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L’approche ethnographique

L’analyse génétique sur le vif s’intéresse à la création en tant qu’activité humaine (au même titre qu’une autre) pour en dévoiler le fonctionnement complexe. C’est l’enjeu également de l’analyse ethnographique en art qui va, de son côté, déployer d’abord des méthodes de terrain. C’est là la troisième sorte de méthodologie possible. L’approche ethnographique peut néanmoins viser des questionnements plus spécifiques ou restreints au sein de l’étude des processus de création : par exemple, les relations au sein d’une compagnie, la technique d’un geste, la transmission du mouvement, etc. La genèse d’une œuvre ou sa composition – au sens des structurations d’une œuvre – n’est pas forcément son objet. Évidemment, la question posée oriente la méthode : aussi bien celle de l’observation que celle de l’entretien avec les différent·e·s acteur·rice·s de la création. Elle détermine aussi pour les chercheur·euse·s les moments propices à l’observation du travail : répétitions, filages, cours techniques, moments de discussion avec les collaborateur·rice·s, etc. Ma propre approche de terrain vise en général l’analyse esthétique dans son articulation avec la fabrique de l’œuvre. Empruntant la voie ouverte par Laurence Louppe, il s’agit en effet d’associer aisthesis (analyse esthétique) et poièsis (analyse des manières de faire, des fabriques de l’œuvre). Celle-ci enjoint les chercheur·euse·s à puiser dans les savoirs qui se déploient dans les pratiques de studio et à penser en même temps ce que nous fait une œuvre et comment elle est faite33. Il s’agit plus largement d’être en mesure de rendre compte de ce qui singularise le travail de la danse, non seulement en termes techniques, mais également en termes de valeurs ou d’enjeux éthiques du travail et des relations. À ce titre, Laurence Louppe s’intéresse autant aux pratiques qu’aux fabriques de l’œuvre, puisqu’elle rassemble derrière le terme de « poétique » l’ensemble du processus créateur – la poétique de Laurence Louppe concilie la poïétique de Valéry et l’esthétique. Elle ne délivre en revanche aucune recommandation sur la méthodologie à suivre, ni sur ses propres façons de travailler sur le terrain.

C’est sur la base de cette idée assez générale que j’aborde mon premier terrain, du 5 octobre au 9 novembre 1999, au Ballet Atlantique – Régine Chopinot à La Rochelle. Ce terrain répond à une invitation ouverte de la chorégraphe à « venir regarder le travail », à la suite de sa lecture de mon mémoire de DEAsur trois de ses pièces (mémoire réalisé à partir d’un travail

d’archives). J’y expérimente la temporalité du terrain (pendant quatre semaines), ainsi qu’un journal de terrain totalement intuitif et de ce fait assez erratique, tandis que la pièce La Danse

du temps prend forme. Aucun projet précis ne guide particulièrement ce temps de travail qui

est comme suspendu entre mon DEA et le commencement de ma thèse, sinon celui de saisir

33L’historienne déploie largement cette idée tout au long de son ouvrage, sans jamais rien dire des

méthodologies de terrain. « [La poétique] ne dit pas seulement ce que nous fait une œuvre d’art : elle nous apprend comment c’est fait », Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 19.

l’opportunité d’accéder à une autre strate de la compréhension du fait chorégraphique. Il est difficile aujourd’hui de rapporter ce que j’ai pu retirer d’une telle occasion, où se sont mêlés la rencontre avec des danseur·euse·s de plusieurs générations34, la découverte du fonctionnement d’un centre chorégraphique national, l’observation des relations complexes de travail au sein d’une compagnie, le rapport entre les pratiques du matin (en particulier l’articulation entre yoga et danse) et l’émergence d’une pièce, le partage ou l’expérience des rythmes du travail quotidien, les étapes de la création passant par l’arrivée du décor, des costumes, de la musique, jusqu’aux filages au théâtre, etc. J’en retiendrai, dans un texte, l’expérience du travail de mon regard : cette activité d’observation caractérisait aussi une bonne part de l’activité de la chorégraphe, conduisant, de son côté, à commenter, choisir, réorienter le travail qui prenait forme. J’expérimentais, pour ma part, un travail perceptif et analytique renouvelé par le fait même du point de vue proche permis par ma position dans le studio et par l’exercice pour moi inédit de l’observation d’une chorégraphie en train de se former (cf. « Voir, voir venir ou le journal d’un processus de création : La Danse du Temps de Régine Chopinot », V.3).

Pour Projet de la matière d’Odile Duboc, on l’a vu au chapitre 1, le travail sur le terrain pendant un mois, en septembre 2003, à Belfort est conduit à la demande de la chorégraphe, afin de « témoigner du travail ». La situation est donc différente et ce à bien des égards : premièrement, la commande prévoit la rédaction d’un ouvrage ; deuxièmement, j’assiste à un processus de reprise (et non de création) d’une pièce que je connais bien pour l’avoir déjà analysée en détail (« Projet de la matière d’Odile Duboc », V.1, 1999). Troisièmement, cette reprise s’inscrit plus largement dans une démarche de transmission : transmission des enjeux et matériaux de Projet de la matière (dans le cadre d’un stage ouvert à des danseur·euse·s professionnel·le·s intitulé « Le corps-matière ») et transmission précisément de certains rôles de

Projet de la matière (1993) mais aussi de trois boléros (1996), dans la perspective de tournées à

venir. J’ai rappelé au chapitre 1 (« Les matérialités de l’œuvre chorégraphique ») que l’étude issue de ce terrain avait combiné l’analyse de cinq formes de manifestation de l’œuvre : son existence sur scène lors de plusieurs représentations, son existence documentaire, critique, mémorielle et enfin son existence comme processus. C’est dire combien les observations et réflexions issues du journal de terrain et des entretiens se sont réorganisées en regard de l’analyse de bien d’autres documents, tout en tissant esthétique, histoire et analyse des pratiques et des processus. La question des modes de composition ne constitue qu’une part de l’analyse, qui aborde en effet tout autant la question de la mémoire et de la transmission. La composition a néanmoins été abordée lors du terrain ethnographique, à partir de l’examen de plusieurs axes ou niveaux de pratiques compositionnelles : le surgissement du geste d’une part, la structuration de l’œuvre d’autre part.

34 La pièce rassemblait Françoise et Dominique Dupuy, Sophie Lessard et les danseur·euse·s du Ballet

Atlantique : John Bateman, Daniel Bodiford, Clara Cornil, Philippe Ducou, Virginie Garcia, Alexandre Iseli, Franck Journo, Anne Moulin, Claire Servant, Marie Tempère, Duke Wilburn.

Quant au geste, il s’agissait de comprendre quels sont les moyens mis en œuvre par Odile Duboc pour faire émerger le geste qu’elle attend d’un·e interprète, en partant de l’observation du cours technique, des ateliers et de la façon dont elle guide à chaque fois les danseur·euse·s à travers les indications données. Celles-ci sont autant des incitations à se mettre en mouvement (instructions, considérations techniques, images poétiques, etc.) que des ajustements nécessaires face à la proposition faite par les danseur·euse·s (corrections, validations, encouragements à poursuivre, propositions pour essayer un peu différemment, etc.). Cela revient aussi pour les chercheur·euse·s à déceler la part d’implicite contenue dans les indications ou consignes données : les cadres de l’expérience ne sont pas toujours nommés, qui conduisent l’interprète à proposer un geste qui sera considéré comme « juste » dans le contexte de l’esthétique dubocienne. La part jouée par l’imprégnation, la copie, le regard partagé sur la danse en train de se faire contribue très largement à générer le geste attendu. Du côté du travail des danseur·euse·s, il s’agissait d’observer quelles sont leurs stratégies pour épouser cette technique et ce style dubocien. Le contexte d’une reprise a par ailleurs été pour moi l’occasion de pouvoir interroger, pour un même rôle, deux danseurs différents et de saisir alors la diversité des façons d’engager un geste et les imaginaires possiblement divergents qui sous-tendent la qualité de celui-ci.

Quant à la structuration de l’œuvre, il s’agissait d’observer comment Odile Duboc et les interprètes travaillaient à retrouver les temporalités internes à chaque séquence et les processus qui conduisent à ces temporalités (les musicalités subtiles de chacune des partitions, les points de rencontres entre des sections chorégraphiées, etc.). Mais la reprise a pu aussi donner lieu à des modifications structurelles. La reprise de la pièce dix ans après sa création a en effet conduit à permuter ou couper certaines séquences, à créer de nouvelles danses ou à répartir autrement certaines phrases dansées entre les interprètes. Ces modifications structurelles aident à poser la question de l’esthétique dubocienne : à saisir quel équilibre spatial et temporel la chorégraphe recherche qui permettra d’atteindre la forme selon elle idéale pour sa pièce, quelles qualités de transition elle attend, à quelle dramaturgie d’ensemble elle cherche à parvenir afin d’induire une expérience esthétique singulière. L’enjeu central de cette étude aura sans doute été alors de déployer la notion même d’œuvre chorégraphique – son identité, ses contours –, afin d’en faire apparaître la complexité à travers la mouvance de ses occurrences successives, comme les représentations, différenciées selon les acteur·rice·s35, auxquelles elle donne lieu.

35 L’analyse s’appuie en effet autant sur les témoignages des créatrices de la pièce Odile Duboc et

Françoise Michel, des quatre collaborateur·rice·s – la plasticienne Marie-José Pillet, le scénographe Yves Lejeune, la créatrice costume Véronique Fabrègue, le créateur sonore Olivier Renouf –, des neuf interprètes à la création en 1993 – Brigitte Asselineau, Laure Bonicel, Boris Charmatz, Vincent Druguet, Dominique Grimonprez, Françoise Grolet, Stéphane Imbert, Anne-Karine Lescop, Pedro Pauwels – ainsi que de ceux engagés dans la reprise en 2003 – Bruno Danjoux, Stéfany Ganachaud, Alban Richard, Françoise Rognerud, David Wampach.

Mon observation des processus qui sous-tendent les pratiques chorégraphiques a pu se poursuivre plus ponctuellement : dans l’observation des pratiques pédagogiques liées à mon séminaire sur la spatialité (cf. chapitre 3) ; lors de terrains plus brefs pendant des processus de création de chorégraphes dont le travail m’intéresse – auprès de la Cie La Zouze de Christophe Haleb à Caen et Chalon-sur-Saône en 2006-2007 (cf. « L’envol queer de La Zouze. À propos de

Domestic Flight de Christophe Haleb », V.20), auprès de la chorégraphe Armelle Devigon à

Messey-sur-Grosne en 2016 (lors de la création d’une promenade contemplative), auprès de la Cie GBOD! de Rémy Héritier à Pantin et Aubervilliers en 2018 (cf. « Relier les traces, faire palpiter le lieu », III.13). Ce sont à chaque fois des questions propres à ces pièces qui ont été traitées ou ont guidé mon regard : la thématique du genre chez Christophe Haleb, le rapport au lieu chez Armelle Devigon ou Rémy Héritier. Mais au-delà de ces questions spécifiques, le rapport au travail – l’organisation des activités, des rôles, des rythmes, des décisions – n’a cessé de nourrir ma compréhension des dynamiques créatives collectives et des façons dont une œuvre prend forme. L’analyse des processus de création, quelle que soit la question qui la porte, permet de développer une connaissance plus large du fait chorégraphique, en abordant l’analyse des manières de faire ou des modalités de production de l’œuvre – analyse susceptible d’enrichir la recherche en danse plus généralement tournée vers la critique et ou l’histoire des œuvres. L’analyse ethnographique peut alors éclairer des œuvres qui feront par ailleurs l’objet d’une analyse esthétique ou historique.

Il faut insister sur les différences de temporalités dont relèvent les approches esthétique, génétique et ethnographique des modes de composition. La première qui consiste à partir des œuvres pour tenter d’en déduire les logiques compositionnelles fait l’impasse sur les différents stades de conception d’une pièce (les brouillons, les coupes, les couches successives) pour ne s’intéresser qu’à un stade final de présentation de l’œuvre. Il s’agit de penser la composition dans son aboutissement plus que dans ces étapes et outils de fabrication, autrement dit de déceler des structures, les logiques à l’œuvre, sans forcément parvenir à comprendre le processus qui y a conduit, mais en donnant d’emblée sens à l’ensemble. La génétique, dans son acception la plus classique, suppose un retour rétrospectif aux sources du travail de création et aux documents qu’il a pu produire. Elle tente justement de mettre au jour ces différentes étapes, en connaissance de l’œuvre aboutie. La structuration finale de la pièce guide l’enquête à rebours. L’ethnographie des processus de création suppose quant à elle d’avoir pu accéder aux différentes étapes de la composition. Il faut noter au passage qu’elle soulève la question de savoir où (quand) commence (à s’élaborer) la composition. Le processus de cette analyse ethnographique est quoiqu’il en soit concomitant à l’apparition de l’œuvre elle- même ; il s’étire sur la durée sans toujours savoir vers où il se dirige. Aussi, l’analyse des différents stades est-elle détachée du sens final de l’œuvre aboutie.

« Lorsque l’on suit la préparation d’une œuvre jusqu’à ses manifestations scéniques, on est face à un objet d’étude dont on ne connaît pas encore l’issue. On

est d’emblée engagé dans le cheminement d’une recherche, aux prises avec une activité présente qui déroule ses logiques propres, passionnantes en elles-mêmes, et susceptibles d’atténuer l’intérêt pour le moment spectaculaire. Les couches successives, les gestes répétés et modifiés, les esquisses et les ratures pèsent davantage dans la mémoire, au risque de rendre difficile l’appréhension de la représentation d’un soir. » (Projet de la matière – Odile Duboc. Mémoire(s) d’une

œuvre chorégraphique, I.2, p. 13)

Une analyse d’un processus de reprise échappe donc en partie à cet indéterminé quant à la forme de l’œuvre recherchée.

« Face à la reprise de Projet de la matière, le jeu des temporalités s’avère plus complexe : des représentations ont déjà eu lieu. L’observation du travail en studio apparaît alors comme une remontée dans l’œuvre. Le temps de la reprise est, pour l’observateur, celui d’un décorticage a posteriori, où resurgissent des intentions passées, des structures et des logiques qui sous-tendent la pièce. Mais cette découverte de l’œuvre à rebours n’est pas une remontée dans le temps : il n’y a pas de rétrogression possible. C’est dans le présent du studio, des répétitions concrètes et de la transmission de Projet de la matière à de nouveaux danseurs que se forgent les représentations futures de la pièce. Un regard rétrospectif (c’est-à-dire actuel) sur les gestes anciens vient orienter leur manifestation prochaine. Le temps est alors rythmé par le va-et-vient entre des rapports à l’œuvre passée et celle à venir. Tiraillé entre deux extrêmes, le processus de reprise laisse place à une gestation comparable à celle d’une création, à ceci près que des manifestations publiques de l’œuvre ont déjà eu lieu. » (Idem)

Ce rapport au passé qui sous-tendait les gestes et les imaginaires a appelé une collecte de récits en complément de l’observation directe des danseur·euse·s, afin de mettre en partage les ressorts complexes du geste lors de la reprise de Projet de la matière.