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Le spectateur face aux limites du représentable

Pour finir, j’évoquerai pourquoi certains articles ou chapitres d’ouvrage publiés entre 2005 et 2019 me semblent participer d’une intention commune à Figures de l’attention. Bien que n’abordant pas dans tous les cas la question de la spatialité, ces textes tentent chacun d’élucider la relation esthétique à partir d’une notion qui interroge le spectateur quant à la construction de sa perception. Il s’agit bien encore d’interroger comment l’on regarde, ou plutôt « comment la chorégraphie nous regarde ». L’article « L’obscénité chorégraphique » (IV.4) aborde une des modalités du surgissement de la figure en danse, à travers une réflexion sur le phrasé. Le phrasé, c’est-à-dire les modalités de la durée et de l’écoulement du mouvement à travers la distribution des forces et des dynamiques, est une des modalités de la conduite de l’attention. L’article concerne principalement Beautiful Lecture (1968) de Steve Paxton, en regard d’une analyse de Trio A d’Yvonne Rainer. Il examine la façon dont Steve Paxton dénonce l’obscénité de la politique nord-américaine, l’ordre moral dominant et la censure dont l’art chorégraphique fait l’objet. À partir d’une réflexion sur le régime de plaisir convoqué sur scène comme dans la salle, Paxton articule en effet l’obscénité politique du monde contemporain à l’obscénité chorégraphique. Le chorégraphe engage une analyse des attentes du public et des pratiques dansées sur la scène chorégraphique. Sa critique d’une esthétique dominante (le ballet classique) passe par une redéfinition des critères de l’obscène : celui-ci se mesure à l’aune du fonctionnement libidinal d’une chorégraphie et en particulier de son phrasé. Aussi, il va rapprocher l’esthétique du ballet (ponctué de syncopes, d’accélération, de surgissements soudains) d’une économie libidinale pornographique. Paxton prône de son côté une autre économie du phrasé : tranquille, nonchalante, anti-paroxystique, non-orgasmique. À travers cette réflexion sur le phrasé et le surgissement possible d’une figure dansante, c’est bien l’activité du spectateur qui est analysée, ainsi qu’une politique du plaisir dans la relation esthétique. L’article « Le chorégraphique traversé par la photographie. À propos du temps dans la composition : Rainer, Paxton et Charmatz » (V.31) développe autrement cette question du phrasé. Il y sera question à nouveau de Trio A d’Yvonne Rainer et de son refus de l’acmé comme moment photographique. Plus largement, l’article traite du surgissement de la figure dansante à partir d’une conception de la composition, laquelle se noue à une réflexion sur l’usage de la photographie en danse (comme image) ou du modèle photographique (comme processus de saisie du visible). L’article compare cet usage chez les trois chorégraphes mentionnés, mettant en évidence différentes temporalités du photographique (et modalités du phrasé) qui sous- tendent la (dé)construction de la figure dansante.

Il faut mentionner trois autres articles que l’on peut réunir sous un même questionnement : ils analysent notre faculté à percevoir un geste sans l’assigner trop vite à une catégorie recouvrante. En effet, les catégories « quotidien » et « nu » se présentent d’abord au spectateur comme des obstacles au regard. Les deux articles « Du quotidien : une impasse critique » (III.1) et « Le nu féminin en mouvement » (V.34) sont le fruit d’une réflexion conduite avec la chorégraphe Gaëlle Bourges (ayant donné lieu à plusieurs conférences). Ils répondaient directement à l’actualité scénique de la fin des années 1990 et aux réactions vives, aussi bien du côté des spectateurs que des critiques, suscitées d’une part par des spectacles accusés de « ne pas être de la danse », d’autre part par la présence du nu sur scène.

L’article « Du quotidien. Une impasse critique » (III.1) invite à retarder tout jugement hâtif face à des gestes qui ne semblent pas correspondre à la catégorie « danse contemporaine » qu’on s’est forgée et interroge alors le surgissement du terme « quotidien » pour ranger ces gestes sous une même dénomination. L’article met en doute la pertinence même de cette catégorie de quotidien, puisqu’on qualifie, à travers ce terme, des réalités gestuelles extrêmement hétéroclites à travers l’histoire, vidant peu à peu le terme de son sens. Il propose de décliner successivement les divers antonymes possibles que l’usage du terme semble vouloir faire apparaître : virtuosité, technique, puis étrangeté. Il montre en quoi il y a bel et bien une virtuosité et une technique du geste quotidien, mais dont les formes sont difficiles à repérer et classer. L’assignation au « quotidien » revient alors à se défaire de l’embarras dans lequel des gestes chorégraphiques nous plongent. C’est une façon d’anesthésier le regard comme la pensée. L’article propose enfin de réfléchir à un dernier usage du terme qui semble renvoyer à la tentative de qualifier la fabrication d’un quotidien scénique : il y a des esthétiques du quotidien propres à chaque époque. De même que le quotidien n’existe que relativement à un contexte précis – une construction culturelle, historique, sociale –, le « quotidien chorégraphique » a lui aussi ses particularités historiques et culturelles. C’est ce que l’article tente de mettre en lumière.

J’ai déployé la réflexion sur cette catégorie esthétique instable également à l’occasion des analyses de Trio A d’Yvonne Rainer et de Variations V de Merce Cunningham, pour qui tout geste, y compris le plus banal, est potentiellement un mouvement dansé55 (cf. Figures de

l’attention, I.3). Les œuvres, comme les débats critiques sur la danse nord-américaine des

années 1960, invitent en effet à réfléchir à la notion d’ordinaire qui est mentionnée à travers une constellation de termes renvoyant, selon les cas, à : premièrement, l’ensemble des gestes qui pourraient constituer nos vies au quotidien – qu’ils soient expressifs, inconscients, automatisés ou techniques – (« ordinary, mundane, casual, prosaic, humdrum, banal, everyday

movements) ; deuxièmement, une catégorie de gestes fonctionnels tournés vers une action à

accomplir (« goal oriented types of action, tasks ») ; troisièmement, une catégorie esthétique

55 Ce positionnement théorique est hérité de son partenaire, le compositeur John Cage, pour qui tout son

est d’égale importance. Dans les faits, Cunningham privilégiera néanmoins, la plupart du temps, le geste virtuose et spécialisé du danseur.

qui signale un dialogue avec l’histoire de la danse (« unheroic, tasklike, neutral doer, pedestrian

movements ») et plus largement de l’art (« untheatrical, anti-illusionist, litteralist »). La catégorie

est donc extrêmement polysémique. L’article « Our Bodies are not Readymades : The Ordinary in Steve Paxton’s Dance Pieces from the 1960s » (III.12) déploie les variations autour de l’ordinaire dans les pièces de Steve Paxton des années 1960. Premièrement, Steve Paxton parvient bel et bien dans Flat (1964) à déhiérarchiser les valeurs culturelles accordées à différentes catégories de gestes : ceux magnifiés par la sculpture classique, ceux loués dans le milieu sportif, et ceux rendus invisibles dans nos vies quotidiennes (comme retirer sa chaussette). Deuxièmement, Paxton tente de mettre en scène des gestes et des postures quotidiens inconscients, ouvrant dans son œuvre une dimension documentaire évidente – à travers l’intervention sur scène de non-danseurs, mais également l’introduction de documents historiques (sonores ou filmés). Par ces deux opérations, Paxton cherche à faire sortir le geste ordinaire du régime d’invisibilité auquel il appartient. Ce texte insiste enfin sur les codes ou les formes de fabrication d’un quotidien scénique :

« Le quotidien scénique n’est en effet pas la simple transposition d’une observation de la société contemporaine, mais relève d’une mise en scène du corps ou de situations qui dialogue autant avec le réel qu’avec les codes spectaculaires et les techniques dansées dominants propres à chaque époque. Le quotidien désigne alors autant l’effort pour penser les gestes ou les problèmes qui constituent l’état d’une société donnée que la distance prise avec les conventions esthétiques, stylistiques et techniques de l’art chorégraphique. Dans le premier cas, le quotidien chorégraphique tente de faire sortir le geste ordinaire du régime d’invisibilité auquel il appartient. “The ordinary is in a sense invisible, because it’s ordinary56”, rappelle Steve Paxton. L’art chorégraphique peut alors comporter une dimension anthropologique ou documentaire, mettant en évidence la construction sociale, culturelle et historique des comportements sociaux et de la corporéité elle-même (c’est-à-dire des postures et des gestes qui nous constituent). Dans le second cas, le quotidien se définit par opposition au virtuose et à une technique dominante. Il construit alors ses propres codes gestuels (ainsi que des virtuosités nouvelles, non ostentatoires) qui vont varier selon les époques, mais aussi, à l’intérieur d’une même période, selon les chorégraphes, ou même à l’intérieur du parcours d’un·e artiste. [L’un de ces codes chez Paxton est assurément l’étirement de la durée, en dépit de toute convention théâtrale]. » (« Nos corps ne sont pas des ready-made. L’ordinaire dans les pièces de Steve Paxton des années 1960 », version française inédite de III.12)

Paxton se confronte aux limites du représentable, ou à une double difficulté : celle de préserver le caractère quotidien d’un geste dès lors qu’il est porté sur scène, celle de rendre ce geste regardable pour autrui. Comme chez Yvonne Rainer, la catégorie de l’ordinaire chez Steve Paxton soulève en effet la question de la difficulté, pour le spectateur, à voir et regarder : si la marche est un mouvement sinon démocratique (c’est le terme employé par Sally Banes57), du

56 In PASTforward, (film), Baryshnykov production, 2001.

57 Cf. Sally Banes, Democracy’s Body. Judson Dance Theater, 1962-1964, Michigan: UMI Research Press,

moins égalitaire, cela ne présage en rien de l’intérêt qu’un auditoire pourrait accorder à la marche. Comme le rappelle très justement Sally Banes, le désir de rendre la danse plus accessible en usant de l’ordinaire ou en démystifiant la structure chorégraphique s’est heurté à la réalité des publics : « Paradoxalement, il semble qu’afin de savourer le prosaïque en art, les spectateurs doivent être d’abord entraînés aux conventions artistiques et à d’autres aspects de l’expertise en art58 ».

L’article « Le nu féminin en mouvement » (V.34) poursuit cette réflexion sur nos capacités de spectateurs à regarder, avant d’assigner. Il tire sa source d’une réflexion sur les différents usages de la nudité sur la scène chorégraphique59. Il s’agissait avant tout de défaire la façon dont le nu faisait écran. En effet, il apparaissait à Gaëlle Bourges et moi-même que le nu empêchait de voir, soit parce qu’il dressait une forme de barrière immédiate (sortir de la salle ou cesser de vraiment regarder par pudeur ou par rejet moral), soit parce qu’il enclenchait une association trop rapide avec la sexualité ou l’érotisme, qui était une autre façon d’occulter les enjeux plus complexes de la plupart des projets. Notre travail a donc consisté à montrer comment le nu ne devait pas être assimilé à un mécanisme simple (il est souvent taxé de simple provocation) et à déplier les façons diverses dont s’instaure le trouble qu’il suscite le plus souvent. À travers une lecture historique, il s’agissait donc de montrer en quoi le nu scénique en danse faisait effraction dans un contexte donnée – dans l’ordre social, politique, moral, esthétique, etc. Ou à l’inverse en quoi il répondait à des formes convenues (esthétiques, sociales ou politiques) : il y a aussi des nus politiquement réactionnaires. L’article « Le nu féminin en mouvement » rend compte d’une partie de ce travail, à partir de l’analyse exclusive d’œuvres de Robert Morris, Vera Mantero, Gaëlle Bourges et Carolee Schneemann. Il s’agit bien de montrer comment une œuvre nous regarde à travers la mise en scène du nu.

Ces trois articles réfléchissent finalement à la façon dont des catégories mal pensées constituent des empêchements à vraiment regarder : ces catégories concourent le plus souvent à occulter les enjeux précis des œuvres, à domestiquer leur étrangeté, en désamorçant l’inquiétude féconde et la capacité d’étonnement qu’elles peuvent susciter.

La réflexion sur l’obscénité, le quotidien et le nu chorégraphiques participe d’une interrogation plus large sur les mécanismes de séduction en jeu dans la relation esthétique et sur les limites de la représentation. Le cours d’analyse d’œuvre que j’ai conduit pendant deux ans (2010-2012) sur le thème « Mourir en scène » est une autre façon d’aborder cette question.

« “Est-ce que je séduirai les femmes ?”, demande le comédien du Septième Sceau de Bergman. “Une tête de mort intéresse le public autant qu’une femme nue”, répond le peintre. »

58 Sally Banes, « Gulliver’s Hamburger. Defamiliarizing and the Ordinary in the 1960s Avant-Garde », Sally

Banes (ed.), Reinventing Dance in the 1960s. Everything was possible, London: University of Wisconsin Press, 2003, p. 19 (traduction par l’auteure).

59 Pour un travail plus approfondi conduit depuis, cf. Marnie André, « Nudité, lassitude et costume.

Tentative d’une typologie des nudités en danse », mémoire de master 2 en danse, dir. Julie Perrin, université Paris 8 Saint-Denis, 2018.

Ce cours proposait d’explorer les représentations chorégraphiques du mourir, autrement dit un geste qui touche aussi aux limites du représentable. « J’ai beaucoup fait souffrir, j’ai beaucoup tué, j’ai beaucoup torturé pendant trente ans », commente Alain Cavalier en voix off sur des images de ses films qui défilent dans Faire la mort (2011). Jusqu’au jour où sa caméra filme le visage de son père mort, puis de sa mère sur son lit de mort – ce qu’il livre à l’écran, en commentant :

« Depuis ce temps-là, j’ai considéré comme ridicule, d’une bêtise… comme quelque chose de pratiquement anti-cinématographique de demander à quelqu’un de faire la mort, comme de faire l’amour, devant une caméra. »

Selon quels ressorts l’art chorégraphique s’est-il appliqué à explorer ce « faire semblant » ? Avec quelle complaisance éventuelle ? De quelles façons, de la scène romantique à la création contemporaine60, a-t-il mis en scène la mort et régulé ses modalités d’apparition ? Comment ces représentations s’accordent-elles historiquement avec l’évolution sociale et culturelle des rapports à la mort (dans les pratiques médicales, funéraires, judiciaires, médiatiques et artistiques) ? Y aurait-il une fonction anthropologique du mourir sur la scène chorégraphique aujourd’hui (fonction d’idéalisation, fonction exutoire, fonction de présentification, fonction rituelle d’expiation) ? Quelle histoire des esthétiques du mourir chorégraphique peut-on construire ? Et ces histoires ont-elles quelque chose à voir avec les catégories esthétiques du funèbre, du fantastique (le macabre, le diabolique, le gore…) ? Ces analyses interrogeaient en particulier le geste du mourir comme une nouvelle puissance gestuelle – une puissance d’inventivité et de variation autour de figures semblables. Le mourir, comme la danse, est métamorphose du corps. Le geste du mourir déploie historiquement un répertoire large en proposant d’interrompre l’une des dimensions du geste : verticalité mise à mal, gravité modifiée, contours de la figure troublés, énergie diminuée, fluidité interrompue, conflit entre détente et tension... Il s’agit donc de figurer sur scène comment s’évanouir, tomber, passer, expirer, décliner, s’affaiblir, s’éteindre, crever, claquer ou encore disparaître… autant de synonymes pour signifier ce que mourir peut bien vouloir dire. Autant de manières aussi de construire la temporalité du mourir en phases successives, qui conduisent vers la mort physique puis biologique. Cette thématique était donc encore une façon de mener des analyses d’œuvre à partir d’une interrogation sur la construction du visible (et du représentable) et d’une relation

60 Cette histoire reste à faire, mais quelques études ouvrent admirablement le champ : Sylvain Ledda, Des

feux dans l’ombre. La représentation de la mort sur la scène romantique (1827-1835), Paris : Honoré

Champion, 2009 ; Christine Roquet, « La scène amoureuse en danse. Codes, modes et normes de l’intercorporéité dans le duo chorégraphique », thèse de doctorat en danse, dir. Philippe Tancelin et Hubert Godard, université Paris 8 Saint-Denis, 2002 ; Christine Greiner, « Ôno Kazuo : le corps où les mots ne s’inscrivent pas », in Claire Rousier (dir.), La Danse en solo, Pantin : CND, 2002, p. 95-100 ; Isabelle Launay, « Communauté et articulation (Le Sacre du printemps de Nijinski) », in Claire Rousier (dir.), Être

ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le XXe siècle, Pantin : Centre national de la danse, 2003 p. 65-87 ; Cyril Lot, « La Mort du cygne de Michael Fokine : enjeux et devenirs d’un ballet “presque improvisé” », in Isabelle Launay, Sylviane Pagès (dir.), Mémoires et histoires en danse. Mobiles, n° 2, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 73-88.

esthétique qui suppose de réfléchir aux motifs qui conduisent à regarder ce qu’on préfère parfois ne pas voir.

Face aux épreuves du représentable ou face à la tentation de catégoriser les enjeux chorégraphiques sous de faux semblants, il n’y a au fond d’autre recours que de revenir à l’analyse précise des gestes et de leur contexte d’apparition.

Enfin, plusieurs articles interrogent directement le statut du spectateur. Que ce soit dans une œuvre précise : c’est le cas de l’analyse du film Lives of Performers (1972) d’Yvonne Rainer, dans « La performance cinématographiée d’Yvonne Rainer » (V.15). Ou que ce soit dans la démarche plus large d’une chorégraphe. Le texte « Face aux Autoportraits de Catherine Contour. Ou la délicatesse d’une situation » (III.3, 1ère version V.40) analyse les différentes fonctions du spectateur dans les Autoportraits chorégraphiques en jardin de Catherine Contour (de 1990 à 2014). Le spectateur est successivement qualifié par la chorégraphe de promeneur, visiteur, auditeur, de joueur ou de baigneur. Le texte décrit les formes de convivialité qui s’inventent dans chaque cas, en donnant une place particulière au spectateur afin de s’assurer d’une création en « responsabilité partagée ». L’article « La coreógrafa de la cámara » (« The Choreographer with a Camera », V.21, X.6) examine la façon dont Olga Mesa, depuis son premier solo en 1992 jusqu’à 2008 fait usage de la caméra sur le plateau : comme un œil présent sur le plateau (préalable à toute projection d’images), c’est-à-dire comme symbole du point de vue mais aussi comme signe d’une mise en jeu de la trace possible ou de la construction du souvenir. Dès lors que cette caméra donne aussi lieu à des images projetées en direct, Olga Mesa tisse langage chorégraphique et langage cinématographique, en particulier via l’exploration d’une variation des plans, cadrages et des distances vis-à-vis de la figure dansante filmée, mais aussi par l’exploration d’un rapport entre l’image cinématographique et le travail de l’aura sur scène, ou encore dans le développement d’espaces déconnectés et de discontinuités narratives. Cet article explore donc différents procédés attentionnels. Il établit des ponts, comme le fait l’article « La performance cinématographiée d’Yvonne Rainer » (V.15), entre danse et cinéma à partir de la réflexion portée par la critique cinématographique et les cinéastes expérimentaux sur le fonctionnement du regard, le féminisme, la relation esthétique et le régime de plaisir qu’elle suppose.

3. Les matérialités de l’œuvre chorégraphique (et de la chorégraphie

située, en particulier)

L’analyse d’œuvre telle que j’ai pu l’enseigner et la pratiquer n’a cessé de soulever la question de la matérialité de l’œuvre chorégraphique. Selon quelles modalités l’œuvre se manifeste-t-elle au chercheur et par là-même à quelles conditions peut-il envisager d’en réaliser l’analyse ? C’est là une autre facette de la question « Comment écrire sur la danse ? » Il s’agit en effet de poser la question du statut de l’œuvre chorégraphique d’une part et des « conditions pratiques d’existence des œuvres », évoquées par Isabelle Ginot61, d’autre part. Cet axe de travail a largement occupé les recherches en danse depuis vingt ans : à partir d’un travail sur les conditions de la critique en danse62; à partir d’une réflexion sur le répertoire en danse et les poétiques de la reprise63; à partir d’une conceptualisation philosophique de la notion d’œuvre en danse64; à partir d’une analyse historique du statut des notations chorégraphiques65 ; à partir d’une réflexion sur les archives en danse et leurs usages par de nombreux·ses historien·ne·s de la danse spectaculaire occidentale. Des artistes, nombreux également, ont aussi contribué à cette réflexion en révélant les mouvances d’une œuvre, sapant l’idée de son identité figée ou d’une définition réductrice du répertoire. Il s’agit dans tous les cas de souligner le caractère particulièrement complexe de la notion d’œuvre en danse. Si l’on s’en tient au champ de la critique, on a vu précédemment à l’examen des pans théoriques et pratiques de l’analyse d’œuvre combien l’existence même de l’œuvre était rapportée aux constructions dont elle fait l’objet : d’une part à travers le travail de sa saisie perceptive qui est une première façon de la