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Les jeux de la perspective corporelle sur la scène théâtrale

Comme on l’a vu au chapitre 1, le livre Figures de l’attention. Cinq essais sur la spatialité

en danse (I.3) interroge les formes d’attention mobilisées par l’expérience esthétique, à partir

de la construction de régimes de visibilités propres. Ces régimes de visibilités ont été analysés à travers le prisme du jeu de la spatialité, à différents niveaux de l’œuvre chorégraphique : aux niveaux architectural, scénique, chorégraphique et corporel. C’est le jeu entre ces différents niveaux que j’ai appelé « feuilleté » (cf. la conclusion « Spatialité en danse : du feuilleté à l’attention », I.3, p. 245-258). La métaphore géologique (ou culinaire) contenue dans ce terme n’était sans doute pas la plus pertinente pour rendre compte des rapports que j’ai pu décrire entre ces différents niveaux : des rapports moins stratifiés ou lamelleux que complexes, c’est-à- dire traversés de forces obliques, de logiques contradictoires et subtiles. (On pourrait dire peut- être qu’il y a parfois néanmoins des formes de tassement entre ces niveaux, voire d’écrasement de l’un au profit des autres). L’étude qui s’organise autour de trois notions centrales – attention, figure et spatialité – interroge, on l’a vu, « comment une œuvre chorégraphique nous regarde », réservant à la spatialité la faculté d’orienter les modes d’attention requis par l’œuvre chorégraphique. Ce faisant, une réflexion sur les savoirs de l’espace propres à l’art chorégraphique s’y déploie.

Le livre qui s’appuie sur l’étude de cinq pièces examine la situation théâtrale (c’est-à- dire les conditions mêmes de présentation de l’œuvre) et les formes spatiales produites par la chorégraphie. Il s’agit de réfléchir à la façon dont la chorégraphie génère son propre espace relativement à la configuration du lieu de représentation. J’interroge donc la dimension spatiale – aussi bien architecturale qu’attentionnelle – de l’édifice et ses liens avec l’art du geste – aussi bien dans sa faculté à configurer des espaces que dans sa capacité à conduire l’attention en adressant son geste. La notion de point de vue est ainsi centrale dans l’étude.

C’est aussi ce que j’ai nommé « point de theatron », puisque l’étymon grec de « théâtre » désigne d’abord le lieu d’où l’on regarde. Au-delà des pièces analysées, cinq essais ponctuent l’ouvrage, ouvrant une réflexion plus générale sur les enjeux des formes spatiales. Ainsi, il sera question de l’architecture théâtrale, dans ses dimensions historiques, culturelles et techniques, conduisant à la considérer comme une machine qui organise ce que nous percevons. L’étude revient sur le rapport entre les arts de la scène et la perspective – système de représentation et de pensée puissant qui a orienté les techniques de danse, comme nos repères spatiaux et perceptifs (cf. chapitre « Spatialité 1 : Logiques de la perspective et du visible »). Elle envisage aussi la corrélation entre la perspective et la logique causale qui caractérise une tradition de la narration (cf. chapitre « Spatialité 4 : Défiguration et récit »). Elle rend compte des débats portés par les théoricien·ne·s des arts de la scène, les artistes chorégraphiques (ou les œuvres) relativement à ce lieu et ses usages (cf. par ex. chapitre « Spatialité 3 : Le plateau contrasté et ses seuils »).

« Aussi, alors que perdure la domination d’un système spatial perspectiviste envahissant à la fois la pensée architecturale et nos repères perceptifs, un certain nombre d’œuvres tentent, malgré tout, d’y opposer la résistance d’autres manifestations optiques, et de mettre en conflit le sens. Il s’agit d’inventer d’autres modalités d’occuper le lieu en déjouant sa logique, de penser autrement son occupation afin de modifier les lois qui semblent le régir. Un certain nombre d’usages du lieu semblent, en effet, s’être figés au fil du temps associant la perspective et sa logique spatiale à une pensée du corps et de la représentation. C’est en modifiant l’un ou l’autre de ces paramètres du dispositif que l’œuvre parvient à déplacer une logique cohérente, ou du moins à faire trembler les certitudes de l’édifice. Il ne s’agira pas toujours de déconstruire ni de s’attaquer de front à une convention qui, tout artificieuse qu’elle soit, n’en demeure pas moins quasi inébranlable. Mais il conviendra peut-être de s’attacher à la mettre en friction avec une autre pensée du corps, de la forme, des limites… » (Figures de l’attention, I.3, p. 85)

« On ne peut ainsi plus se contenter de penser le lieu théâtral comme une contrainte, tel qu’il a pu être défini dans nombre de débats dans le milieu théâtral en particulier14 : contrainte sur l’invention artistique et contrainte dans la relation au public. Ce que notre étude a voulu mettre en évidence, c’est non pas une conception de l’espace assujettie aux lois supposées par le dispositif adressé, mais une réorganisation plus subtile des forces, des plans, des cadres, des frontières, qui donne toute sa place aux usages, à ce que l’on pourrait nommer l’habiter.

14C’est cette contrainte de l’édifice que Guy-Claude François appelle « le théâtre obligé », Guy-Claude

François, « Le lieu scénique contribue à la création théâtrale », in Marcel Freydefont (dir.), Études

théâtrales. Le lieu, la scène, la salle, la ville. Dramaturgie, scénographie et architecture à la fin du XXe siècle en Europe, Centre d’études théâtrales, université catholique de Louvain, n° 11/12, 1997, p. 163. Doris

Humphrey se désole aussi de la configuration des théâtres : « Le chorégraphe n’aura jamais le plateau de la dimension rêvée. Les architectes de théâtre, des gens imprévisibles – ligotés, de plus, par toutes espèces de considérations économiques, sans parler du conseil d’administration – sortent des produits qui vont du mouchoir de poche sans coulisses, à un lieu de trente mètres d’ouverture et six mètres de profondeur, ou des lieux excentriques en forme de dôme et une seule sortie. (Il s’en fait de beaux aussi.) », Doris Humphrey, Construire la danse, Paris : L’Harmattan, 1998 (trad. par Jacqueline Robinson, de The Art of

La danse moderne n’a pas inventé un lieu qui lui serait propre ni réservé15et s’est frottée à toute une tradition occidentale du lieu théâtral. Il s’agit alors pour elle de maîtriser les rouages de la scène, de s’adapter aux codes d’un lieu qu’elle n’a pas toujours désiré et d’en déjouer les règles. Laurence Louppe met en garde contre les échecs qu’elle a souvent rencontrés ; elle interroge : “Comment procéder avec l’espace scénique qui vous enserre16 […] ?” L’abdication revient sans doute à ignorer l’héritage historique et à se priver d’un dialogue par lequel on peut aussi s’en affranchir. C’est dire que l’espace de l’art n’a pas toujours, loin s’en faut, ouvert une hétérotopie, autrement dit ces sortes d’emplacements définis par Foucault par leur “curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis17”. L’art ne constitue plus un contre-emplacement dès l’instant où il épouse sans friction l’espace de l’institution. Le théâtre a pu demeurer le lieu où se sont figées les habitudes, où les modes d’investir l’espace se sont conformés à des conventions liées au dispositif ; on est peut-être alors du côté du divertissement, d’un spectacle qui conforte les catégories établies. L’hétérotopie (comme l’utopie) fait en revanche coexister des spatialités incompatibles, inventant des relations et des logiques inédites. On n’est pas loin de la définition du site18 par Anne Cauquelin, articulant des spatialités paradoxales. » (I.3, p. 250)

Il s’agit donc bien d’examiner l’événement chorégraphique lui-même comme une « technologie de l’attention », c’est-à-dire comme susceptible de réinventer des usages du dispositif théâtral, plutôt que de s’y conformer. L’étude ouvre ainsi une interrogation sur des notions spatiales capables de conduire l’attention du spectateur : celles de cadre (dans un dialogue avec Louis Marin19), de seuils, de frontières ou limites, de trajets et d’emplacement et, plus spécifiquement aux arts du spectacle, celles de scène, de quatrième mur, ou de projection20. L’étude invite alors à envisager comment la « perspective corporelle21 », ainsi que la nomme Rudolf Laban, est en mesure de mettre en question ou redéfinir ces notions spatiales. La « perspective corporelle » (et non plus la perspective de la Renaissance) permet de considérer la façon dont le geste porte ses propres constructions spatiales – de directions, d’orientations, de niveaux, de trajectoires

15Si l’on excepte les propositions expérimentales comme celle d’Adolphe Appia avec le Festspielhaus à

Hellerau conçu pour Émile Jaque-Dalcroze comme un espace vivant, ou celle d’Oskar Schlemmer au Bauhaus qui tente d’échapper à la boîte optique en construisant une scène ouverte sur deux côtés, dont l’un est le réfectoire, autrement dit un lieu de vie. Le plateau y est imaginé en fonction des caractéristiques du corps humain, ses dimensions, ses proportions. Cf. Oskar Schlemmer, Théâtre et abstraction, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1978 pour l’édition française, (trad. par Éric Michaud), p. 40.

16 Laurence Louppe, op. cit., p. 183.

17Michel Foucault, « Des espaces autres », art. cit., p. 755. Michel Foucault définit le théâtre comme un

lieu d’hétérotopie, tout comme le cimetière, la clinique, la prison, le jardin, le cinéma, le musée, la bibliothèque… Autant de lieux caractérisés par leur système de fermeture et d’ouverture, d’isolation et pénétration, pourvus d’un rite d’entrée et surtout capables de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles.

18 [Ce passage renvoie à Anne Cauquelin, Le Site et le paysage, Paris : Presses universitaires de France,

coll. Quadrige, 2002.]

19 Louis Marin, « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », Les Cahiers du musée

national d’Art moderne, dossier « Art de voir, Art de décrire II », Paris, n° 24, été 1988, p. 62-81.

20Terme qui renvoie, en danse, à la manière dont le danseur investit l’espace qui l’entoure et la nature

directionnelle comme l’amplitude par laquelle son geste se déploie.

directes ou indirectes, de topologie (les relations, les répartitions, les configurations ouvertes- fermées, compactes-dispersées…). Ceci, également à travers des choix qualitatifs, parce que ces constructions sont tensionnelles, temporelles22 ou rythmiques, gravitaires ou posturales. Cette perspective corporelle est autant forgée par une technique dansée que par les imaginaires du lieu ou de l’espace qui la sous-tendent. Ces imaginaires déterminent l’étendu de l’espace (et du geste), sa texture ou densité, les courants qui le traversent, ses points fixes23, etc. Les constructions spatiales portées par le geste donnent lieu à la figure dansante (cf. chapitre 1 de cette synthèse) et ouvrent sur des pratiques spatiales complexes, des combinatoires collectives souvent savantes, qui sont le ressort de l’art chorégraphique.

Un des enjeux de l’étude aura sans doute été de montrer ce qu’il pouvait y avoir de spécifique dans ces inventions spatiales par la chorégraphie et dans cette perspective corporelle. Par exemple, qu’une chorégraphie semblait pouvoir s’affranchir du lieu (c’est le cas de Trio A d’Yvonne Rainer), ou qu’il fallait considérer que le fond tonico-postural pouvait constituer à lui- seul un arrière-plan à la figure (c’est le cas chez Merce Cunningham), autrement dit un quatrième niveau en sus des trois formes de cadrages dégagées par Louis Marin que sont le fond, le plan et le cadre (du tableau). J’ai considéré en effet que ce fond nécessaire à l’effectuation du geste pouvait constituer le socle à partir duquel une figure surgit. L’effectuation du geste résulte elle-même de la scène fictive construite par l’interprète – à savoir sa faculté à investir l’espace à partir de la façon dont il y projette des imaginaires du lieu. Ce fond tonico- postural, également appelé pré-mouvement par Hubert Godard24, constitue un plan interne qui tient lieu de support principal à la construction du geste cunninghamien (comme de sa construction du visible).

« Le fond tonico-postural […] constitue un arrière-plan à la figure ; c’est l’effet inévitable de la construction, par le danseur, de sa propre perspective, de sa scène fictive. La nature de l’attitude posturale préalable à tout geste va constituer un arrière-plan plus ou moins solide qui peut venir s’intercaler entre les autres plans

22 Ainsi Rudolf Laban écrit : « L’accélération dévore la distance », ibid., p. 43.

23La chorégraphe Myriam Gourfink rappelle la distinction entre la pause au corps, au lieu et à l’espace,

chez Laban : « Les composants du mouvement sont les grandes classes de mouvements chez Laban, par exemple, concernant l’espace : la direction, le niveau, l’orientation, le déplacement, le changement de situation. Je peux ainsi agir sur les opérateurs, les actions du corps en mouvement sur lui-même : il y a les enroulements, les flexions, les rotations, les culbutes, les tours, etc. Concernant les opérateurs du mouvement, il y a tous les systèmes de pause qui vont donner une idée différente de l’espace. La pause au corps permet de maintenir deux parties du corps dans un même rapport d’espace, alors que le reste du corps est en mouvement. La pause à l’espace permet de maintenir une partie du corps dans un même rapport à l’espace : imaginons une partie du corps dans une direction, elle est sur la ligne d’un vecteur, quand le corps bouge, elle se déplace avec lui sur l’ensemble des vecteurs parallèles à cette première ligne. La pause au lieu permet de maintenir une partie du corps à un endroit, elle reste comme collée à l’endroit de départ. La pause corporelle va permettre au corps d’avoir un dessin dans l’espace avec les extrémités. La pause à l’espace va faire que je vais pouvoir me déplacer, mais, par exemple, qu’un bras restera orienté vers un point dans l’espace. Dans la pause au lieu, le corps est alors obligé de se plier pour garder un point fixe. » in Composer en danse. Un vocabulaire des opérations et des pratiques, I. 4.

24 Hubert Godard, « Le geste et sa perception », in Marcelle Michelle, Isabelle Ginot, La Danse au XXe siècle,

de la scène (entre le fond de scène et le quatrième mur et tous les plans intermédiaires possiblement construit par la scénographie ou la chorégraphie) pour en contredire éventuellement l’ordonnancement. On ne peut faire l’économie de l’analyse de cet arrière-plan postural dans l’examen des spatialités ; c’est ce vers quoi tendait Pierre Schneider dans sa Petite histoire de l’infini en peinture et ce que la danse affirme par les outils et les savoirs qu’elle délivre. Dans Variations V [de Cunningham], le danseur résiste à l’illimité et au vide (que la scène et la chorégraphie ouvrent) par la construction d’un fond tonico-postural qui joue le rôle d’un plan, autrement dit d’un support qui résiste à l’illimité. La figure se constitue alors comme entité autonome qui confère à l’espace sa nature abstraite : le danseur peut être situé ici ou ailleurs, cela n’affecte en rien la figure qui se construit massivement à partir du plan qu’elle s’est constitué. Ainsi, la figure s’affirme à l’intérieur de ses contours comme de même valeur que tout autre élément sur le plateau (cf. Spatialité 5). À l’inverse, on a vu combien la figure dans Con forts fleuve de Boris Charmatz se débat contre un engloutissement : l’arrière-plan de son geste n’instaure aucun plan solide, aucun contour mais se constitue plutôt sur le mode de la densité. La figure est intensive. Elle tente de résister à la mise à mal du visible, à la béance, par l’expression d’un fond tonique. Dans Self-Unfinished, Xavier Le Roy oscille entre deux natures d’arrière-plan opposées, jouant justement de ce fond tonico-postural et de son rapport possible d’extension ou de rupture avec l’environnement. Olga Mesa, considérant la scène comme une page blanche, s’appuie fondamentalement sur ce support pour faire surgir les multiples impressions qu’elle y appose : tous les plans de l’œuvre se construisent par superpositions et couches successives hormis les trouées de la mémoire dans lesquelles le public s’engouffre. La figure trouve elle-même son épaisseur dans l’accumulation des strates mémorielles successives qui constituent sa scène fictive. Yvonne Rainer se situe encore ailleurs : Trio A ignore fondamentalement la duplicité du plateau qui s’articule entre espace représenté et espace de représentation (cf. Spatialité 3). Elle cherche à neutraliser le fond tonico-postural comme tous les autres plans de l’œuvre et semble parvenir à cet extrême presque inconcevable : l’évanouissement du lieu (cf. Spatialité 2). » (Figures de l’attention, I.3, p. 248-249)

Figures de l’attention tire parti d’écrits critiques en art et esthétique, essentiellement :

en scénographie (Denis Bablet, Luc Boucris, Marcel Freydefont, Anne Surgers…), en histoire de l’art et esthétique (Anne Cauquelin, Georges Didi-Huberman, Pierre Francastel, Rosalind Krauss…), en théâtre (Georges Banu, Denis Diderot, Marie-Madeleine Mervant-Roux…), en cinéma (Raymond Bellour, Laura Mulvey…). Mis ainsi en discussion dans le champ des études en art, les savoirs spatiaux de la danse résultent véritablement de l’analyse des œuvres chorégraphiques. La pensée théorique de la spatialité en danse prend sa source dans l’analyse esthétique. (C’est aussi le cas dans les articles « La construction d’un vide. D’un certain usage du plateau en danse contemporaine », IV.2 ; « Les corporéités dispersives du champ chorégraphique », IV.5). Plus ponctuellement, l’enquête sur ces savoirs spatiaux prendra la forme d’un entretien avec un·e chorégraphe, à propos de l’une de ses pièces (« Disperse, une chronologie d’événements spatiaux – Dialogue entre Alban Richard et Julie Perrin », IV.6).