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La danse en situation

L’usage du mot « situation » mentionné ci-dessus pose aussi ses difficultés propres. Il est certes plus aisé à utiliser qu’un terme grec tel que chôra nécessitant la connivence du lecteur, ou des explications (Augustin Berque y consacre de nombreuses pages, circulant entre Platon et Aristote, entre autres73). « Situation » est un terme usuel qui semble pouvoir judicieusement rendre compte de la friction entre des données contextuelles, anthropologiques et expérientielles. J’ai la plupart du temps employé le terme en ce sens, invitant à réfléchir aux configurations des situations surgies dans l’expérience de l’art. En particulier à la dimension spatiale et relationnelle de la situation : comme le souligne Mathis Stock, plutôt qu’un cadre temporel, la situation est un événement au cours duquel les individus se saisissent de l’espace, engageant leur intentionnalité, leur pratique du lieu. L’espace se manifeste à partir des situations74.

Le terme me semble en outre pouvoir insister sur la mise en abîme de la situation à laquelle certaines œuvres tendent. C’est ainsi que j’écris à propos des Autoportraits de Catherine Contour :

« C’est bien en tout cas à la puissance évocatrice des lieux [que Catherine Contour] nous confronte. Il s’agit peut-être, pour reprendre l’expression de Barthes parlant de son activité de spectateur de cinéma, de “compliquer une relation par une situation”.

“Il est une autre manière d’aller au cinéma (autrement qu’armé par le discours de la contre-idéologie) ; en s’y laissant fasciner deux fois, par l’image et par ses entours, comme si j’avais deux corps en même temps : un corps narcissique qui regarde, perdu dans le miroir proche, et un corps pervers, prêt à fétichiser non l’image, mais précisément ce qui l’excède : le grain du son, la salle, le noir, la masse obscure des autres corps, les rais de la lumière, l’entrée, la sortie ; bref, pour distancer, “décoller”, je complique une “relation” par une “situation”. Ce dont je me sers pour prendre mes distances à l’égard de l’image, voilà, en fin de compte, ce qui me fascine : je suis hypnotisé par une distance ; et cette distance n’est pas critique (intellectuelle) ; c’est si l’on peut dire une distance amoureuse : y aurait-il, au cinéma même (et en prenant le mot dans son profil étymologique), une jouissance possible de la discrétion ?75

Catherine Contour ne cesse de susciter la jouissance de la discrétion ou du discernement. Bien qu’elle nous attire dans son univers par l’autoportrait, elle maintient une distance à l’égard de l’image construite, par une parole explicative, par un geste qui permet à chacun de préserver son espace propre ou par la possibilité offerte de partager une activité qui n’est pas réservée à la seule artiste. Elle invite à compliquer l’autoportrait produit par ce qui l’excède : l’environnement sonore, la luminosité du lieu, les odeurs environnantes, la présence de tous. Elle fait jouer cet écart délicat entre la relation de la danse au lieu et le surgissement de la situation qui inclut la danse et l’excède à la fois. » (« Face aux Autoportraits de Catherine Contour. Ou la délicatesse d’une situation », V.40, § 34-36)

73 Cf. Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, op. cit.

74 Mathis Stock, « Théorie de l’habiter. Questionnements », in Thierry Pacquot, Michel Lussault, Chris

Younès (dir.), op. cit., p. 116.

75 Roland Barthes, « En sortant du cinéma », Communications, 2e trimestre 1975 (reproduit dans Œuvres

Catherine Contour ne parle pas de danse in situ, préférant parler d’un « dialogue avec les lieux » ou plus récemment de situation76.

Mais le terme « situation » est par ailleurs très connoté. Philosophiquement d’une part, ce qui conviendrait en l’occurrence, puisque Sartre fait de la situation une notion qui permet de sortir du dualisme classique entre sujet et objet. Il est représentatif en cela de la pensée du milieu ou de l’espace vécu qui va caractériser le tournant épistémologique de la pensée occidentale du début du XXe siècle77. L’implication réciproque entre sujet et objet définit une

situation (alors que le contexte renverrait à un cadre extérieur). Si la situation sartrienne peut renvoyer à des moments de vie intensément vécus, à des moments privilégiés et exaltants, elle est liée aussi à une pensée de la spatialité, c’est-à-dire à l’engagement du sujet dans l’espace du monde par ses mouvements et ses actions (en particulier, « le monde […] se dévoile comme indications d’actes à faire78 »).

D’autre part, le terme « situation » entraîne éventuellement du côté des « constructions de situation », qui est le premier objectif de l’Internationale situationniste, autrement dit des « moments de vie, concrètement et délibérément construits par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements79. » Alors que la vie d’un homme est qualifiée par Guy Debord comme une suite de situations fortuites ternes, il s’agit de provoquer ou « construire des situations, c’est-à-dire des ambiances collectives, un ensemble d’impressions déterminant la qualité d’un moment80 » :

« Notre idée centrale est celle de la construction de situations, c’est-à-dire la construction concrète d’ambiances momentanées de vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure. Nous devons mettre au point une intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perpétuelle

76 « Dans les années 80 (mon mémoire de fin d’études aux Arts décoratifs s’intitulait Lieu chorégraphique

– Chorégraphie du lieu), je parlais de pièces uniques en dialogue avec les lieux, de pièces avec et pour les

lieux. J’évitais d’utiliser le terme in situ. J’ai rassemblé ensuite des projets sous l’expression : Autoportraits

accompagnés – portraits de lieux.

Il faut dire que j’ai circulé très tôt entre les genres, les milieux et les possibilités d’habiter les théâtres, mais aussi des lieux très divers, intérieurs et extérieurs. Pour moi, la danse n’existe pas ex nihilo, elle se crée dans la relation directe avec un lieu. Si les temps de résidence-repérage permettent ensuite la préparation de matériaux spécifiques ailleurs, la danse elle-même ne se travaille que sur place. Les titres comportent la plupart du temps le nom de la série (ou famille), du lieu et la date.

J’ai également joué sur site et situation et parle de pièces situées depuis quelques années. Ou encore de plages, de plongées, d’immersion et d’infusion, plus récemment. », mail de Catherine Contour à Julie Perrin, 12 novembre 2018.

77 Georges Canguilhem fait ainsi de la notion de « milieu » une catégorie centrale de la pensée

contemporaine, « un mode universel et obligatoire de saisie de l’expérience et de l’existence des êtres vivants », in « Le vivant et son milieu », La Connaissance de la vie, Paris : Vrin, 2009 [1965], p. 165.

78 Jean-Paul Sartre, L’Etre et le néant, Paris : Gallimard, 1943, p. 385, cité par Jean-Marc Besse, Le Goût du

monde. Exercices de paysage, Paris : Actes sud/ENSP, 2009, p. 204, dans le chapitre intitulé « Paysage,

hodologie, psychogéographie ».

79 Internationale situationniste, n°1, 1957, p. 13.

80 Guy Debord, Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de

l’action de la tendance situationniste internationale, 1957, reproduit in Libero Andreotti (ed.), Le Grand jeu à venir. Textes situationnistes sur la ville, Paris : éditions de La Villette, 2007, p. 109.

interaction : le décor matériel de la vie ; les comportements qu’il entraîne et qui le bouleversent81. »

Le rapprochement avec l’Internationale situationniste (que certains chorégraphes évoquent, quoiqu’un peu vaguement) peut parfois être pertinent, en particulier parce qu’elle a fait de l’art de la dérive, du détournement et du jeu sérieux les moyens de son action, parce qu’elle souhaite faire de la ville « un nouveau théâtre d’opérations82 » ou encore parce qu’elle défend une articulation entre l’art et la vie :

« Tout le monde devenant artiste à un stade supérieur, c’est-à-dire inséparablement producteur-consommateur d’une création culturelle totale, on assistera à la dissolution rapide du critère linéaire de nouveauté. Tout le monde étant, pour ainsi dire, situationniste, on assistera à l’inflation multidimensionnelle de tendances, d’expériences, d’écoles, radicalement différentes, et ceci non plus

successivement mais simultanément. Nous inaugurons maintenant ce qui sera

historiquement le dernier des métiers. Le rôle de situationniste, d’amateur- professionnel, d’anti-spécialiste est encore une spécialisation jusqu’au moment d’abondance économique et mentale où tout le monde deviendra “artiste”, à un sens que les artistes n’ont pas atteint : la construction de leur propre vie83. » Si Asger Jorn défend le rôle de l’artiste « en tant que force de changement dans une société dominée par la technologie et le culte du savoir spécialisé84 », la relation à l’art au sein de l’Internationale situationniste et aux artistes reste complexe (nombre d’entre eux sont exclus du groupe dans les années 1960). Non seulement le manifeste de 1960 cité ci-dessus signe une sorte de dissolution de l’art comme activité spécifique, mais surtout l’action au sein de l’Internationale situationniste se veut d’abord insurrectionnelle et révolutionnaire. C’est loin d’être le cas des projets contemporains que j’analyse. Par ailleurs, plutôt que d’art Guy Debord préférera parler de « méthode de propagande85 ». L’expression « danse en situation » que j’ai pu employer n’a que peu à faire avec le situationnisme auquel je me suis pourtant intéressée, on l’aura compris, en particulier pour saisir les affinités (ou pas) entre les dérives chorégraphiques et celles situationnistes.

La polysémie de l’expression « en situation » a par ailleurs l’avantage de renvoyer au fait que la danse est bien confrontée à la réalité ou encore qu’elle met en question la situation produite par la rencontre avec l’art. Nombre de mes textes soulèvent en effet le problème de la relation au réel (dans sa dimension sensible, sociale, politique). L’expression « en situation » semble enfin indiquer un potentiel : « être en situation de… ». Et c’est précisément ce potentiel ouvert par la rencontre avec l’œuvre que certains de mes textes tentent de mettre en lumière.

81 Idem, p. 107.

82 Internationale situationniste, « Nouveau théâtre d'opération dans la culture », tract, janvier 1958. 83 « Manifeste » (17 mai 1960), Internationale situationniste, n° 4, juin 1960.

84 Introduction à la partie 1 par Libero Andreotti (ed.), op. cit., p. 52.

85 Guy Debord, « Problèmes préliminaires à la construction d’une situation », Internationale

situationniste, n°1, juin 1958, p. 13. Voir également Nicolas Ferrier, Situations avec spectateurs. Recherches sur la notion de situation, Paris : PUPS, 2012.

Autrement dit, je n’ai pas tout à fait renoncé à cette dénomination, bien que la préposition « en », par sa proximité avec le « in », ne soit pas tout à fait la bienvenue.

Aussi, le participe passé contenu dans l’expression « chorégraphie située » renvoie-t-il bel et bien à cette situation qui occupe artistes, philosophes, géographes, sociologues et chercheur·euse·s en art. Il implique aussi la notion de « site », c’est-à-dire une attention pour les caractéristiques d’un lieu/espace. Anne Cauquelin insiste pour faire du « site » la réunion dialectique d’une logique d’extension et d’une logique d’emplacement. La première est profondeur, mémoire, connotation, enveloppement ; la seconde est positionnement, repère sur une carte86. Le site envisage donc les différentes dimensions du lieu et suppose une réflexion sur la territorialité, c’est-à-dire sur l’ensemble des opérations par lesquelles l’artiste donne sens à un environnement.