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L’approche esthétique

L’analyse esthétique est la première méthode que j’ai pu suivre pour mettre au jour les structures compositionnelles. Il s’agit de saisir les effets d’une structure sur la réception sensible et signifiante d’une représentation. L’enseignement de l’analyse d’œuvre déploie de ce fait une réflexion sur ce qui caractérise le mouvement général d’une œuvre, son organisation en parties et les logiques qui les relient entre elles, sa façon particulière de ménager des transitions et de travailler en particulier les seuils (le début, la fin). Il s’agit aussi de déceler des procédés, des traits significatifs propres à un style chorégraphique en repérant des façons particulières de combiner des éléments ou d’enchaîner des sections. Pour l’analyse de Projet de la matière

16 Voir Alain Michard et Mathias Poisson (dir.), Du flou dans la ville. Une démarche artistique, urbaine et

sensible d’Alain Michard et Mathias Poisson, Paris : Éterotopia éditions, 2018 et L’Agence Touriste

(Mathias Poisson, Virginie Thomas), Comment se perdre sur un GR, op. cit., commenté in Julie Perrin, « Sensibilités hodologiques. À propos de l’invention cartographique chez Mathias Poisson et Virginie Thomas », III.6.

d’Odile Duboc (I.2), cet examen a conduit, par exemple, à saisir beaucoup plus finement comment le roman Thomas l’Obscur de Maurice Blanchot s’immisce dans la structure chorégraphique (cf. chap. « Un récit trouble », I.2, p. 131-135). Cette part structurelle qui n’est jamais commentée par la chorégraphe demande un examen attentif, en particulier du début et de la fin de la pièce où apparaît le rôle cadre imparti à Boris Charmatz – rôle qui annonce que la pièce est bel et bien traversée par les personnages du roman de Blanchot. Thomas est pris en charge par Charmatz. L’examen de l’ordonnancement de certaines des sections de la pièce confirme l’apparition d’un autre personnage – Anne, prise en charge par Françoise Grolet. Cette trame narrative (temporalité référentielle) n’est pas dominante sur la temporalité structurelle. Car plus généralement, la pièce repose d’abord sur une structuration spatiale et rythmique sur laquelle se fonde l’émergence du sens – un sens noué au déploiement de la sensation. Aussi, l’analyse a consisté d’abord à mettre au jour l’agencement particulier du kinesthésique, du sensible, du visible, du sens gravitaire, du sonore, du spatial et du temporel caractéristique de cette pièce ou de chacune de ses sections. En cela, l’analyse procède bien à une forme de décomposition de ce que la perception saisit comme un ensemble. Mais elle vise à montrer comment les différentes strates s’articulent ou s’entrelacent d’une manière propre, pour donner place à une danse singulière et à l’écriture scénique qui lui correspond.

Pour Figures de l’attention (I.3), l’examen de la structure de chacune des cinq pièces analysées se met au service de la réflexion sur ce qui construit la relation au spectateur et organise son attention : la composition soutient, par sa logique propre, la cohérence de l’œuvre comme l’attention du spectateur. La structuration des parties, les variations du rythme comme des vitesses, la logique des enchaînements sont des facteurs déterminants pour moduler les régimes d’attention, surprendre le spectateur, jouer avec ses attentes. Ces procédés sont particulièrement mis en question par les artistes nord-américains à partir des années 1950 alors que deux grandes lignes de relation au spectateur se côtoient : d’un côté, un art scénique participatif (le Living theater, Anna Halprin avec ses partitions pour le public, Trisha Brown avec

Yellowbelly en 1969…), de l’autre, un art scénique de la distanciation (Merce Cunningham,

Yvonne Rainer…). J’ai montré comment ces lignes étaient parfois plus troubles que ce que les chorégraphes voulaient bien en dire (que la distanciation souhaitée par Rainer produisait par exemple une forme d’hypnose, cf. Figures de l’attention, I.3, p. 109 sq.). Je rappellerais juste ici que la réflexion sur la composition des œuvres fait l’objet d’un débat intense dans cette période : John Cage puis Robert Dunn, on l’a vu, y ont joué un rôle déterminant, comme plus généralement les échanges avec d’autres compositeurs proches aussi du milieu chorégraphique (Earle Brown, La Monte Young, Terry Riley), avec des plasticiens (Sol LeWitt, Robert Morris, Robert Rauschenberg, Carolee Schneemann, Andy Warhol) ou des cinéastes expérimentaux (Stan Brakhage, Gene Friedman, Jonas Mekas, Stan Van der Beek). On se trouve à un moment particulier de l’histoire de l’art (il faudrait aussi nommer le Nouveau Roman auquel certains chorégraphes font référence) où la fabrique des œuvres fait l’objet d’une attention renouvelée :

elle se traduit dans le discours des artistes par une abondance de commentaires sur les procédés, et non plus sur les thématiques ou le sens de l’œuvre (cf. Histoire(s) et lectures : Trisha

Brown/Emmanuelle Huynh, II.3). Susan Sontag l’a bien perçu dans son fameux texte Against Interpretation17 (1966). Les logiques compositionnelles de la modern dance, en particulier celles enseignées par le compositeur Louis Horst18 auprès de plusieurs générations de danseur·euse·s successives, reposaient massivement sur le modèle musical et une relation étroite entre danse et musique. Mais la pensée musicale rencontre elle-même de profonds bouleversements structurels et conceptuels. Il s’agit désormais de rappeler qu’une œuvre ne se réduit pas à sa représentation et que sa valeur repose autant sur la pensée et les processus qui la fondent. « Nous avons rejeté l’idée de l’art comme objet pour considérer l’art comme processus19 », rappelle John Cage.

Cette exploration des processus absolument foisonnante va donner lieu au moins à trois tendances compositionnelles. La première a déjà été mentionnée ci-dessus : elle concerne l’usage de la partition, entendue au sens large, qui structure autant les actions que l’organisation des durées ou des sections de l’œuvre – programme d’activités, règles du jeu, cycle RSVP d’Anna Halprin, instructions d’actions, ou transposition d’objet du monde en graphies à danser (texte,

17 Susan Sontag, « Contre l’interprétation », L’œuvre parle, Paris : Seuil, coll. Pierres vives, 1968 (trad. Guy

Durand de Against interpretation, New York: Doubleday, 1966).

18 Louis Horst, musicien, compositeur, directeur musical de la Denishawn de 1915 à 1925, puis de la

compagnie Martha Graham pendant vingt ans, enfin critique de danse (au Dance Observer 1934-64), commence à enseigner la composition chorégraphique aux États-Unis au milieu des années 1920. Jaques- Dalcroze, lui aussi musicien, a de son côté joué un rôle d’importance dès les années 1910 en Allemagne, développant une exploration physique de la musique, du phrasé. Comme lui, Horst marquera plusieurs générations de danseur·euse·s : les modernes, mais aussi Nikolais ou Cunningham. Son livre Modern

Dance Form In relation to the Other Modern Arts (avec Carroll Russell, Princeton: Dance Horizons, 1961)

synthétise ses réflexions sur la composition et constitue un document majeur sur la question. Il impose l’idée que la danse moderne doit se structurer de manière aussi rigoureuse que la musique et que l’art chorégraphique ne peut se suffire d’une inspiration libre ou de l’expression d’une émotion. La danse libre est visée par cette critique. Horst défend une structure rigoureuse dont le modèle repose sur la musique baroque (XVe-XVIIe siècles), en particulier sur la Suite – autrement dit, une musique qui emprunte aux

caractères de la danse : rythme d’un mouvement perpétuel, tension et détente, goût du contraste, alternance de mouvements vifs et lents, jeu sur la variation. Son enseignement développait une approche rythmique, une analyse des formes musicales (celles modernes également) et l’application à la danse de règles fondamentales inspirées des structures musicales, en particulier les variations sur un thème. Structure en ABA : un thème A sera manipulé par amplification, répétition, contraction… pour mener à B avant de revenir à A ; structure du rondo (ABACADAEA) tel Frontier de Graham (1935), etc. Sa pensée de la composition s’enrichit aussi de son observation de l’art moderne (la peinture, la sculpture) et de la littérature (Woolf, Stein), le conduisant à penser des structures plus complexes, discontinues, asymétriques, dissonantes. Enfin, ce texte témoigne de sa grande connaissance des ressorts et des matériaux de la danse : la composition se pense aussi en termes de textures musculaires, de tensions, de flux, de souffle, d’accents corporels, autrement dit d’un rythme éloigné de la métrique musicale et qui puise dans les ressorts du geste. Horst sera admiré (par Cunningham aussi) mais aussi accusé d’un formalisme excessif. Il est rarement suivi à la lettre, y compris par les chorégraphes modernes qu’il accompagne. Mais l’on trouve chez celles-ci, en bien des points, cette influence de la pensée musicale : ainsi Humphrey, insistant sur la composition pour grand groupe, prend modèle sur l’orchestre pour penser un ensemble non hiérarchisé. Doris Humphrey, Construire la danse, op. cit., p. 57.

19 Lise Brunel, « Avec John Cage », L’Avant-scène Ballet Danse, « Merce Cunningham John Cage », Paris,

schémas, dessins, tableaux). La deuxième tendance explore les effets de la juxtaposition : Cunningham en est sans doute le représentant le plus célèbre qui juxtapose des éléments autonomes (musique, décor, costume, danse). Mais nombre d’artistes du Judson Dance Theater développent aussi la juxtaposition d’éléments hétérogènes, plutôt que leur articulation ou combinatoire. Cette juxtaposition, que certains critiques qualifieront de « radicale20 », tient du collage (cf. « La performance cinématographiée d’Yvonne Rainer », V.15). La troisième tendance est largement exposée dans l’un des textes clés concernant la composition à cette période : « The mind is a muscle. A Quasi Survey of Some “Minimalist” Tendencies in the Quantitatively Minimal Dance Activity Midst the Plethora, or an Analysis of Trio A21 » écrit en 1966 par Yvonne Rainer (et publié en 1968). La chorégraphe y pose une question qui demeure centrale pour cette période : celle du phrasé. Comme on l’a vu au chapitre 1, le phrasé prôné par Yvonne Rainer ou Steve Paxton relève d’un effacement de l’accentuation, poussant loin la dé-hiérarchisation entre événements et transition. Yvonne Rainer invente avec Trio A une danse qui serait pures transitions et tente d’échapper au surgissement de figures. Halprin a aussi exploré une forme de distorsion du flux des gestes quotidiens (habituellement accentués) par l’instauration d’un continuum dans l’interprétation de gestes simples (en particulier manger ou se déshabiller). La danse de Cunningham avait déjà assurément porté un coup à l’habituelle accentuation de la phrase dansée, en appliquant des rythmes différents à diverses parties du corps, sans jamais en privilégier aucune, mais surtout en brouillant la notion de début et de fin au profit d’une continuité (parfois saccadée). Dès lors qu’il propose de « travailler un grand nombre de phrases de danse, chacune séparément, et d’appliquer ensuite le hasard pour découvrir la continuité22 », Cunningham bouleversait les habituelles constructions dramaturgiques de la modern dance. Avec le phrasé, cette période bouscule l’idée d’acmé, aussi appelée « moment photographique » par Yvonne Rainer, c’est-à-dire l’idée d’un événement clairement saillant pour le regardeur – ce qu’on pourrait nommer « figure » (cf. « Le chorégraphique traversé par la photographie », V.31). L’égalisation des temps pourra aussi prendre la forme de structures répétitives qui, selon les cas (chez Yvonne Rainer, Lucinda Childs, Laura Dean ou Trisha Brown), conduit à une exacerbation ou au contraire désamorce tout effet dramatique. L’analyse

20 Voir par exemple Sid Sachs (dir.), Yvonne Rainer: Radical Juxtapositions 1961-2002, Philadelphia : The

University of the Arts, 2003.

21 Yvonne Rainer, « A Quasi Survey of Some “Minimalist” Tendencies in the Quantitatively Minimal Dance

Activity Midst the Plethora, or an Analysis of Trio A », in Gregory Battcock, Minimal Art: A critical

Anthology, New York: E.P. Dutton, 1968, p. 263-273. Réed. in Yvonne Rainer, Work 1961-73, Halifax/New

York: The Press of the Nova Scotia College of Art and Design, New York University Press, 1974, p. 63-69. Pour une traduction française, cf. « La pensée musculaire. Tentative d’étude générale de quelques tendances “minimalistes” dans l’activité quantitativement minimale en danse au sein de la pléthore ou analyse de Trio A », trad. Laurence Louppe in Le Travail de l’art, Paris : Association des Arts en Europe, n° 1, automne/hiver 1997, p. 91-99 et « De la presque survie de quelques tendances “minimalistes”, repérables dans l’activité quantitativement minimale de la danse parmi la pléthore, ou analyse de Trio A » (1966), trad. Christophe Wavelet in Life/Forms (vita/formae), catalogue d’exposition, Ajaccio : musée Fesch, 1999, p. 98-103.

esthétique des pièces peut être nourrie par ces théories de la composition (déclarations, manifestes, entretiens publiés, notes personnelles) élaborées par les chorégraphes et dont on peut chercher les traces.