de l’inventaire initial), 324 lignes pour l’inventaire vidéo, 134 pour l’inventaire photographique. Il a été déposé au CND. C’est un tableau qui permet d’orienter les futur·e·s

chercheur·euse·s dans la masse des documents et en particulier d’attirer l’attention vers les documents qui nous semblent les plus pertinents, pour des raisons à chaque fois indiquées dans l’une des colonnes du tableau. Ces commentaires renseignent aussi sur des moments particuliers à l’intérieur d’une pièce, livrant par là-même le vocabulaire utilisé au sein de la compagnie pour nommer des séquences ou des enjeux chorégraphiques. Cette recherche tire bénéfice de la confrontation entre trois points de vue différents sur l’œuvre et sur les documents. En effet les échanges face aux archives ont constitué notre méthode : ils ont permis de comprendre à la fois les regards différenciés que nous pouvions porter, mais aussi les visées potentiellement distinctes que notre geste de sélection et de commentaires impliquait. Pour exemple, le regard de Françoise Michel est recouvert par la mémoire : il lui est presque impossible de regarder un document en lui-même. Celui-ci est le support d’un souvenir qui fait écran à la matérialité du document même, mais qui fait surgir un récit, un commentaire, des éléments contextuels extrêmement précieux pour la compréhension du document. On pourrait dire que la trace mémorielle et affective peine à rencontrer ou à s’articuler avec la trace documentaire (il est ainsi difficile pour Françoise Michel de parvenir à sélectionner parmi les documents). Ce souvenir qui se déplie dans toute sa vivacité, comme réveillé par le document, alimente les commentaires que nous rédigeons. Il est par ailleurs tout entier tourné vers la création d’un site internet, autrement dit vers la mémoire et la valorisation de l’œuvre mais aussi vers l’invention au présent : il s’agit de créer à partir de l’archive (en particulier en

demandant à certains artistes d’y répondre31). De son côté, Agathe Pfauwadel découvre l’œuvre en spectatrice alors qu’elle en a été l’interprète : elle est capable de nommer les enjeux techniques, pratiques, de l’interprétation d’une œuvre, mais aussi de repérer entre les captations les représentations qui ne correspondent pas à ce qu’Odile Duboc souhaitait, les variantes, l’absence d’un danseur, etc. Par son travail dans les archives depuis 2010, elle a par ailleurs acquis une vue d’ensemble de l’œuvre et de sa documentation extrêmement précieuse : cela organise autrement son analyse et lui permet en particulier d’imaginer de mettre en réseau des documents. Pour ma part, je suis en mesure d’informer le projet du point de vue de la recherche ou plutôt des recherches potentielles à venir. Premièrement, Agathe Pfauwadel et Françoise Michel ne mesurent pas forcément l’intérêt de leurs commentaires spontanés car elles sont trop impliquées dans l’œuvre. Ce qui leur semble relever de l’anecdote m’apparaît bien souvent comme indispensable à une lecture du document ou décisif quant à sa sélection. Je les aide à apprécier le caractère précieux de certaines informations (par exemple leur faire comprendre qu’un·e chercheur·euse n’est pas forcément en mesure d’identifier les interprètes qu’il·elle voit), mais également les encourage à mettre en évidence des savoirs internes à la compagnie. Deuxièmement, mes questions, mes étonnements face à certains documents, à leur contenu comme à ses conditions de production, alimentent la compréhension de certains aspects ou nous engagent à préciser nos commentaires.

Il me sera en vérité impossible de parcourir l’ensemble de l’archive en un an. Les séances collectives que nous avons conduites ont donc été des moments déterminants pour élaborer et éprouver une méthode de travail visant l’inventaire condensé et pour commencer de concevoir la structure du site internet. Ce travail a constitué une réflexion sur le document et l’archive très intense dont les enjeux ont été pour moi surtout méthodologiques, n’ayant pas pour projet de poursuivre dans la réalisation du site internet32. Ce dernier relève de son côté d’un enjeu mémoriel et non pas archivistique : l’archive n’en est que la ressource. Certains documents y seront, si l’on veut, mis en scène mais aussi réactivés au présent par la création de récits, de montages, de réponses artistiques. Cette recherche m’aura permis par ailleurs de découvrir de nouveaux documents concernant la chorégraphie située. En effet, Odile Duboc propose depuis le début de son parcours des chorégraphies qui se déroulent en extérieur : depuis Vol d’oiseaux (en 1981 à Aix-en-Provence) puis ses Entr’actes – titre générique sous lequel elle regroupe des formes chorégraphiques inventées pour la circonstance et son travail sur la figure toujours renouvelée du fernand (figure de danseur dans l’espace urbain qui joue du brouillage de l’art et de la vie). Loin d’une tradition des arts de la rue qui voudrait faire de l’intervention artistique en milieu urbain un événement qui interrompt le cours des choses, Odile Duboc imagine des

31 Je ne développerai pas cet aspect ici, mais l’on pourra se reporter à la troisième partie du rapport de

recherche « Créer à partir de l’archive » (VI.1), rédigée par Françoise Michel et accessible en ligne. URL : https://www.cnd.fr/fr/file/file/132/inline/Julie%20Perrin%20et%20Agathe%20Pfauwadel.pdf

32 Le site internet est en cours de réalisation, par Françoise Michel, Agathe Pfauwadel et César Vayssié. Je

situations discrètes, faisant surgir une poésie du quotidien, donnant à percevoir les rythmes urbains, les trajectoires et flux piétons, les postures singulières, les coïncidences… La structure de la ville devient alors un vaste cadre pour le regard. Je n’ai pas encore conduit cette analyse des documents relatifs à ces Entr’actes mais j’entrevois qu’elle engage une enquête documentaire précise, qui sera la condition même d’une réflexion renouvelée sur ces chorégraphies situées.

4.

Problèmes posés par une histoire de la chorégraphie située