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Analyser des pratiques situées

En effet, le séminaire de master « Spatialité en danse » (2008-2016) qui fera suite à celui intitulé « Le corps à l’édifice » prendra ses distances avec la question proprement architecturale (l’ENSA de Paris-Malaquais n’y étant plus associée44et n’étant pas moi-même compétente en

matière d’architecture). Il sera toujours articulé à un atelier conduit sur un site : un site choisi par le ou la chorégraphe. Il faut noter que l’atelier de 2007 conduit par Gabriel Hernandez s’était dégagé de la question architecturale, puisque la marche de trois jours qu’il proposait invitait davantage à réfléchir à l’espace péri-urbain ou à la dimension géographique et cartographique de la démarche artistique (cf. « Contra el deterioro de los gestos y la mirada », V.22, p. 266-268). Le séminaire « Spatialité en danse » va confirmer la nécessité de circulations théoriques plus larges, aussi bien du côté de l’histoire de l’art que des sciences sociales, pour réfléchir aux enjeux des pratiques proposées. Observer ces ateliers et y participer, tout cela allait progressivement nourrir ma réflexion sur la chorégraphie située. Les interventions des chorégraphes Laurent Pichaud (2008), Edmond Russo (2009), Anne Collod et Mathias Poisson (2010), Anne Le Batard (2011), Gustavo Ciríaco (2015), puis Myriam Lefkowitz (2016)45 allaient faire émerger une forme de culture contemporaine de la pratique des lieux par les chorégraphes. Avec certains d’entre eux, les échanges se sont très largement poursuivis par ailleurs, parfois dans d’autres cadres d’enseignement46. Et d’autres ont rejoint cet espace de réflexion, acceptant de m’accueillir lors de leur processus de travail (Armelle Devigon, Catherine Contour, Rémy Héritier).

Les questions théoriques que j’ai pu soulever concernant la chorégraphie située sont majoritairement issues de ces observations de pratiques et des échanges avec les artistes : mes textes témoignent alors soit d’interrogations spécifiques sur l’un·e d’entre eux (Alain Michard avec Mathias Poisson III.10, Rémy Héritier III.12, Laurent Pichaud V.36, Catherine Contour V.40, Myriam Lefkowitz V.41, Barbara Manzetti VII.2), soit d’une réflexion plus large qui est aussi le fruit d’une analyse comparative favorisée par les rencontres successives avec des pratiques (« Figures de spectateur en amateur », III.9, « Contra el deterioro de los gestos y la mirada », V.22).

Cette culture chorégraphique de la pratique des lieux (c’est-à-dire de l’usage, la fréquentation, l’expérience des lieux) déploie un certain nombre d’outils pour envisager la relation aux lieux – dans leurs dimensions matérielle et idéelle, à savoir les valeurs,

44 Mon collègue Philippe Guérin ayant demandé sa mutation en province. À partir de 2013, il enseignera

à l’ENSA de Paris Val-de-Seine et m’invitera régulièrement à y intervenir.

45 Respectivement dans les lieux suivants : le quartier de la Petite Espagne à Saint-Denis ; la Cité-jardin de

Stains ; la bourse du travail à Bobigny ; trois lieux pour Anne Le Batard (place du Théâtre de Montreuil, place de la Bourse du travail à Bobigny, place de la Mairie de Saint-Denis) ; l’université Paris 8 et le musée national d’Art moderne de la Ville de Paris pour Gustavo Ciriaco ; l’université Paris 8 Saint-Denis pour Myriam Lefkowitz.

46En particulier avec Christophe Haleb pour dix jours d’atelier en 2010 à Santiago du Chili, puis avec

Laurent Pichaud pour le master Études chorégraphiques de l’université Montpellier 3 – CCN Montpellier : « La danse, art & vie » séminaire dans le cadre de Campus, en 2012 et « Terrain (Danse – site – réalisme) » séminaire in situ à Lamelouze, en 2016 ; ou à l’université Paris 8 Saint-Denis : « Chorégraphie située : critiques et pratiques », 2017.

représentations et significations attachées à eux. Des pratiques communes sont observables, en particulier dans le travail de la sensation, dans le choix d’oblitérer l’un des sens – souvent la vue47– pour découvrir un lieu, d’explorer par le toucher, d’arpenter, d’expérimenter différents emplacements, d’éprouver l’immobilité ou différentes vitesses, de tracer des trajectoires ou construire des configurations à plusieurs, etc. Ces outils ou méthodes relèvent d’une culture kinesthésique, rythmique, tactile, pondérale, spatiale propre au domaine chorégraphique : ce sont souvent des pratiques qu’on retrouve au sein du studio de danse et dont le potentiel est ici mis à l’épreuve du site. Si un certain nombre d’exercices communs semblent sous-tendre l’appréhension des sites, ils ne constituent pas l’ensemble des outils mis en œuvre pour explorer un lieu : il y a des outils spécifiques à chaque chorégraphe, en particulier des modes d’enquête ou bien des façons de se documenter sur un lieu ou un contexte. Et la mise en jeu de ces outils communs est par ailleurs infléchie en fonction des enjeux du projet artistique, lequel détermine les orientations esthétiques, sociales, intellectuelles d’une pratique ou d’une chorégraphie. Ainsi, certains chorégraphes s’intéresseront d’abord à la dimension sensible de l’expérience, donnant à éprouver le site dans une intensification de l’activité sensorielle du spectateur, par l’entremise de protocoles singuliers dont les plus récurrents consistent à oblitérer ou modifier l’utilisation de l’un des sens ou à modifier la motricité (Mathias Poisson, Myriam Lefkowitz…). D’autres s’attacheront d’abord à la symbolique des lieux et à son histoire, pour construire une œuvre qui file une lecture d’abord thématisée du lieu (Laurent Pichaud, Christophe Haleb…). D’autres travailleront à mettre en évidence l’architecture du lieu, dans une lecture plus formelle et visuelle du site (Julie Desprairies). D’autres insisteront sur les changements d’échelle et l’invisible (Rémy Héritier, Armelle Devigon, Catherine Contour…). D’autres s’intéresseront en priorité à la dimension sociale du lieu : aux usages, aux récits, aux relations, aux histoires des hommes (Christophe Haleb). La liste n’est pas close et, comme toute tentative de typologie, elle prête à la critique puisqu’elle conduit à renoncer aux nuances qu’une étude de cas autorise. Cette typologie trop rapide montre vers quoi pourrait tendre une classification qui insiste d’abord sur les façons dont l’espace est mobilisé comme ressource et condition de l’action artistique et non en fonction d’une typologie de lieux préalable (cf. chapitre 2). Insistant sur les pratiques très singulières qui sont le fait de la démarche esthétique de chacun·e., l’article « Contre l’usure des gestes et du regard » (V.22 bis) se concluait ainsi :

« Si l’observation et la réponse au lieu sont communes à toute pratique in situ, les stratégies mises en place pour faire surgir le geste fondent le style esthétique propre à chaque chorégraphe. Aussi, on ne peut bien sûr imputer aux lieux seuls la qualité du surgissement gestuel. La violence réactive, l’impulsion rageuse mais aussi la joie des découvertes collectives à Ville-Évrard [avec Christophe Haleb] ne

47 Cf. « Composer la ville », III.10 ; « Anna Halprin : expérimenter avec l’environnement sur la côte Ouest

en 1968 », III.11 ; « Quelques réflexions sur les corps et les lieux. À l’occasion des Rencontres “Danse, corps, architecture”, au Théâtre de la Cité internationale à Paris, les 8, 9 et 10 octobre 2004 », V.13 ; « Traverser la ville ininterrompue : sentir et se figurer à l’aveugle. À propos de Walk, Hands, Eyes (a city) de Myriam Lefkowitz », V.41.

sont pas seulement la réponse à une architecture disciplinaire et psychiatrique. La retenue et la poésie délicate apparues dans le quartier de la Petite Espagne [avec Laurent Pichaud] ne sont pas inspirées seulement de la misère d’un lieu menacé de disparition, ni du respect que son histoire impose. Il y a, derrière ces gestes, tout le savoir de chorégraphes qui ont su transmettre leur façon de s’inscrire dans l’espace et de lutter contre l’usure du regard. » (Version française de V.22)

Dans de nombreux cas, les œuvres de ces artistes tendent à introduire le public- participant à ces pratiques, réduisant l’écart entre le contexte d’une expérimentation préparatoire à une œuvre et l’œuvre elle-même. C’est-à-dire que le public est conduit à faire, expérimenter, traverser des modalités d’entrer en relation avec un lieu, grâce à un dispositif qu’on appellera œuvre et qui remet en jeu des pratiques, ici mises en formes dans leur durée ou mises en scène dans la façon dont elles sont annoncées (cf. « Composer la ville », III.10, « Traverser la ville ininterrompue : sentir et se figurer à l’aveugle », V.41). C’est en ce sens que j’ai pu parler de « spectateur-amateur », c’est-à-dire d’une activité qui met en jeu une pratique à laquelle on s’essaye. À propos de Et sait-on jamais dans une obscurité pareille ? de Myriam Lefkowitz, j’écris :

« Le dispositif proposé n’est pas neutre. Il charrie nombre d’associations d’idées : ainsi l’obscurité renvoie au sommeil, et il n’est pas sûr que le spectateur parviendra à y résister. Être allongé seul en présence d’une personne avec soi renvoie, c’est selon, à une situation érotique ou à des situations de soin (massage, psychanalyse…). Néanmoins, d’entrée de jeu le spectateur a été invité au silence, sauf indisposition majeure, ce qui relève davantage d’un code du spectacle vivant. Le plateau de théâtre peut encore renvoyer à un atelier de pratique en danse, ou de pratique somatique – pratiques qui s’amorcent souvent allongé et silencieusement… Va-t-on lui demander d’effectuer tel ou tel geste ? De ressentir une chose plutôt qu’une autre ? Ces associations d’idées mettent le spectateur dans une certaine disposition : elle est inédite, car faite de la combinatoire de ces différents cadres de compréhension possible de la situation. […] Et sait-on jamais

dans une obscurité pareille ? suscite donc du spectateur-receveur cette activité

perceptive et imaginaire singulière. La pièce fait le pari d’une compétence perceptive fine et variable, ainsi que du consentement du spectateur à une forme de vulnérabilité […]. Il exerce alors sa capacité à lâcher prise et à laisser proliférer la sensation et l’imagination. [...] Dans cette pièce, le spectateur expérimente donc une forme de redéfinition de l’activité du spectateur. Si percevoir et imaginer font bel et bien partie de l’activité traditionnelle du spectateur de danse, il se trouve néanmoins en situation de déstabilisation de son savoir habituel de spectateur, dès lors que le sens de la vue est oblitéré et que sa position comme son rôle dans l’œuvre sont totalement revisités. On pourrait dire qu’il endosse un rôle d’amateur du sensible, découvrant la puissance de la sensation comme ressort d’une figure de spectateur, et conscient qu’on attend de lui qu’il déploie des compétences perceptives, affectives, imaginaires. » (« Figures de spectateur en amateur », III.9, p. 69-72)

Les œuvres qui mettent ainsi en jeu, pour le spectateur-participant, les pratiques mêmes qui ont fondé la façon dont l’artiste tisse la relation aux lieux invitent donc la recherche à un examen très attentif des pratiques (autant que des œuvres).

Il est intéressant de noter que, depuis quelques temps, certains chorégraphes travaillant hors des théâtres ont en outre choisi de publier des sortes de manuels de la pratique en extérieur : à la façon dont il existe des manuels de composition en danse, on voit donc apparaître des livrets qui se donnent comme des outils partageables, parce qu’ils seraient indépendants d’une œuvre chorégraphique. (Des enseignements de la danse in situ existent par ailleurs dans les universités américaines, laissant craindre le développement d’une esthétique très normative48.) Ces livrets rédigés par des chorégraphes me semblent être des objets d’études extrêmement importants pour saisir la circulation des pratiques et des outils, d’une part, et pour analyser la façon dont la spatialité s’y exprime sous forme de savoirs. Ils concernent les pratiques en contexte urbain ou bien en contexte de nature. J’ai ainsi pour projet une analyse des livres ou livrets de Andrea Olsen, Julie Desprairies, Jennifer Monson et Sarah Wookey49, entre autres. C’est un travail que j’ai engagé, pour l’heure sans perspective comparative, autour d’une étude ciblée sur le livre Comment se perdre sur un GR50 (cf. « Sensibilités hodologiques. À propos de l’invention cartographique chez Mathias Poisson et Virginie Thomas », III.6). Dans une perspective plus historique, j’ai aussi tenté de mieux saisir les pratiques, à partir de l’analyse de leurs écrits, de Simone Forti (« Une lecture kinésique du paysage dans les écrits de la chorégraphe Simone Forti », V.30), puis d’Anna et Lawrence Halprin via une enquête sur le mot « environment » dans leurs écrits des années 1960 (« Anna Halprin : expérimenter avec l’environnement sur la côte Ouest en 1968 », III.11). L’analyse des pratiques à partir des écrits pose un certain nombre de problèmes méthodologiques aux chercheur·euse·s (cf. chapitre 5). Et comprendre par ailleurs le rôle qu’ont pu jouer ces textes dans la circulation des pratiques elles-mêmes est un problème auquel je ne me suis pas encore confrontée (au-delà de l’observation d’une intertextualité manifeste). Derrière les mêmes mots ou consignes

48Le petit film d’appel à suivre son enseignement intitulé « Creating Site-Specific Dance and Performance

Works » par Stephan Koplowitz en 2013 (CalARTS), via des MOOC (Coursera) me semble représentatif d’une dérive de l’enseignement de la danse in situ. Le film est visible sur Youtube. Entre 2013 et 2016, Kopolowitz se targue d’avoir ainsi transmis massivement la danse in situ : « over 20,000 people from 151 countries registered for this course with thousands of people completing the course and initiating new site projects around the world. » (in https://www.skoplowitz.com/ed)

49 Andrea Olson, Body and Earth : an experimental guide, University Press of New England, 2002 ; L’Agence

Touriste (Mathias Poisson, Virginie Thomas), Comment se perdre sur un GR. Carnets de promenade de

l’Agence Touriste, Marseille : Wildproject, 2013 ; Julie Desprairies, Manuel d’entraînement régulier du danseur urbain, Ville de Pantin, 2014 ; Jennifer Monson, A Field Guide to ILANDing: Scores for Researching Urban Ecologies, New York: 53rd State Press, 2017 ; Emma Cocker, Bianca Scliar Mancini, Sarah Wookey, Performing the City, Nottingham Trent University, 2014.

Des manuels comparables existent aussi dans le champ de la performance : voir par exemple les ouvrages de Phil Smith comme Making Site-Specific Theater. A Handbook, New York: Palgrave Macmillan, 2018 ; ou de Wrights & Sites, The Architect-Walker: A Mis-Guide, Axminster: Triarchy Press, 2018.

apparentes, se cachent parfois des pratiques bien différentes, des façons divergentes de les interpréter : c’est ce que l’on observe dans le vif d’un atelier. Car les artistes omettent souvent de dire ce qui relève de l’évidence et fonde en réalité les conditions mêmes de l’expérience (une culture partagée, une esthétique attendue, etc.). Malgré ces difficultés évidentes, ces traces écrites me semblent être des compléments importants à la compréhension des pratiques situées contemporaines et de leurs enjeux.

2.

Chorégraphie située : les raisons d’une nouvelle dénomination

Il convient de présenter les différentes ramifications des problèmes soulevés par la chorégraphie hors des théâtres. On a vu au chapitre 1 que cet objet d’étude ouvrait des problèmes méthodologiques relatifs à l’analyse esthétique, que les œuvres en théâtre ne présentaient pas. D’une part, l’analyse esthétique de ces projets implique de rendre compte de situations collectives qui font dialoguer avec le contexte dans lequel on se trouve et supposent donc la lecture même de la situation (situation qu’il faut parvenir à circonscrire). D’autre part, pour certaines de ces œuvres, il n’y a plus de danse à regarder et c’est donc la matérialité de ce que l’on nomme « chorégraphie » qui est mise en question. L’objet même de l’analyse esthétique se déplace alors vers la partition attentionnelle que le dispositif artistique génère, vers la matérialité du site, et vers les dimensions kinesthésiques et fictionnelles engendrées. On a vu au chapitre 2 que des problèmes méthodologiques se posaient également pour l’analyse historique : « Comment appréhender une histoire de la chorégraphie située, alors que les œuvres semblent avoir laissé des traces si ténues ? » Parce que le statut artistique même de ces projets a été mis à mal à divers égards (faible degré de visibilité, mise à l’écart des réseaux institutionnels habituels, revendication d’un brouillage entre l’art et la vie) ou parce que la documentation que ces projets génèrent échoue à rendre compte de leur matérialité propre, les traces laissées par la chorégraphie hors des théâtres sont souvent très lacunaires (en particulier concernant la matérialité du site ou la situation construite par l’intervention chorégraphique).

Ces questions méthodologiques se sont accompagnées d’une difficulté d’ordre terminologique : on observe en effet dans mes travaux une évolution de la dénomination de ces objets artistiques. Le séminaire « Spatialité en danse » s’intitulera par exemple « Danse en situation » en 2015, puis « Chorégraphie située » en 2016. Cette évolution témoigne de la réflexion à la fois notionnelle et typologique qui a traversé ma recherche. Le choix de désigner désormais ces projets par l’expression « chorégraphie située » – une appellation, si je puis dire, non référencée – est le résultat d’un parcours fondamentalement interdisciplinaire, en dialogue avec l’histoire de l’art, mais aussi les sciences humaines et sociales qui se sont attachées à l’examen de la spatialité et des situations. Cette fluctuation terminologique correspond donc à des étapes successives.