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Les contours singuliers de la chorégraphie située

Il faut maintenant envisager un dernier cas, tout autre : celui des chorégraphies situées. C’est là l’objet de ma recherche actuelle et il soulève de nouveaux problèmes méthodologiques que les œuvres en théâtre ne posaient pas. Mes analyses portent aujourd’hui principalement sur des œuvres présentées hors des théâtres. Cet ensemble vaste va des « chorégraphies délocalisées » aux « chorégraphies situées ». Les chorégraphies délocalisées sont des œuvres pensées pour la scène théâtrale et transportées temporairement dans un autre lieu. Elles tentent en général de neutraliser le contexte alentour afin de reproduire, en extérieur ou dans un édifice non dédié au spectacle, les conditions d’une scène. Les formes de la représentation ne sont donc pas fondamentalement modifiées et les modalités de l’analyse traditionnellement appliquées à une œuvre présentée au théâtre peuvent ainsi s’appliquer assez aisément à la chorégraphie délocalisée (cf. chapitre 3). La chorégraphie située, en revanche, puise, dans le contexte même, le sujet et la matière de son propos. J’appelle « chorégraphie située » l’ensemble de ces œuvres qui font du lieu et plus généralement de la situation le ressort de leur démarche chorégraphique. Ces œuvres se détournent le plus souvent des dispositifs spectaculaires habituels qui mettent face à face un événement et son public. Elles mettent en place des situations collectives qui font dialoguer avec le contexte dans lequel on se trouve. Aussi l’analyse de ces projets soulève le problème de la lecture même de la situation. Par exemple, la situation peut être perçue selon des points de vue diversifiés. Ou bien, la délimitation de la situation n’est pas forcément clairement marquée et dépendra du champ perceptif que le spectateur va engager. Ou encore, la situation implique l’activité du spectateur (son déplacement, des actions, etc.). Dès lors, la réception comme la documentation sur ces

68 « En presque 20 ans d’activité, écrit Valérie Castan, je n’ai jamais eu ma photo dans aucun livre. Je n’ai

eu ma photo dans aucun magazine spécialisé, je n’ai eu ma photo dans aucun article de presse national ou international. Je n’ai été sur aucune affiche de spectacle. Je n’ai jamais été sur aucune photo de programme de théâtre, sauf peut-être une fois de dos. Mon nom n’a jamais été cité dans un article de presse national, dans aucun livre de critique. Aucun chorégraphe ne m’a citée pendant une interview à laquelle je n’assistais pas. Les seuls autographes que j’ai signés, j’étais tenue de le faire par mon contrat de travail. Lorsque je me présente en tant qu’artiste chorégraphique, je dois me reprendre et ajouter danseuse. », Valérie Castan, « Autoportrait », in Mickaël Phelippeau (dir.), Numéro d'objet, Blois, 2011, p. 29.

69 Cf. les textes d’Odile Duboc rassemblés « chapitre VIII : Pour la défense du danseur », in Françoise

Michel, Julie Perrin (dir.), Odile Duboc. Les mots de la matière. Écrits de la chorégraphe, Besançon : Les Solitaires intempestifs, 2013, p. 157-172.

œuvres impliquent des choix d’autant plus importants : de cadrage, de délimitation, de saisie des enjeux sensibles et politiques contenus dans la situation. Dans son livre Artificial Hells.

Participatory Art and the Politics of Spectatorship, Claire Bishop déclare qu’il est presque

impossible de saisir l’art participatif d’aujourd’hui à partir d’une documentation visuelle. (Par « art participatif », elle regroupe des œuvres conçues non comme des objets autonomes par le sujet artiste, mais comme des situations qui engagent le regardeur en tant que coproducteur ou participant). Elle le justifie par la nature singulière de ces œuvres dont les qualités principales sont de l’ordre de l’invisible : « une dynamique de groupe, une situation sociale, un changement d’énergie, une prise de conscience70. » Il n’y a en effet plus d’objet (d’art) circonscrit à photographier. Les chorégraphies situées – dont les modes de visibilité ne sont pas réductibles à la définition de Claire Bishop – rencontrent aussi ce problème de documentation. Et il n’est pas étonnant que nombre d’artistes aient alors choisi de prendre eux-mêmes en charge cette documentation – qu’elle soit visuelle, sonore ou littéraire –, faisant souvent vaciller les frontières entre œuvre et document. C’est là une autre forme d’existence de l’œuvre dont la lecture semble essentielle à l’analyse de la chorégraphie située et dont le potentiel pour la recherche en danse est encore assez inexploré (cf. chapitre 5).

En fait, il me semble que l’expérience de première main à laquelle Claire Bishop appelle ne résout pas tout. Si l’on peut concevoir que ce qui est de l’ordre de l’invisible dans la documentation peut être perceptible dans l’expérience de l’œuvre, on pressent aussi que l’attitude requise du spectateur-participant dans cette expérience devra tout autant trouver à s’énoncer : la description de ces œuvres appelle des stratégies particulières. Et si la documentation visuelle échoue, selon Claire Bishop, à rendre compte de l’expérience, c’est sans doute qu’elle n’est pas parvenue à réinventer des moyens appropriés à une réalité singulière. Ce que l’œuvre située attend du spectateur-participant, elle l’attend tout autant du photographe ou vidéaste. Et l’on peut faire l’hypothèse qu’une documentation de cette expérience est alors possible, mais qu’elle doit s’inventer en regard de la « matérialité » nouvelle dont l’œuvre est faite. On pourrait dire en effet que la question de la matérialité de l’œuvre se pose à deux niveaux : celui des formes ou des modalités par lesquelles l’œuvre se manifeste (à partir de quelles matérialités de l’œuvre l’analyse pourra-t-elle avoir lieu ?) et celui des composantes mêmes de l’œuvre (de quoi cette œuvre est faite ?). Si le premier niveau revient à poser la question du statut de l’œuvre chorégraphique et des conditions pratiques de son existence, il est indissociable du second niveau : les composantes de l’œuvre, ou sa nature singulière, définissent les conditions de sa manifestation sous différentes formes (performatives ou documentaires). Autrement dit, la façon dont la chorégraphie située déplace la définition plus convenue de l’art chorégraphique exige de repenser l’activité esthétique comme les formes

70 Claire Bishop, Artificial Hells. Participatory Art and the Politics of Spectatorship, London: Verso, 2012,

de sa documentation. Dans l’article « Face aux Autoportraits de Catherine Contour. Ou la délicatesse d’une situation » (V.40), je soulevais le problème en ces termes :

« J’ai fait le postulat dans mes recherches [Figures de l’attention, I.3] qu’une conception du spectateur était comprise dans l’œuvre même […]. Si ce postulat a pu être fécond pour les œuvres scéniques que j’ai analysées, je m’inquiète de la difficulté de la tâche face à des œuvres hors-la-scène : en effet, les pièces de Catherine Contour auxquelles je m’intéresse et regroupées par elle sous le terme générique d’Autoportraits sont toutes créées et présentées dans des sites spécifiques et le public y prend place selon des configurations peu identifiables parce que variables, mouvantes. […] À l’extérieur du dispositif d’attention que constitue le lieu théâtral, l’attention du public est guidée par bien d’autres choses que le seul geste de l’artiste. Autrement dit, lorsque le contexte n’est plus celui du théâtre et de sa logique invariante, il me faut tenter de comprendre comment le lieu et le contexte participent de l’expérience esthétique en suscitant, tout autant que le geste chorégraphique, des circulations du regard, des désirs de déplacement, des effets symboliques puissants. L’arrivée dans le lieu, l’expérience préalable qu’on peut en avoir sont aussi très déterminantes… et rarement documentées. » (V.40, §2)

Autrement dit, dans les analyses scéniques, le dispositif théâtral est un invariant ou plutôt un « dispositif paradigmatique71 » qui participe de la matérialité de l’œuvre : l’analyse n’exige pas de rappeler les cadres mêmes de ce dispositif. Alors que dans le cas des chorégraphies situées, la matérialité de l’œuvre se tisse à un contexte à chaque fois nouveau et qui appelle de ce fait le commentaire. Ce contexte participe pleinement de l’expérience esthétique. Cela exigerait-il donc de mobiliser une dimension géographique et anthropologique afin de rendre compte des caractéristiques de la situation ? J’ai pu me surprendre à envier les outils descriptifs du géographe, du sociologue ou de l’anthropologue, dans leurs capacités à rendre compte d’un lieu ou d’une situation. Il y a là des compétences évidentes pour saisir avec perspicacité et nommer avec précision les caractéristiques d’un territoire. Mais si ces disciplines ouvrent des pistes indéniables (cf. chapitre 3), elles ne constituent que des réponses partielles à la difficulté nouvelle rencontrée. En effet, il s’agit en réalité, dans le cadre d’une analyse esthétique, de rendre compte de la façon dont l’acte artistique donne à percevoir le lieu et construit une relation esthétique dans laquelle la situation prend largement part. Ma recherche se tient à l’endroit de l’expérience de l’œuvre et non d’une enquête géographique sur le site, ni à l’endroit d’une sociologie ou d’une anthropologie du lieu : elle s’intéresse aux situations produites par l’œuvre – des situations qui ne lui préexistent pas. Il n’y a donc pas, dans ma perspective, d’enquête nécessaire préalable à conduire. Il s’agit de parvenir à qualifier des situations artistiques. J’aborderai cet aspect de ma recherche ultérieurement, au chapitre 3. Mais il faut d’ores et déjà souligner que l’objet de la description place néanmoins les chercheur·euse·s en art face à une difficulté particulière.

71 C’est-à-dire comme un dispositif traversé par une histoire plurielle, évoluant selon une formation

culturelle et épistémologique progressive, aux contours en cela repérables. Hubert Damisch, L’Origine de

En effet, si l’analyse d’œuvre telle que développée jusqu’ici a fait de la description du mouvement le cœur de son propos, un certain type de chorégraphies situées auxquelles je m’intéresse ne fait pas de l’exposition du geste le ressort de l’acte artistique. Dans ces projets, il n’y a plus de danse à regarder. Autrement dit, la matérialité de l’œuvre chorégraphique est bousculée dans ses fondements. Ces œuvres ont développé un tout autre rapport à la représentation, dès lors qu’elles ne prennent plus la forme d’une chorégraphie ni d’une représentation. Aucune danse n’est alors présentée, aucune performance artistique n’est donnée à voir. Je pense en particulier aux artistes chorégraphes qui proposent des marches ou balades (en ville ou à la campagne), collectives ou pour un spectateur (cf. « Des œuvres chorégraphiques en forme de marche », V.42). Dans certaines d’entre elles, il n’y a pas de moments dansés. Elles tentent de construire un mode d’interaction avec le monde sans en modifier fondamentalement le cours, passant éventuellement inaperçues pour autrui. Elles sont tournées d’abord vers une perception de la situation. Il ne s’agit donc plus seulement de parvenir à décrire le contexte qui se tisse à la matérialité de l’œuvre, dès lors que l’œuvre chorégraphique propose de faire de la matérialité du monde l’objet même de l’expérience esthétique. Ces œuvres font exister une situation – situation au sein de laquelle la dimension esthétique ne se situe plus entre un spectateur et un acte artistique à percevoir. On pourrait dire que l’acte artistique se manifeste par l’invention de modalités de se mettre en relation avec le monde.