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L’approche transculturelle : France/États-Unis

 Vers une analyse chorégraphique de la situation

II. A PPROCHE HISTORIQUE : DU MODELE MONOGRAPHIQUE A L ’ ENQUETE DOCUMENTAIRE

2. L’approche transculturelle : France/États-Unis

Chercheuse en danse en France, spectatrice assidue de la création contemporaine et impliquée de diverses façons dans le milieu chorégraphique (aussi bien auprès des publics que des artistes), ma recherche sur l’histoire de la danse en France est restée essentiellement circonscrite à une période contemporaine allant des années 1980 à aujourd’hui. Elle est orientée par les questions que la communauté chorégraphique a pu soulever à travers ses œuvres, par les débats rendus publics et par les conversations plus informelles avec les artistes, programmateur·rice·s ou journalistes que je côtoie. Dans le même temps, comme en témoigne déjà mon corpus de thèse, mes recherches historiques s’ouvrent sur la danse nord-américaine de 1945 à 197915, ce qu’on pourrait rétrospectivement imputer à maints facteurs : la rencontre (à la fin des années 1990) en apparence fortuite et néanmoins déterminante avec certains documents de cette période, en particulier des films de l’œuvre de Cunningham (ceux de Charles Atlas) ou Trio A d’Yvonne Rainer filmé par Robert Alexander ; la programmation internationale

15Cette périodisation retenue pour mes enseignements n’est pas stricte. La date de 1945 correspond bien

sûr à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi à l’installation d’Anna Halprin sur la côte Ouest des États-Unis. La collaboration entre Cage et Cunningham commence néanmoins dès 1942. La date de 1979 est un moment identifié comme rupture aussi bien par Sally Banes que par Susan Manning (mais pour des raisons différentes). C’est également l’année où Lucinda Childs (Dance) comme Trisha Brown (Glacial

Decoy) créent leur première pièce pour la scène, engageant pour ce faire des collaborations d’envergure

proposée en Île-de-France qui permet de découvrir des pièces américaines y compris de répertoire (Merce Cunningham, Trisha Brown…) ; la politique éditoriale en danse et la traduction en français de quelques textes majeurs16 ; le rôle quasi militant joué par la critique et historienne Laurence Louppe dans l’éclairage sur cette période. Que nombre de chorégraphes en France aient eux-mêmes nourris un intérêt profond pour cette période de la danse nord-américaine ou qu’ils aient directement été formés auprès des techniques américaines (Cunningham, Nikolais, ou les Release Techniques) n’est sans doute pas pour rien dans mon propre attrait pour cette histoire. Mais ceci a opéré plus sourdement et ne se révèlera dans sa complexité qu’au moment où je commence à en faire précisément mon objet de recherche.

C’est évidemment à travers l’enseignement de l’histoire de la danse en France que l’enquête sur ces liens transatlantiques au XXe siècle a débuté. En étant attentive aux questions

d’héritage qui fondent la constitution de l’art chorégraphique, il s’agissait, comme le fait l’histoire transculturelle17, de réfléchir aux influences – celles témoignant des rencontres concrètes entre artistes, des voyages, des migrations, des transmissions, mais aussi celles exercées par les curiosités qui alimentent, de loin, un imaginaire de la danse de l’autre. Cette préoccupation est aussi celle d’une époque : depuis la fin des années 1980 en France, les questions de la mémoire, de l’héritage et de l’élaboration d’un récit historique exigeant se posent ouvertement dans le milieu chorégraphique (cf. « Une filiation déliée », III.2, p. 229-238). Cette vaste entreprise de réhabilitation de l’histoire de la danse depuis la modernité est destinée à renouveler tant les conceptions de la formation de l’interprète que la culture chorégraphique du spectateur (les programmations autour de rétrospectives ou d’hommages en sont le signe). Il s’agissait aussi de comprendre comment cette sensibilité au passé ou aux danses venues d’ailleurs construisait une histoire en danse faite de dénis (ou d’amnésie) et de ralliements esthétiques. Le Judson Dance Theater, et plus largement la postmodern dance américaine et ses précurseurs (Merce Cunningham, Anna Halprin) allaient devenir une référence majeure auprès d’une génération d’interprètes et chorégraphes européens constituant, au fond, une sorte de communauté amicale et esthétique18. Et ce, alors même que cette période de l’histoire ne

16 En particulier : David Vaughan, Merce Cunningham. Un demi-siècle de danse, Paris : Plume/Librairie de

la danse, 1997 (trad. par Denise Luccioni de Merce Cunningham: Fifty years, Denville: Aperture, 1997) ; Sally Banes, Terpsichore en baskets. Post-modern dance, Paris : Chiron/Centre national de la danse, 2002 (trad. par Denise Luccioni de Terpsichore in Sneakers: Post-Modern Dance, Boston: Houghton Mifflin Company, 1980). Mais aussi tout le travail accompli par les éditions Contredanse à Bruxelles.

17 Dans les recherches récentes, Sylviane Pagès ou Federica Fratagnoli ont précisément développé ce

champ dans toute son ampleur, l’une à travers les relations entre la danse en France et le butô (via la danse expressionniste), l’autre à travers l’étude de la diaspora indienne. Cf. Sylviane Pagès, Le Butô en

France : malentendus et fascination, Pantin : Centre national de la danse, 2015 ; Federica Fratagnoli, « Les

Danses savantes de l’Inde à l’épreuve de l’Occident : formes hybrides et contemporaines du religieux », thèse de doctorat en danse, dir. Isabelle Launay et Jean-Marie Pradier, université Paris 8 Saint-Denis, 2010. Voir également Annie Suquet, L’Éveil des modernités. Une histoire culturelle de la danse (1870-

1945), Pantin : Centre national de la danse, 2012.

18 Ceux par exemple réunis par les « coalitions temporaires » au gré des créations où les artistes circulent

d’un·e chorégraphe à l’autre, signalant la faillite du modèle traditionnel de compagnie, cf. Christophe Wavelet, « Ici et maintenant, coalitions temporaires », Mouvement, Paris, n° 2, septembre/novembre

présentait pas un attrait particulier aux yeux des danseurs new-yorkais de leur génération. Les échanges que j’entretiens par ailleurs avec des chorégraphes new-yorkais (depuis 2007) me permettent de saisir non seulement le regard porté sur cette période de l’histoire par la génération qui lui succède, mais aussi les conséquences de cet intérêt européen pour leur histoire : il n’est pas sans effet sur la façon dont certains chorégraphes new-yorkais vont la réinvestir19ou sur l’organisation de rétrospectives liées à cette période.

Je me suis donc attachée à cette histoire, proposant de réfléchir à ce que serait une « filiation déliée » (III.2). Suivant les pas de Laurence Louppe20 qui invitait à considérer « un sentiment d’histoire21 » non linéaire, forgé à partir de ces « filiations secrètes », de « ces alliances soudaines de corps qui ne se sont jamais rencontrés », j’ai commencé de réfléchir non seulement à ce qui fait écho du côté des états de corps, comme y invitait l’historienne, mais aussi à ce qui réunit des démarches artistiques du côté des conceptions de la composition, des processus de création, des théories de l’art ou des débats esthétiques. Il aura fallu d’abord reconstituer une chronologie des moments et des lieux qui ont favorisé la rencontre avec les artistes nord-américains de la postmodern dance : les ateliers ou stages tenus en France, les voyages et les dispositifs institutionnels qui les favorisent, les programmations (en particulier le rôle joué par le Festival d’Automne et Montpellier Danse), les personnes qui ont joué le rôle d’intermédiaire, les reconstructions de pièces, les collaborations directes (en tant qu’interprète ou co-créateur·rice), la circulation avérée de certains documents, etc. J’ai tenté ensuite de distinguer ce qui relevait d’une démarche informée, construite en marge de la tradition orale et articulant mémoire, histoire et documents, et ce qui pouvait relever de « fictions stimulantes22 » (ainsi que les nomment Boris Charmatz et Isabelle Launay), ou de mythologies entretenues.

Cette enquête va se prolonger mais aussi se délimiter autrement à l’occasion de la recherche entreprise avec Emmanuelle Huynh entre 2006 et 2012. La chorégraphe me propose de l’aider à concevoir l’édition d’entretiens qu’elle a conduits avec Trisha Brown entre 1992 et 1999. Ce projet éditorial un peu vague au départ va donner lieu à un ouvrage que je co-dirige

1998. Ou réunis au sein des Signataires du 20 août (1997), groupe militant constitué en réaction à la politique du ministère de la Culture de déconcentration des crédits en région. Ou autour du Manifesto for

an European performance policy, Maska, Ljulbljana, vol. XVIII, n° 74-75, spring 2002.

19 On peut penser au travail de Trajal Harrell, avec qui je collabore de 2007 à 2008 en tant que dramaturge,

qui construit une autre histoire de la danse à travers des pièces qui mettent en scène le rapprochement fictif de figures et de styles chorégraphiques qui ne se sont pas historiquement côtoyés bien qu’étant contemporains sur la scène new-yorkaise : Graham, le voguing de Harlem, le Judson Dance Theater de Downtown.

20 Isabelle Launay aura magistralement déployé ce programme ouvert par Laurence Louppe. Cf. Isabelle

Launay, « Les danses d’après. Poétique de la mémoire en danse », op. cit.

21 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 36. Idem pour les citations suivantes. 22 Boris Charmatz, Isabelle Launay, Entretenir. À propos d’une danse contemporaine, Pantin/Dijon : Centre

avec Emmanuelle Huynh et Denise Luccioni23. Histoire(s) et lectures : Trisha Brown/Emmanuelle

Huynh (II.3) est structuré en deux parties : « Histoire(s) » publie en effet les six conversations

entre Trisha Brown et Emmanuelle Huynh, mais également d’autres documents que nous avons choisi de rassembler car, d’une part, ils témoignent de l’intérêt nourri par Emmanuelle Huynh pour l’entourage de Trisha Brown (les interprètes Shelley Senter, Stacy Spence, Diane Madden, Kevin Kortan et Guillaume Bernardi, metteur en scène canadien assistant Trisha Brown pour l’Orfeo en 1998). D’autre part, ils illustrent l’histoire des liens entre la chorégraphe américaine et le Centre national de danse contemporaine à Angers avant même qu’Emmanuelle Huynh ne le dirige (de 2004 à 2012), puis lors de sa direction du Centre (Trisha Brown est invitée en 2006). Cette première partie réédite ainsi des articles importants publiés initialement dans le Bulletin

du CNDCn° 5 (janvier 1990) ainsi que la traduction de textes d’interprètes. Elle accueille par ailleurs la publication des trois conférences de Trisha Brown en 2006 à Angers.

La seconde partie de l’ouvrage intitulée « Lectures » est composée d’une part des

Carnets d’Emmanuelle Huynh rédigés entre juillet 1995 et novembre 1996 relatant des stages

suivis avec Trisha Brown ou ses danseur·euse·s et, plus largement, des réflexions d’Emmanuelle Huynh relatives à des rencontres avec la chorégraphe ou son œuvre. D’autre part, d’un essai intitulé « Une filiation déliée » où je propose une mise en perspective de la relation entre Trisha Brown et Emmanuelle Huynh. Il y est moins question de creuser la connaissance de l’œuvre de la chorégraphe américaine que de révéler les enjeux de cette rencontre pour Emmanuelle Huynh. Il s’agissait d’interroger le regard porté par Emmanuelle Huynh sur l’œuvre d’une autre mais également l’influence que Trisha Brown aurait pu avoir sur son œuvre. Dans cette optique, la recherche s’est déployée selon trois modalités : l’établissement d’une chronologie précise des liens entre les deux chorégraphes mise en perspective avec une histoire transculturelle de la danse ; l’examen des Conversations et des Carnets publiés, c’est-à-dire de la façon dont ils témoignent de l’ancrage d’une relation et des motifs d’une curiosité ; troisièmement, l’analyse esthétique des pièces d’Emmanuelle Huynh en regard de celles de Trisha Brown. Cette dernière hypothèse était évidemment la plus risquée, mais sans doute la plus stimulante aussi. Elle supposait en effet de reconsidérer l’ensemble de l’œuvre d’Emmanuelle Huynh en regard de celle de Trisha Brown.

« Il n’est pas aisé en effet de définir la nature de la relation entre les deux artistes, ou plutôt de saisir la nature de l’influence de Trisha Brown sur la démarche artistique d’Emmanuelle Huynh. Il n’y a pas à première vue de similarité esthétique entre les deux œuvres. On ne penserait pas spontanément à les rapprocher. Que reste-t-il pourtant de cette rencontre : peut-elle demeurer sans influence, sans conséquence ? Quel rôle joue-t-elle dans le parcours d’Emmanuelle Huynh ? » (« Une filiation déliée », III.2, p. 232)

23Denise Luccioni collaborera uniquement à la première partie de l’ouvrage. Elle a été désignée par Trisha

Brown comme la garante de sa parole publiée en français. Elle assurera en outre la rédaction de la plupart des annotations de la première partie.

« Comment prétendre en effet considérer les pièces d’Emmanuelle Huynh au regard de celles de Trisha Brown ? Par quel délire critique se laisse-t-on traverser lorsqu’on ose (à peine) envisager un rapprochement que rien n’appelle, un parallèle que d’autres jugeront des plus douteux ? Il y a pourtant bien ces

Conversations entre les deux chorégraphes, qui s’égrènent au fil des années, de

1992 à 2006, témoignant d’une curiosité qui perdure. » (III.2, p. 238)

Cette lecture comparée forçant le regard vers des rapprochements que la chorégraphe n’avait elle-même jamais revendiqués offrait un éclairage nouveau sur son œuvre :

« N’y a-t-il pas dans l’œuvre d’Emmanuelle Huynh, tel qu’on le perçoit chez Trisha Brown, une attirance pour l’abstraction, un refus de la psychologie, du personnage (comme cela apparaissait dans une part de la danse française des années 1980), un rejet du récit autre que sensoriel, cinétique, postural ? Certes, cet aspect de sa danse pourrait tout aussi bien provenir de son passage marquant chez Odile Duboc ou Hervé Robbe, tous deux soucieux d’invention du mouvement, d’écriture, de sensible avant tout. N’y a-t-il pas dans ce stage de juillet 1995 juste avant qu’Emmanuelle Huynh ne s’envole pour le Vietnam, et plus précisément dans la consigne d’exploration sur “ce que l’on ne connaît pas”, les prémices de Múa, pièce qui pose la question des origines et porte l’attention sur l’amont de l’événement ? (Carnets). L’utilisation fréquente d’objets, l’invention d’une relation nouvelle avec eux et la concentration tranquille que suppose cette activité chez Emmanuelle Huynh (Bord, Numéro, Partition Nord. Vasque et Fontaine…) ne renvoient-elles pas, même lointainement, aux Equipment Pieces de Trisha Brown, et plus encore à la circulation lente des interprètes dans la structure-sculpture de Floor of the Forest ? Si, chez cette dernière, il est surtout question de modifier un équilibre par l’utilisation de la corde ou du harnais, on retrouve bien là une forme d’application et de concentration nécessaire dans le geste. Emmanuelle Huynh ne raconte-t-elle pas avec enthousiasme sa découverte d’une improvisation avec objet dans ses

Carnets ? “J’ai l’impression de frôler la folie, de pousser loin les limites de l’objet et

les miennes. La séparation de l’objet et de moi-même est sans arrêt sollicitée, sans être claire.” (Carnet du 7 juillet 1995). Peut-on méconnaître que certains principes de composition adoptés relèvent rigoureusement d’un principe de grille cher à Trisha Brown depuis les improvisations structurées des débuts et son cycle Accumulations ? La troisième partie de Distribution en cours fait appel à une règle similaire pour configurer le groupe. Mais encore la façon de tenir une idée tout au long d’une pièce, de se tenir à son projet dans sa simplicité, afin de voir où il conduit l’expérience physique et émotionnelle, n’est-ce pas le propre de beaucoup de pièces de Trisha Brown, tout comme de Cribles dont la ronde constitue la forme simple et persistante aux évocations infinies ? Comment sinon ignorer que ces haut-parleurs placés de manière visible sur la scène de M. et qui obsèdent Emmanuelle Huynh (Conversation de décembre 1994) se retrouveront sur la scène d’A Vida Enorme ?24 » (III.2, p. 278-279)

Il est là question de dérivations, de coprésence, d’héritage peut-être, de circulations inventives assurément. Chaque spectateur pourra faire jouer sa propre interprétation de ces circulations selon ses propres ressources historiques. J’ai appelé « filiation déliée » cette sorte de lien

24 Propos d’Emmanuelle Huynh en juillet ou septembre 2008 au CNDC d’Angers, lors d’un entretien inédit

qu’Emmanuelle Huynh a entretenu avec Trisha Brown, c’est-à-dire un lien tout autant détaché qu’affranchi ou décomplexé – un lien qui est assurément un ressort pour la création.

Cette approche transculturelle n’aura fait que renforcer le souci d’une analyse rigoureuse des œuvres historiques. Observer les circulations inventives construites par les artistes est une invitation à considérer de nouveau les documents par lesquelles les œuvres nous parviennent. Si cet essai soulignait combien était stimulante la façon dont les artistes chorégraphiques s’emparaient à leur façon du passé et qu’il invitait à se réjouir de « l’irruption qu’ils font dans le champ de l’histoire en s’y introduisant de manière inattendue, voire incongrue » (III.2, p. 237), il signalait aussi combien les artistes incitaient à questionner une pratique académique de l’histoire. Ce constat allait revenir à engager, pour ma part, un autre rapport aux archives.