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C OMPOSITION : LA FABRIQUE DES ŒUVRES

 Chorégraphier des situations

IV. C OMPOSITION : LA FABRIQUE DES ŒUVRES

Mes recherches conduisent à interroger la composition pour la chorégraphie située. On a vu à la fin du chapitre 1, puis du chapitre 3 que c’est en des termes compositionnels que la question de la chorégraphie située tend aussi à être examinée. Que peut bien vouloir dire « composer avec les circonstances » ou « composer (avec) des éléments du monde dans un temps et un espace donné » ? Ce chapitre présentera d’abord quelques-uns des problèmes soulevés par un tel programme de travail, pour ensuite resituer ce dernier dans une démarche de recherche plus large qui s’est amorcée en 1999 lors de mon premier terrain au sein d’une compagnie professionnelle, le Ballet Atlantique Régine Chopinot. Cet axe de recherche concerne directement la composition en danse, à la fois les processus de création et les pratiques compositionnelles. Le chapitre fonctionne donc à l’inverse des autres chapitres, débutant par une réflexion sur la chorégraphie située, pour revenir à une réflexion sur la composition qui concerne aussi les œuvres scéniques. Il se termine avec la présentation d’un projet de recherche entamé en 2015 et dirigé avec Yvane Chapuis et Myriam Gourfink : « La composition chorégraphique aujourd’hui. Quels outils pour quelles positions artistiques ? » Il s’agira donc d’aborder les étapes qui ont conduit à poser la question : « Comment des situations sont-elles composées à partir d’un acte chorégraphique ? » En retournant vers la question initiale : « Comment articuler l’analyse esthétique à l’étude des processus de création ? »

1. L’environnement comme partition

Analyser la chorégraphie située à partir de la composition implique plusieurs choses. Il convient, on l’a vu, tout autant de comprendre quels sont les éléments constitutifs de ces œuvres (et en particulier quelle place elles accordent à la situation), que de saisir leur sens dont la structure même est, entre autre, porteuse. Il s’agira ici de réfléchir à ces questions à partir non d’un vaste corpus de chorégraphies situées, mais du cas plus particulier des œuvres situées en formes de marche, constituant un ensemble relativement composite :

« [Les œuvres chorégraphiques en formes de marche présentent des] formats très divers : en termes de durée, de distance parcourue, de nature de trajet, d’environnement choisi, de sociabilité et de rapports de la marche relativement à d’autres activités qui la ponctuent éventuellement. Ainsi, la marche chorégraphique située peut prendre la forme de la balade courte, de l’excursion d’une journée ou bien du voyage (où d’autres moyens de transport peuvent par ailleurs intervenir). Les formes de la sociabilité varient : la marche chorégraphique peut être solitaire, soit parce que l’artiste choisit de s’engager seul en chemin,

réservant la possibilité de rencontres fortuites ou de points de rendez-vous programmés, soit parce que l’artiste a prévu un protocole de marche pour un spectateur-marcheur à la fois (par exemple via un audio-guide, des partitions, des cartes ou des consignes, comme le proposent Mathias Poisson et Virginie Thomas avec leurs Promenables depuis 2010). La marche est souvent collective, permettant de traverser en groupe une portion de forêt ou d’un territoire rural (telles les promenades contemplatives d’Armelle Devigon, depuis 2007, ou les Promenades

préparées de Patricia Ferrara depuis 2002), montagnard (Julie Desprairies, Robin

Decourcy), urbain (Gustavo Ciriaco, Anne Teresa de Keersmaeker, Martin Nachbar, David Rolland, Felix Ruckert, Laure Terrier…). Enfin nombre de pièces se déroulent à deux parce que le spectateur-marcheur est conduit pas à pas par un·e artiste dans une aventure sensorielle qui prend appui autant sur le lieu traversé que sur la relation qui se noue dans le duo. Pour Tu vois ce que je veux dire ? de Martin Chaput et Martial Chazallon (depuis 2005) ou Walk, Hand, Eyes (a City) de Myriam Lefkowitz (depuis 2010), la marche se déroule principalement à l’aveugle (respectivement les yeux bandés ou fermés) offrant une découverte kinesthésique, sonore, olfactive d’un quartier. C’est une façon de renouer avec des pratiques d’atelier présentes en danse depuis les années 1930 (explorer la marche ou d’autres formes de mobilité les yeux fermés) tout en déployant leur potentiel artistique et anthropologique. » (« Des œuvres chorégraphiques en forme de marche », V.42, p. 12-13)

J’ai insisté au chapitre 1 sur la difficulté à définir la matérialité de ces œuvres, dès lors que ce ne sont plus des figures dansantes qui constituent la chorégraphie : cela revient alors, selon les cas, à réfléchir à ce qui relève premièrement d’une mise en jeu – à travers une sélection et une mise en rapport entre eux – des éléments du site (matérialité du site), deuxièmement de la composition de l’attention et de l’expérience esthétique du regardeur (dimension attentionnelle de la chorégraphie) – à travers des protocoles ou partitions attentionnelles qui conduisent à construire des manières de percevoir le réel – et, troisièmement, ce qui relève des fabriques successives de fictions que la chorégraphie tend à engendrer (dimension imaginante ou fictionnelle). Dans ce dernier cas, il s’agit de faire l’hypothèse que la matérialité du site, comme la dimension attentionnelle et sensible de la chorégraphie, favorisent un certain type de production imaginante en lui offrant un cadre : en organisant les dynamiques, les rythmes, les durées et plus généralement les conditions de cette fabrique fictionnelle. C’est ce que j’ai pu nommer, à propos de Myriam Lefkowitz, « composer l’épaisseur du sensible », c’est-à-dire conduire le spectateur-participant à articuler d’une manière singulière sentir, agir et imaginer (« Traverser la ville ininterrompue : sentir et se figurer à l’aveugle », V.41, §2).

On pourrait condenser ces préoccupations compositionnelles en deux questions : comment des situations sont-elles composées à partir d’un acte chorégraphique ? Et, pour commencer, de quoi se composent-elles ? Ces questions se sont pour l’heure articulées autour de trois problèmes : celui de la notion même de ville, celui des formes de sociabilité produites par les œuvres, celui de l’élaboration d’une composition – sur le mode partitionnel1. Dans mes

1 Laurence Louppe parle de partitionnel pour définir un nouveau mode de composition apparu dans les

années 1950 aux États-Unis : renvoyant à l’analyse de la grille en art par Rosalind Krauss (paradigme de l’anti-récit, de l’anti-développement, de l’anti-psychologie du sujet), mais aussi à la pratique Moshe

textes sur Mathias Poisson (avec Alain Michard), Gustavo Ciríaco (avec Andrea Sonnberger) ou Myriam Lefkowitz, ces trois dimensions s’articulent car elles sont constitutives de la situation générée par l’acte chorégraphique. Je rappellerai ici brièvement comment ces trois problèmes ont été, pour l’heure, abordés : ils ouvrent en vérité un vaste programme de travail qu’il faudrait poursuivre à partir d’un corpus plus large.

 La dimension urbaine : sujet ou prétexte d’une chorégraphie située en

forme de marche

J’ai premièrement proposé de chercher à quoi pouvait se rapporter l’entité « ville », autrement dit à comprendre à quelles parts du réel urbain ces artistes s’intéressaient. Dans « Composer la ville », j’ai insisté sur la forme de dépaysement produit dans les Promenades

blanches de Mathias Poisson et Alain Michard, grâce à une intensification du rapport à

l’environnement doublée d’une modification radicale de sa saisie visuelle (par l’entremise de lunettes floues). J’ai montré alors que la ville était faite :

« d’ambiances sonores contrastées, de couleurs vives, d’obscurités soudaines, de plein air et d’espaces confinés… Le fond s’impose, plus que la figure2. Je traverse des intensités sans forme. Masses en état de suspension, nappes colorées, odeurs de parking, pelouses infinies… C’est un monde à tâtons, de proche en proche. Mes mains se tendent, cherchent à saisir pour comprendre. Mathias Poisson décrit un monde flottant, liquide, quasi amniotique, “magma de la vie animée” où “tout est vivant, respirant, fusionnant” [voir le texte “Déconnaître la ville” dans l’ouvrage].

Feldenkrais où l’on est conduit dans chaque leçon par des consignes données à voix haute. Elle nomme « partitionnel » le travail chorégraphique qui se déploie à partir de consignes définissant des activités ou des opérations que le danseur doit mener à terme. Un programme se substitue alors à l’idée traditionnelle de composition, à la « construction concertée d’une organisation ». Laurence Louppe, « Quelques visions dans le grand atelier », in Nouvelles de danse. La composition, n°36/37, Bruxelles : Contredanse, hiver 1998, p. 28. Voir aussi Laurence Louppe, « Du partitionnel », in Art Press. Medium Danse, spécial n° 23, 2002, p. 32-39.

Cette définition par Laurence Louppe est restrictive ou incomplète. Dans l’usage des partitions pour les arts de la scène ou l’art de la performance, on peut distinguer, comme l’a bien montré Julie Sermon, les « partitions-modèles (le rapport à la musique) », les « partitions-instructions (le rapport à l’action) » – cas auquel semble d’abord se référer Laurence Louppe –, les « partitions-matrices (la question de l’œuvre) » et la « partition invisible (la question de l’interprète) », Julie Sermon, « Partition(s) : processus de composition et division du travail artistique », in Julie Sermon et Yvane Chapuis (dir.), Partition(s) : Object

et concept des pratiques scéniques (20e et 21e siècles), Dijon : les presses du réel, « Nouvelles Scènes/La

Manufacture », 2016, p. 25-232.

Dans le cas de la chorégraphie située, les artistes emploieront surtout des « partitions-instructions », c’est-à-dire un cadre qui à la fois donne sa structure temporelle à l’ensemble et aux parties (comme chez John Cage), qui définit un processus de travail (comme chez les Halprin et leur cycle RSVP) et qui indique la nature des actions à effectuer (programme d’actions, tâches). Mais ils mobiliseront aussi ce que Julie Sermon nomme « partition-matrice », à savoir la possibilité d’accorder à tout objet (visuel, textuel…) statut de partition (j’y reviendrai).

2[On retrouve là l’articulation entre le flou et le fond, contenu dans la phrase de la danseuse Laure Bonicel

« J’ai souvent eu l’impression de danser dans du flou » mentionnée au chapitre 1. Notons que cette idée de flou est centrale dans le projet des Promenades blanches, comme le signale le titre du livre qui leur est consacré, publié par les artistes : Alain Michard et Mathias Poisson (dir.), Du flou dans la ville. Une

démarche artistique, urbaine et sensible d’Alain Michard et Mathias Poisson, Paris : Éterotopia éditions,

On est bel et bien en situation de plongée immersive. » (« Composer la ville », III.10, p. 30)

Pour autant, la moitié de l’expérience se déroule les yeux ouverts, en accompagnant un autre spectateur chaussant les lunettes : c’est dire que la transformation de la ville en matières sensibles aux contours flous est contrebalancée par une expérience de la ville dans des conditions perceptives habituelles, mais selon une activité qui l’est moins (parcours sinueux, lenteur, surprise à observer la découverte du lieu par le ou la partenaire, etc.). L’œuvre est faite de ces deux temps où s’expérimentent des manières différenciées d’appréhender la ville – c’est- à-dire de sélectionner et combiner entre eux des éléments perçus. Dans ces œuvres qui sont d’abord des expérimentations perceptives, on peut situer la composition aussi bien du côté du geste artistique qui donne un cadre (plus ou moins ouvert) à l’expérience, que du côté de l’activité du spectateur. Si l’activité même de percevoir peut être comprise comme composition – comme agencement, dirait Michel Bernard3 –, dans ces chorégraphies situées, l’activité d’agencement inventif demandée au spectateur-participant est particulièrement requise. La qualité de l’expérience repose en effet sur la faculté d’étonnement face à des objets du monde qui n’ont pas été modifiés par les artistes. L’étrangeté attribuée par Michel Bernard aux figures dansantes se déplace donc ici du côté de l’intrigue perceptive, c’est-à-dire de notre faculté à envisager et mettre en rapport autrement les objets du monde.

De son côté, la construction de la ville chez Myriam Lefkowitz, perçue lors d’une balade à deux à travers une modification du rapport à la vision – cette fois, les yeux principalement clos –, laisse une large part à l’expérience sonore, olfactive et haptique et renvoie le promeneur à sa propre expérience imaginante. La présence de la ville n’est ici que l’un des supports concrets de l’expérience : d’une part, cette dernière s’articule tout autant à la relation que l’artiste noue avec le spectateur-promeneur à travers un mode de guidage subtil, d’autre part, la ville n’a pas fait l’objet d’une considération précise de la part des artistes (en cela, ce projet n’a rien d’une visite guidée). La construction de la balade repose en effet sur la mémoire d’une expérience en un autre lieu qui a donné sa matrice sensible à Walk, hands, eyes (a city) :

« En effet, la matrice de la balade s’inscrit dans un autre lieu qui en constitue l’esquisse et lui donne sans doute sa qualité particulière. Pendant plusieurs mois en 2008, Myriam Lefkowitz a expérimenté et donné des rendez-vous informels dans un espace industriel à Paris qu’elle affectionne : “symphonie de néons, grands couloirs, portes successives, escaliers, monte-charges, niches dans une totale

3 Il évoque « le travail de façonnement ou d’agencement esthétique opéré par notre perception », dans

un texte qui interroge le fonctionnement de la perception du spectacle chorégraphique : « Qu’est-ce que percevoir un spectacle chorégraphique ? […] Quel que soit le plaisir spontanément éprouvé dans l’instant, ce spectateur se sent quelque peu désemparé et ne sait pas quelle attitude perceptive adopter, c’est-à- dire comment disposer, agencer son regard et son écoute relativement à l’étrangeté des apparences fugitives qui s’imposent à lui. Assister à un spectacle chorégraphique semble requérir une stratégie perceptive adéquate à l’originalité et à la singularité non seulement de l’acte corporel de danser, mais aussi de l’écriture chorégraphique qui le règle et en dessine le fil directeur, en détermine la structure et en constitue l’unité ou la cohérence. » Michel Bernard, « Esquisse d’une théorie de la perception du spectacle chorégraphique », art. cit., p. 211 puis 205.

obscurité4”. La matrice n’est donc pas proprement urbaine, mais clairement architecturale, sombre et accidentée. Il me semble que s’y élabore une forme de partition qui préside encore aujourd’hui à la structure improvisée de la balade. Apparaît là une sorte de coordination perceptive faite de l’attention à ce lieu particulier qui va être fondatrice dans la mise en place de schémas de parcours, de logiques d’orientation et d’ingrédients indispensables à la partition de la balade : le noir total contrastant avec la lumière crue, les seuils à franchir, les recoins, les décrochages, l’alternance entre intérieur et extérieur, la qualité du silence, la répétition de motifs, les changements de niveaux, les ambiances de parking, les étendues soudaines, les contrastes d’ambiance… […] Les expérimentations dans ce bâtiment industriel procurent non seulement à la ville sa configuration particulière (les ingrédients qui la composent, les modes d’orientations qu’on y invente, la nature des déplacements qu’on peut y effectuer), mais aussi son échelle : le quartier que l’on va parcourir en une heure est relativement réduit. (« Traverser la ville ininterrompue : sentir et se figurer à l’aveugle », V.41, §24)

On voit combien cette matrice devient à la fois le modèle de construction d’un rapport à la ville et la trame partitionnelle d’une balade qui s’improvise à partir des critères sensibles rapportés à un lieu antérieur. La façon dont la ville est composée dans chacun des projets de chorégraphies en contexte urbain demande donc à être élucidée. La ville peut aussi bien constituer le sujet central de la chorégraphie que son prétexte – un prétexte à la composition qui se jouera alors au sein même de l’intrigue perceptive. Lorsqu’elle constitue le sujet central, il convient de remarquer à quels éléments de la ville ou à quels aspects du contexte urbain la chorégraphie se rapporte. En effet, dans tous les cas, la ville fait l’objet d’une composition singulière à partir de la façon dont la chorégraphie propose de mettre en relation certains des éléments qui la constituent.