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S PATIALITE : DANS ET HORS DU THEATRE

 L’enquête documentaire

III. S PATIALITE : DANS ET HORS DU THEATRE

La spatialité a constitué mon domaine de recherche majeur et sans doute le plus spécifique relativement au développement des recherches en danse. La question spatiale est en effet devenue centrale dans mon approche de la danse ou de la chorégraphie, selon différents modes qu’il conviendra de décrire ici. Par question spatiale, il faut entendre une interrogation concrète des formes de spatialité mises en jeu par la chorégraphie. L’espace n’est pas à entendre au sens métaphorique (celui par exemple contenu dans une expression telle que « espace poétique »), mais au sens des pratiques des lieux et, plus généralement, des configurations spatiales nées de l’acte même de se mouvoir. Un espace se produit par le fait même de se tenir là ou de se mouvoir, c’est-à-dire de se mettre en relation avec autrui ou avec le monde, ou de construire des modes d’existence (au sens étymologique de « se tenir debout »). Il s’agit d’accorder une attention toute particulière pour les formations spatiales surgissant dans les pratiques dansées ou dans les œuvres chorégraphiques. Cette question spatiale, d’une part, fait donc appel aux savoirs de ma discipline : nombre de danseur·euse·s ont théorisé leur conception de l’espace et les chercheur·euse·s en danse ont pu aussi décrire le caractère spatial de certaines techniques ou de certaines esthétiques. D’autre part, elle appelle une nouvelle sorte d’interdisciplinarité au sein de la recherche en danse, en proposant un dialogue avec les disciplines qui prennent habituellement en charge l’espace, à savoir la géographie, les théories du paysage, l’histoire de l’architecture, la sociologie des espaces urbains ou des ambiances, etc. La recherche en danse (et en particulier l’approche systémique du geste expressif, j’y reviendrai) devient réciproquement un domaine susceptible d’intéresser et d’enrichir la réflexion menée dans ces autres disciplines, parce qu’elle a développé un regard sur la corporéité en mouvement, dans son lien avec l’espace ou le lieu, et un vocabulaire pour le nommer. À ce titre, elle est toute désignée pour penser, avec les sciences humaines et sociales, la perspective corporelle qui s’est ouverte dans différents champs, invitant à penser l’intrication de l’espace et du sujet (la philosophie et en particulier la phénoménologie, la géographie et la notion d’espace vécu, etc.).

Pour autant, il ne me semble pas qu’on puisse dire que les recherches en danse aient opéré « un tournant spatial » tel qu’on a pu le décrire pour les sciences humaines et sociales – c’est-à-dire un changement de paradigme dans l’examen des processus culturels, sociaux, historiques, à travers l’inflation d’une perspective spatiale. Si un intérêt plus grand pour l’espace a marqué le développement des sciences sociales depuis la fin des années 1960, à partir, par exemple, des travaux d’Henri Lefebvre, de Michel Foucault1, c’est dans les années 1980 que ce

1 En 1967, Michel Foucault commençait ainsi son allocution devenue fameuse : « La grande hantise qui a

spatial turn s’est intensifié et a commencé d’être plus fortement commenté2. Il est revendiqué aussi au nom d’un renversement : une critique du critère historique dominant (la référence au temps, au sens de l’histoire). La recherche en danse de son côté, on l’a vu au précédent chapitre, déploie au contraire dans les années 1990-2000 une réflexion approfondie sur la temporalité des œuvres, sur la mémoire, sur le rapport à la tradition ou au répertoire, sur la transmission, sur les traces (notation, document, réception) et sur l’historiographie. Les travaux relevant d’une perspective spatiale ou ayant fait de la question spatiale leur axe central sont relativement peu nombreux. Ceux qui trouvent appui sur les disciplines élaborant un savoir spatial le sont encore moins. Parmi les premiers, on trouvera des études qui s’intéressent aux chorégraphes ayant théorisé une lecture de l’espace : Laban, Schlemmer, Cunningham, Forsythe3… Ou qui traitent de la conceptualisation spatiale contenue dans les systèmes notationnels4. Parmi les seconds, on compte les études sur la site specific dance ou danse in situ qui se sont largement référées aux disciplines prenant en charge les savoirs spatiaux – en particulier chez les auteures Victoria Hunter, Melanie Kloetzel, Gretchen Schiller et Sarah Rubidge (cf. chapitre 2) ou dans les thèses d’Alix de Morant et Léna Massiani5. Il s’agit d’interroger des concepts spatiaux tels que le lieu, la frontière, le territoire, la carte, etc., en regard d’une réflexion sur la corporéité dansante. Plus ponctuellement on trouvera des études ou des numéros de revue s’intéressant aux relations entre danse et architecture6. Ces recherches soulèvent évidemment la question du rôle que la

l’espace », Michel Foucault, « Des espaces autres » (1967, publié en 1984), Dits et écrits, tome IV, Paris : Gallimard, 1994, p. 752.

2 Edward W. Soja, Postmodern Geographies. The Reassertion of Space in Critical Social Theory,

London/New York: Verso, 1989. Voir aussi : Barney Warf et Santa Arias, The Spatial Turn: Interdisciplinary

Perspectives, London/New York: Routledge, 2009.

3 Sur Laban, cf. par exemple : Élisabeth Schwartz-Rémy « Préface », in Rudolf Laban, Espace dynamique,

Nouvelles de danse, Bruxelles : Contredanse, 2003, p. 13-18 (trad. par Élisabeth Schwartz-Rémy de Choreutics, éd. Lisa Ullman, London: Mac Donald & Evans, 1966). Sur Oskar Schlemmer, cf. en particulier

le texte de Mark Franko, « Peut-on habiter une danse ? », in Claire Rousier (dir.), Oskar Schlemmer.

L’homme et la figure d’art, Pantin : Centre national de la danse, coll. Recherches, 2001, p. 119-129. Sur

Cunningham : Roger Copeland, Merce Cunningham. The Modernizing of Modern Dance, op. cit. Sur William Forsythe, la thèse de Kirsten Maar, Entwürfe und Gefüge. William Forsythes choreographische

Arbeiten in ihren architektonischen Konstellationen, Berlin : Transcript Verlag, 2019. Voir aussi Rossella

Mazzaglia, Danza e Spazio. La metamorfosi dell' esperienza artistica contemporanea, Modena : Mucchi Editore, 2012. Et le chapitre consacré à l’espace in Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine,

op. cit., p. 177-208.

4 Simon Hecquet, Sabine Prokhoris, Fabriques de la danse, op. cit. ; Frédéric Pouillaude, « D'une graphie

qui ne dit rien : les ambiguïtés de la notation chorégraphique », Poétique, Paris : Seuil, n° 137, février 2004, p. 99-123. Voir aussi : Laurence Louppe (dir.), Danses tracées. Dessins et notations chorégraphiques, Paris : Dis-Voir, 1991.

5 Alix de Morant, « Nomadismes artistiques : des esthétiques de la fluidité », thèse de doctorat en arts du

spectacle, mention théâtre, dir. Béatrice Picon-Vallin, université Paris 10 Nanterre, 2007 ; Léna Massiani, « Danse in situ, la relation danseurs, public, site », thèse de doctorat en danse, recherche-création, dir. Andrée Martin, université du Québec à Montréal, 2011.

6 Corin Florence (dir.), Danse et Architecture, Nouvelles de danse, Bruxelles : Contredanse, n° 42/43,

printemps-été 2000 ; José A. Sanchez, Isabel de Naverán (dir.), Cairon, – Revista de estudios de danza, « Body and Architecture », Universidad de Alcalá, n° 12, 2009 ; Carmen Morais, « Art et ville : la danse in

situ au sein de l’espace urbain », mémoire de master 2, dir. Julie Perrin, département Danse, université

recherche en danse pourrait jouer vis-à-vis des disciplines de l’espace – aussi bien au niveau méthodologique que théorique. Le travail de Valerie A. Briginshaw qui est centré sur la spatialité et interroge aussi ces concepts spatiaux envisage moins, quant à lui, la dimension corporelle du spatial. Il emprunte en effet la voie des cultural studies : son analyse de l’espace des œuvres chorégraphiques contribue surtout à démontrer (ou confirmer) la crise postmoderne de la notion de subjectivité et insiste sur la construction du genre7.

Le rapport spécifique à la géographie dans les recherches en danse consiste le plus souvent à mettre l’accent sur la mobilité des danseurs, la localisation et la circulation des pratiques8. À ce titre, les recherches en danse ont tendance à coïncider avec la façon dont la danse a réciproquement (et tardivement) pu devenir un objet d’étude pour les géographes, dans la perspective d’une nouvelle géographie culturelle9. Cet axe emprunté par les géographes est une façon de renouer avec la géographie artistique (Kunstgeographie) telle qu’elle a été revisitée à partir des années 1970, c’est-à-dire d’une manière critique par rapport aux liens entre styles artistiques et territoire et en réfléchissant à la polarité centre-périphérie, à la diffusion des œuvres et des styles, aux migrations10. Il faut dire par ailleurs que les recherches en danse attentives aux circulations rejoignent d’autres domaines que la géographie : en premier lieu l’anthropologie (par exemple à travers l’inscription de la danse dans des contextes culturels bouleversés11). Anthropologie et géographie partagent par ailleurs une réflexion sur les méthodes d’enquête de terrain12. La question de circulations s’inscrit aussi dans la perspective

7 Valerie A. Briginshaw, op. cit. « Ce livre concerne les relations entre corps et espace en danse et le rôle

qu’ils jouent dans la construction de la subjectivité », p. 1. Il s’agit moins de mettre en évidence des savoirs spatiaux propres à la danse : l’analyse des œuvres proposée au fil de l’ouvrage vient conforter des théories du sujet qui lui préexistent. (Cf. par exemple p. 20, 102, 107, 181…)

8C’est l’axe choisi pour le colloque « Danse et géographie : mobilités, circulations, imaginaires », colloque

jeunes chercheurs, Pantin, CND, 2019. On notera que l’appel à colloque insiste davantage sur les imaginaires de la mobilité (« En quoi la mobilité des danseurs et la circulation de pratiques chorégraphiques peuvent-elles façonner un imaginaire ? ») ou, dans une perspective culturelle, sur les « imaginaires collectifs qui marquent un lieu et une époque », plutôt que sur les mobilités forcées par les contextes politiques ou économiques.

9 Pour une synthèse des perspectives de recherche en géographie sur la danse, cf. Yves Raibaud, « Jalons

pour une géographie de la danse », Géographie et cultures [En ligne], 96 | 2015, mis en ligne le 16 janvier 2017, URL : http://gc.revues.org/4156

Notons que certains géographes, qui sont aussi danseurs et soucieux de rendre compte des pratiques dansées, travaillent à mettre en évidence les imaginaires du lieu (du territoire) liés aux pratiques dansées. Cf. par exemple, le travail de thèse en cours de Morgane Montagnat, « Les espaces des pratiques musicales et chorégraphiques "trad" - Approche comparée (Auvergne, Rhône-Alpes, cantons de Genève, de Vaud et du Valais, Val d'Aoste) », thèse en géographie, dir. Claire Delfosse, université de Lyon, depuis 2017.

10 Pour une réflexion sur la géographie artistique et la critique de sa dimension essentialiste, voir la

synthèse de Jean-Marc Besse, « Approches spatiales dans l’histoire des sciences et des arts », L’Espace

géographique, 2010, n° 3, tome 39, p. 212-213.

11 Que ce soit par la spectacularisation des pratiques traditionnelles ou par la diffusion des danses hors de

leur contexte de création.

12Ainsi la chercheuse en danse Anne-Claire Cauhapé s’appuie autant sur des écrits d’anthropologue que

de géographes pour réfléchir à son terrain – l’analyse d’un processus de création en danse. Anne-Claire Cauhapé, « (S’) immerger, (se) distancer, (s’) écrire : la recherche au cœur de la création », Recherches en

des études historiques sur l’exil ou les diasporas, ou encore des études postcoloniales : il s’agit en effet bien de décentrer l’historiographie de la danse13.

Ma propre approche de la spatialité s’est développée en plusieurs phases ou glissements. Elle rencontre certaines des démarches décrites à l’instant : celles attentives aux conceptions de l’espace contenus dans les pratiques ou théorisées par les artistes et celles propres au champ de la danse in situ qui dialoguent avec les disciplines prenant en charge les savoirs spatiaux. Mais dans tous les cas, l’examen de la dimension spatiale de l’activité chorégraphique s’inscrit dans une perspective esthétique et théorique (et non de géographie ou d’histoire culturelles). Il s’agit de saisir à quelles expériences – expérience sensible et expérience de la pensée – l’œuvre chorégraphique, ou encore les écrits de chorégraphes ou les documents qu’ils produisent (cartographiques, filmiques, photographiques…) nous engagent. Aussi, ma réflexion sur la mobilité des artistes chorégraphiques, la localisation ou la circulation des pratiques a-t-elle été plus limitée : elle est à l’heure actuelle circonscrite à une étude des représentations et des imaginaires attachés aux lieux fréquentés ou évoqués par les artistes. C’est donc à un autre endroit que mes liens avec la géographie se nouent : à l’endroit, comme on le verra, de la rencontre entre géographie et analyse esthétique, à travers une réflexion sur les représentations et pratiques du territoire.

Ma synthèse consistera ici à rendre compte des problèmes soulevés par cette recherche sur les formes spatiales de l’art chorégraphique. La question initiale ayant sous-tendu mon approche peut être formulée ainsi : « Comment la spatialité oriente-t-elle un mode d’attention à la chorégraphie ? » Elle s’est ultérieurement reformulée ainsi : « Quelles relations une œuvre chorégraphique peut-elle établir avec une situation non-théâtrale ? » Le mouvement d’une question à l’autre semble opérer par spécialisation de l’objet d’étude – la chorégraphie hors des théâtres – et par déplacement du rapport examiné – non plus celui de l’œuvre au public mais celui de l’œuvre au lieu. Si certaines étapes de la recherche conduisent en effet à observer

danse [En ligne], 6 | 2017, mis en ligne le 15 novembre 2017. URL : http://journals.openedition.

org/danse/1696

13 Cf. les travaux de Sylviane Pagès et Federica Fratagnoli, déjà mentionnés.

Mais aussi, par exemple, le travail de thèse de Stéphanie Gonçalves proposant de défaire la bi-polarisation du récit historique de la guerre froide, en construisant un troisième point de vue – européen – comme alternative aux points de vue russes et américains (Stéphanie Gonçalves, Danser pendant la guerre froide :

1945-1968, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2018).

Ou encore, la recherche en cours, depuis 2013, de Laure Guilbert : « La danse migrante. Exil et diasporas des milieux chorégraphiques allemand et autrichien. 1933-1950 ». Elle indique qu’il s’agit de « dessiner une nouvelle topographie de cette période, déplaçant le centre de gravité de l’historiographie de la danse occidentale, construite sur une mémoire partielle des années 1930 et 1940 (ou de] s’interroger sur un art chorégraphique produit à travers le mouvement de l’exil et des “remigrations” d’après-guerre mett[ant] en lumière la richesse des fécondations et métissages dont ces artistes et professionnel·le·s ont été porteurs individuellement et collectivement en Europe, en Palestine et sur le continent américain, et dont les générations d’aujourd’hui sont encore héritières. »

d’abord les pratiques des artistes, l’examen de la relation au lieu engage en réalité aussi la façon dont le public sera porté, à travers l’expérience esthétique, à reconsidérer les lieux. Cet intérêt pour le rôle joué par les lieux dans l’œuvre a conduit à une ramification des problèmes dont je rendrai compte dans un second temps intitulé « Chorégraphie située : les raisons d’une nouvelle dénomination ».

1.

Spatialité chorégraphique : à l’épreuve de la scène théâtrale, de

l’architecture et du site

La recherche sur les formes spatiales de l’art chorégraphique a pris deux voies presque concomitantes : celle d’une analyse des œuvres en contexte scénique et celle d’une analyse des pratiques dansées relativement à une construction architecturale. Chacune de ces voies a suscité ses problèmes propres qui se sont néanmoins fait échos et renforcés réciproquement.