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Les manifestations de l’œuvre chorégraphique

On peut dans un premier temps observer les diverses formes de manifestation de l’œuvre avec lesquelles on se met en rapport, en fonction de leur contemporanéité avec la critique. Le cas des chorégraphies du passé dont je n’ai eu connaissance qu’à partir du ou des films qu’elles ont pu susciter se distingue du cas des chorégraphies contemporaines auxquelles j’ai eu d’abord accès lors d’une représentation théâtrale. Dans le premier cas, mon analyse a consisté en une analyse filmique. Et l’examen des conditions de production du document filmique (qui a parfois statut d’œuvre, comme c’est le cas du film Variations V du cinéaste suédois Arne Arbom) entre alors en ligne de compte dans l’analyse, afin de ne pas entretenir l’illusion d’une existence objective de l’œuvre en la réduisant à l’une des occurrences de la chorégraphie. Dans le second cas – celui des chorégraphies contemporaines –, le support vidéographique, sans qui une analyse approfondie n’est pas concevable, est arrivé après coup. La vidéo est alors un soutien à la mémoire de la représentation à laquelle on a assisté et l’outil nécessaire à une analyse du geste. Pour la période contemporaine, il est souvent permis d’avoir accès à diverses captations d’une pièce. Mais cette distinction entre œuvre du passé et œuvre contemporaine ne saurait résumer les conditions du travail critique.

Il faut dans un deuxième temps rendre compte de l’ensemble des manifestations de l’œuvre sur lesquelles l’analyse est dans tous les cas susceptible de s’appuyer. Dans le cadre de

Figures de l’attention (I.3), l’analyse a privilégié une forme d’absorption dans la pièce en

cherchant à se tenir au plus près du film qui était le support analogique de l’analyse. C’était sans doute le moyen de se confronter à l’exercice de la perception et de la réinvention critique de l’œuvre, en vue de construire cette pensée du spectateur. Cela signifie que d’autres formes d’existence de l’œuvre ont été laissées au second plan : premièrement son existence critique à travers les articles et commentaires qu’elle a suscités67 ; deuxièmement son existence mémorielle à travers les récits que les artistes (l’auteur·e, les interprètes, les collaborateur·rice·s) en rapportent ; troisièmement son existence comme processus, en

67 Évidemment, un repérage des critiques journalistiques et académiques a été fait, permettant de

dialoguer avec ces discours, mais il n’est pas le point de départ du travail. Il en est de même pour le discours des artistes.

particulier à travers la connaissance des processus de création qui la fondent puis des variations dont elle a pu faire l’objet au fil des représentations. Pour Projet de la matière – Odile Duboc.

Mémoire(s) d’une œuvre chorégraphique (I.2), ma méthode d’analyse aura en revanche été tout

autre. Elle combine les cinq formes de manifestation de l’œuvre : son existence sur scène lors d’une représentation, son existence documentaire, critique, mémorielle et enfin son existence comme processus. L’analyse s’annonce d’emblée comme un écheveau : elle réunit en un récit complexe un point de vue de spectatrice (le mien), les récits des interprètes, collaborateurs·rice·s et auteures de la pièce témoignant d’expériences subjectives et de leurs représentations parfois contradictoires, une analyse des documents relatifs à la pièce et enfin une analyse du travail de la danse en studio auquel j’ai pu assister à l’occasion de la reprise et de la transmission de la pièce en 2003. Le livre est ponctué par sept tableaux descriptifs de la pièce, comme autant de moments de mise en évidence d’une existence scénique de la chorégraphie devant des spectateurs. Pourtant ces descriptions reposent sur une diversité d’occurrences de l’œuvre : lesdifférents spectacles auxquels j’ai pu assister (en 1998, puis entre 2002 et 2005), les captations filmées (pour les représentations de Créteil en 1993, de Bobigny en 1998 et le film de la pièce réalisé à Mulhouse en 2003, par Laszlo Horvath) et enfin les évocations de la pièce lors des discussions et entretiens avec les danseur·euse·s et collaborateur·rice·s, menés de 2002 à 2006, qui m’ont conduite à saisir ce que la pièce devait être relativement à ce qu’elle pouvait être à différentes occasions.

« Les tableaux descriptifs ne coïncident donc avec aucune occurrence précise de l’œuvre. Ils sont la synthèse de différentes versions de la pièce, des perceptions successives que j’en ai eu et le reflet de ce qu’elle peut et doit être, aux yeux de ses différents acteurs. Ces descriptions ont été fortement orientées par l’observation du travail en studio : les indications données aux danseurs, les corrections apportées par la chorégraphe et les marges de liberté laissées aux nouveaux interprètes [à l’occasion de la reprise en 2003] étaient des indices pour une définition de l’œuvre. » (I. 2, p. 150)

L’analyse d’œuvre a donc pris ici un autre tour. L’immersion sur le terrain pendant un mois pour « témoigner du travail » ainsi que me le demandait Odile Duboc aura conduit à expérimenter une autre méthodologie de recherche (cf. aussi chapitre 4). Cette pratique de terrain aura d’abord été un formidable « atelier du regard » car j’y ai expérimenté ce que regarder une œuvre en train d’être travaillée et transmise peut vouloir dire : éprouver la sensation vertigineuse des variations incessantes de la perception au fil de l’accumulation de couches successives d’essais et de reprises, qui plus est chargées d’indications et de commentaires. Il aura fallu comprendre alors les effets de cette situation sur l’analyse esthétique et choisir comment rendre compte au mieux de la richesse de ces observations. Cela supposait non seulement de choisir comment orienter l’analyse mais aussi de réfléchir à quel statut donner aux différentes occurrences de l’œuvre dont j’étais témoin à travers les différents documents (films, images, textes) et les différentes interprétations successives de la pièce auxquelles j’assistais. La mouvance de l’œuvre pouvait relever de sa composition même

(permuter, ajouter, couper des séquences), de réajustements à la marge (modifier l’emplacement d’un danseur) ou de modifications plus évidentes (écrire de nouvelles danses, redistribuer certaines partitions entre les danseurs). Ce moment de reprise et transmission n’aura cessé par ailleurs de se référer à une sorte de mythe de l’origine : un passé obsédant auquel on se réfère mais dont il est finalement apparu évident lors de l’enquête qu’il renvoyait à des moments différents selon chacun·e (les six mois de processus de création en 1992, le jour de la création à Créteil en 1993, ou encore le moment d’accomplissement de l’œuvre selon la chorégraphe soit en 1996 « où tous les aménagements avaient été assumés » (I.2, p. 171)). L’analyse aura alors pris le parti d’une perspective d’abord mémorielle, plutôt qu’une analyse successive de différents documents (relativement peu nombreux) se rapportant à l’œuvre. Parce que le travail de la mémoire a présidé à cette reprise et que l’enjeu pour la chorégraphe était mémoriel (transmettre et faire perdurer des principes fondateurs de son travail), j’ai également épousé cette perspective.

L’analyse esthétique a de ce fait ouvert à une dimension anthropologique de la recherche concernant la mémoire : enquêter auprès des artistes, mener des entretiens, mais aussi observer les traces mémorielles à même le corps et la danse (mémoire en acte dans l’instant de l’effectuation du geste). Cette pratique de terrain m’a donc conduite (alors que rien ne m’y avait préparée) à réfléchir à mon positionnement et mon activité de chercheuse dans ce contexte. Que ma présence au studio réponde à une invitation de la chorégraphe facilitait mais ne suffisait pas à justifier complètement ma présence. C’était également découvrir une autre dimension de mon travail perceptif, celle liée aux effets de ma présence face aux acteur·rice·s, mais aussi parmi eux (j’ai en effet partagé le cours technique et les ateliers). Ce qui s’est joué là, dans la relation, a été décisif quant à la compréhension du travail par ma pratique, mais aussi quant à la teneur des témoignages recueillis, répondant à la confiance que chacun·e a pu m’accorder.

S’il s’agissait de « témoigner du travail », il fallait aussi « documenter l’œuvre » – une œuvre qu’Odile Duboc considérait comme déterminante dans son parcours. Mon analyse ne s’est donc plus donnée pour seul enjeu de dégager les caractéristiques esthétiques d’une œuvre (chap. « Figurer l’infini »), mais également de rendre compte de l’histoire de celle-ci depuis sa création jusqu’à sa reprise (chap. « Les dessous d’une œuvre » et « Feuilleté de temps ») et de témoigner des fondements du travail pratique et technique d’Odile Duboc (chap. « Entrer en matière »). L’occasion donnée de pouvoir consacrer un livre entier à une seule œuvre a permis de construire une analyse polyphonique : d’abord s’y croisent des perspectives théoriques différentes et néanmoins complémentaires (esthétique, histoire et mémoire, analyse des pratiques), ensuite diverses formes d’existence de l’œuvre se combinent – esthétique, critique, mémorielle et comme processus –, enfin mon point de vue est équilibré par celui de l’ensemble des acteur·rice·s du projet laissant apparaître des zones de tension ou contrastes et, cas plus rare dans l’histoire de la critique, le récit n’est pas dominé par celui de la chorégraphe. En effet,

le système de l’art tend à construire des récits autorisés portés le plus souvent par le ou la chorégraphe au détriment d’une complexité de l’existence de l’œuvre. Ce livre rend compte du travail collectif qui sous-tend une œuvre chorégraphique et répond à sa manière au débat politique relatif au statut et au métier d’interprète en danse qui a cours en France, en particulier depuis les années 199068 (cf. « Savoirs et métiers : l’interprète en danse », II.6). Odile Duboc a d’ailleurs été l’une de celle à interpeller sur ces questions69.