• Aucun résultat trouvé

Les modalités d’apparition de la figure dansante

Ainsi, attention, figure et spatialité allaient constituer les trois notions centrales à partir desquelles comprendre « comment une œuvre chorégraphique nous regarde ». Je réserve à plus tard (chapitre 3) la présentation de ce que la recherche sur la spatialité a permis. J’insisterai ici sur la portée d’une interrogation sur l’attention et la figure. Elle ne s’évalue pas en terme quantitatif. Mon étude restreinte à cinq chorégraphies a résisté à une généralisation des analyses à l’échelle d’un plus vaste corpus. C’est aussi là l’un des traits de ma façon de travailler : accorder à l’étude de cas un statut d’exemplarité et non de représentativité. Il ne s’agit en effet pas de considérer les œuvres choisies comme typiques, ce qui reviendrait à les renvoyer à ce qu’elles ont de commun avec d’autres (tout en s’exposant au risque de l’approximation), mais pour ce qu’elles ont d’exemplaire, c’est-à-dire de spécifique dans leur façon de traiter la question posée. Je n’ai donc pas dressé une typologie des régimes d’attention ou des modalités d’apparition de la figure. Le petit nombre d’œuvres choisi témoigne sans doute, à lui seul, de ce désir de s’en tenir à l’épreuve d’une question. Il s’agit moins de conclure à de grandes tendances, ou de laisser apparaître des mécanismes récurrents, que de démontrer que chaque pièce exige d’affiner le regard et de manier avec précaution des notions qu’elle invite elle-même sans cesse à redéfinir ou réarticuler. L’étude de cas conduit donc à réfléchir à la pertinence d’une question pour analyser la danse et à creuser la réflexion sur une notion. L’étude comparative entre cinq pièces contribue par ailleurs évidemment à affiner le regard et les analyses. (Cette méthodologie comparative s’est largement diffusée dans les recherches en danse au cours des années 2010 accordant une large place à l’analyse d’œuvre, que ce soit dans les articles ou dans les thèses49.) Et ce d’autant plus que le corpus a été constitué moins par contraste marqué entre les pièces que par nuances au sein de la ressemblance. Les pièces partagent un territoire commun dans leur refus du temps dramatique, d’un épanchement affectif, d’un geste ornemental, divertissant et codé, de la lisibilité, de l’ordre imposé par le lieu, en même temps qu’un certain attrait pour

48Sinon dans le sens d’un répertoire de figures. Loïc Touzé allait aussi développer une réflexion sur une

danse figurale, notamment à partir de Love (2003), mais surtout à partir de 2010 dans le cadre d’ateliers conduits avec Mathieu Bouvier portant sur les relations entre images et corps.

49 Comme Figures de l’attention, d’autres thèses de cette période ont été composées sur le modèle de

plusieurs études de cas comparées. Par exemple, celles de Petra Sabisch ou Maaike Bleeker, op. cit. Plusieurs de mes articles sont organisés selon cette logique comparative, par exemple : « Figures de spectateur en amateur » III.9, « La construction d’un vide. D’un certain usage du plateau en danse contemporaine » IV.2, « Les corporéités dispersives du champ chorégraphique » IV.5, « Cunninghams

Event und Ciríaco/Sonnbergers Here whilst we walk: Zur räumlichen Dimension choreographischen

Erlebens jenseits der Bühne » IV.8, « Le chorégraphique traversé par la photographie. À propos du temps dans la composition : Rainer, Paxton et Charmatz » V.31, « L’expérience d’une réalité. À propos de trois promenades sensorielles » V.33, « Le nu féminin en mouvement » V.34.

le vide. Ce corpus témoigne de la persistance historique d’un questionnement quant à la distanciation, quant au traitement du visible, quant à la figure. Aussi, c’est la question de la spatialité et des régimes de visibilité qui a motivé, en dépit de toute chronologie, l’ordre de l’analyse. L’essai commence ainsi par le bouleversement du visible suscité par Self-Unfinished de Xavier Le Roy (1998) : le solo génère deux régimes d’attention contradictoires sous-tendus par deux logiques de spatialité opposées. Il en ressort une forme d’attention troublée par des visions. L’essai aborde ensuite Trio A d’Yvonne Rainer (1966) qui travaille à une distanciation, jouant sur l’empêchement de la saisie du visible tout en imposant une dynamique du regard continue. La chorégraphe met à mal la notion de cadre et de lieu et construit les conditions d’une forme de projection inversée, appelant le public à elle, sans ne jamais l’assurer de rien. Trio A met en place les conditions d’une douce hypnose reposant sur le vertige des trajectoires infinies du regard. L’essai se poursuit avec Suite au dernier mot : Au fond tout est en surface d’Olga Mesa (2002) qui explore les distances rapprochées, l’intimité et des logiques spatiales liées à la construction de la mémoire et de l’identité. Par divers procédés d’inclusion du public à l’intérieur de la pièce, Olga Mesa organise une conduite précise de l’attention, ponctuée d’intermittences, qui sont les conditions de l’émergence d’une rêverie intime. L’analyse continue avec Con forts

fleuve de Boris Charmatz (1999) qui explore explicitement le dispositif théâtral, sa structure, ses

logiques, pour les mettre à mal. Charmatz oppose une topologie des intensités à la géométrie, à la perspective, réunissant les conditions d’une insécurité perceptive, d’une attention chaotique. Le public est face à une béance du sens qu’il éprouve à travers une attention heurtée. Pour finir, Merce Cunningham avec Variations V (1965) construit un espace abstrait, tentant de s’affranchir du lieu théâtral en y superposant des logiques spatiales contradictoires et complexes. Il suggère une attention sans hiérarchie que polarise malgré tout la figure dansante, par la clarté de son geste.

Au-delà de ce que cette étude apporte à la compréhension des cinq pièces analysées, au-delà de ce qu’elle permet pour penser les notions d’attention et de figure, j’ouvrais aussi un programme de recherche possible : comment repenser l’histoire de la danse à partir de la question de la figure ou de l’attention ? J’appelais en effet « une histoire à venir, celle de la figure en danse » (I.3, p. 46). Ce serait faire l’hypothèse, comme Pierre Schneider y engageait dans sa Petite histoire de l’infini en peinture, que les constellations figuratives signalent « non seulement la structure des œuvres mais leur vrai sujet, tour à tour enseveli ou affleurant sous le sujet circonstanciel50. » Il invitait bel et bien à retraverser l’histoire de l’art à travers ces rapports entre fond, figures et infini. À tout le moins, je pourrais dire a posteriori que le mode de questionnement et d’analyse ouvert par Figures de l’attention constitue une forme de grille exogène qui a tendance à s’imposer dans ma relation aux œuvres (cf. supra, section « Cadre méthodologique et épistémologique »). C’est un filtre conscient qui organise facilement mon regard, comme un préalable à toute autre analyse. Ou peut-être comme la vérification

spontanée que cette hypothèse méthodologique est valable et fructueuse pour telle ou telle pièce d’une autre période. Ce filtre invite à examiner le feuilleté des spatialités, le statut de la figure dansante et, plus largement, toutes les stratégies de conduite de l’attention du spectateur. Pourtant, je n’ai pas entrepris une lecture historique de plus large envergure. La dimension historique de mon travail (cf. chapitre 2) continue d’être principalement circonscrite aux deux périodes et aires géographiques abordées par le corpus de thèse (les années 1960 nord-américaines et la création contemporaine européenne). Elle n’est pas, par ailleurs, réservée à ce filtre thématique. Mais surtout, le déploiement de ma recherche sur la spatialité a pris le pas sur ces analyses d’œuvres en contexte scénique (cf. chapitre 3). En particulier, une partie du corpus sur lequel je travaille aujourd’hui conduit à séparer la notion d’attention de celle de figure, dès lors qu’il n’y a plus de danse à regarder (j’y reviendrai). Mais au fond, ce programme de recherche possible est peut-être conduit par d’autres chercheur·euse·s qui empruntent des chemins similaires, en écho plus ou moins direct à celui que j’ai ouvert. Je pense en particulier au travail de doctorat entrepris en 2015 par Mathieu Bouvier sur l’esthétique figurale du geste, qui promet d’enrichir ce champ de recherche, sans doute moins d’un point de vue historique que conceptuel51. Et plus largement à l’application des visual studies aux arts de la scène.

Une autre étude allait néanmoins me permettre de déployer le potentiel d’une analyse de la figure pour la danse. Le livre Projet de la matière – Odile Duboc (I.2) publié en 2007 (cinq ans avant Figures de l’attention) contient une réflexion sur la figure qui ouvre des perspectives quant à l’esthétique du figural dans le contexte de la danse en France des années 1990 et 2000. En effet, le chapitre intitulé « Figurer l’infini », (I.2, p. 113-137) analyse comment la pièce créée en 1993 tente de concilier un travail sur la sensation (qui a caractérisé tout le processus de création) avec la mise en place d’une composition supposant une forme d’encadrement et de fixation des matériaux dans des formes, ainsi que l’introduction de figures caractéristiques de l’esthétique d’Odile Duboc. Ce chapitre développe comment la matière peut persister dans la forme, le fond troubler la figure, les intensités estomper le graphisme ou le contour des mouvements, l’improvisation pondérer les formes écrites. Projet de la matière est une pièce fortement marquée par la rêverie dubocienne autour de l’eau et de l’air et par Thomas l’Obscur de Maurice Blanchot qui est hanté par le thème de la noyade et la fusion du personnage avec ce qui l’entoure. Autrement dit, la pièce, à travers les éléments aquatiques et pneumatiques par définition infigurables parce que sans contours, pose la question de la mise en scène du figural. Les interprètes témoignent de l’inquiétude de voir la sensation se noyer dans la forme, ou l’écriture supplanter une qualité de mouvement dont l’origine repose sur un imaginaire de la

51 Mathieu Bouvier, « Des gestes, des figures. Pour une esthétique figurale du geste, en danse et au

cinéma », dir. Isabelle Launay et Catherine Perret, université Paris 8 Saint-Denis, depuis 2015. Voir également le site Mathieu Bouvier (dir.), http://www.pourunatlasdesfigures.net, Lausanne : La Manufacture/Hes-So), 2018 où est proposée une approche de la « notion irradiante de figure ».

matière (eau, air, feu). Cette imagination de la matière, suivant la référence à Bachelard partagée au sein de la compagnie, n’est pas « la faculté de former des images [mais plutôt celle] de déformer les images fournies par la perception52 ». Cette pièce est par ailleurs un moment où les interprètes éprouvent une autre modalité d’être en scène : une façon de ne pas apparaître sans disparaître pour autant (cf. la partie « Estomper la figure », p. 128-131). Les interprètes de cette pièce, pour la plupart devenu·e·s chorégraphes au moment où je réalise mon étude (entre 2002 et 2006), commentent en effet les choix d’écriture qui ont été faits et la façon dont ils ou elles ont pu, dans la suite de leur travail, aller plus loin dans une écriture de l’informe. Boris Charmatz ou Pedro Pauwels relèvent par exemple le bouleversement qu’a représenté ce travail relativement à la culture du geste dans laquelle ils baignaient :

« C’est tout un travail gestuel qui ne part pas de l’idée d’écrire du mouvement, témoigne Boris Charmatz. C’est la possibilité de créer du mouvement sans penser à l’écriture du mouvement. Ce n’est pas une improvisation tournée vers les figures qu’on va produire, mais tournée vers la mémoire de sensations antérieures, vers des souvenirs de matières. Ça a donné des danses très étonnantes, je me souviens que ça nous a surpris. On a regardé et accepté ces danses si bizarres. Je sortais de la compagnie de Régine Chopinot, où on avait improvisé autour des dessins de Jurgis Baltrušaitis : pour la pièce Saint-Georges (1991), on prenait des poses tirées de la sculpture romane, on s’en inspirait, mais pour écrire des danses. On fabriquait des danses. On faisait se suivre des figures, en décidant, par exemple d’intégrer un tour, un appui précis, un saut… Il fallait se soucier de notre faculté à bien réaliser ces figures. On prévoyait des trajectoires, dans un espace quadrillé, organisé par des emplacements précis qui déterminaient nos orientations sur le plateau. Avec Odile [Duboc], un saut survient parce qu’il est suscité par la mémoire de la sensation avec l’objet. On abandonne l’idée d’effectuer des figures successives et, si les sensations nous conduisent à faire des figures, ça n’est pas le but recherché. On n’a pas pris la décision consciente d’enchaîner ces figures. On a accepté de ne pas composer, d’être juste dans des états liés à la mémoire des éléments. C’est une façon de se détacher d’une peur du futur et de la crainte de ce que l’on va donner à voir ; cela nous a offert une plus grande liberté. Laisser couler, être dans le rien. Laisser venir l’informe. Il est alors difficile de séparer l’écriture de l’interprétation ou du corps qui la porte. » (Projet de la matière – Odile Duboc. Mémoire(s) d’une

œuvre chorégraphique, I.2, p. 119)

« Chez Odile [Duboc], commente de son côté Pedro Pauwels, il y a une dualité peut- être non résolue, entre la recherche d’une forme, d’un académisme pur (je parle ici de la danse classique) et la recherche de matière. Ce n’est pas conciliable : la matière est parfois en opposition avec la forme qui en ressort ; tu ne peux pas être en arabesque et maintenir une qualité d’eau ou d’air, qui est contradictoire avec l’essence de cette forme. Il y a, en danse contemporaine, une peur de se détacher de la forme au risque de friser l’académisme. Ce n’est certes pas le cas de toutes les partitions de Projet de la matière. Mais Odile a aussi laissé apparaître des formes, que je considère comme des dérives. Ça aurait pu être plus radical, je m’en rends compte aujourd’hui… Je ne le voyais pas il y a dix ans. » (I.2, p. 121)

52 Gaston Bachelard, L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris : José Corti, 1943,

On pourrait débattre de la possibilité de revisiter la figure de l’arabesque en maintenant une qualité d’air et d’eau. N’y a-t-il pas moyen d’altérer la figure de l’intérieur, de détourner alors la figure de sa définition académique ? Mais cela soulève assurément la question de savoir si le spectateur aura la capacité de se détacher de la tendance à assigner ce geste à une figure répertoriée. Le travail de composition d’Odile Duboc et Françoise Michel aura justement consisté à lutter contre la fixation des images, à maintenir un trouble dans la lisibilité… relativement à l’économie du visible dans laquelle on se trouvait en 1993. Laure Bonicel résume en une jolie formule les effets de cette construction du visible : « J’ai souvent eu l’impression de danser dans du flou53 » (I.2, p. 129). Si Laure Bonicel ou Pedro Pauwels54 signalent une forme

d’inaboutissement dans le potentiel de radicalité du travail engagé, c’est bien que d’autres chorégraphes entre 1993 et 2004 ont exploré plus avant une autre mise en scène possible des « états d’avant la forme » (Bonicel, I.2, p. 120). C’est ainsi que mon étude se finissait sur ces mots :

« Si le processus de création d’Odile Duboc semble toujours extrêmement contemporain et précurseur aux danseurs, ils émettent quelques réserves sur la scénographie ou les costumes. Mais ils s’étonnent surtout de voir autant de lignes surgir dans la pièce et mesurent combien, depuis dix ans, le travail sur la matière et l’informe, chez d’autres chorégraphes, s’est développé d’une façon plus radicale encore. Ce que cette reprise laisse entrevoir, c’est en effet un déplacement du champ dans lequel l’œuvre s’inscrit. Les critères de la virtuosité, les conceptions de l’écriture chorégraphique ont changé ; on entend aujourd’hui autre chose par “matière” que l’écriture à laquelle elle aboutit dans le projet d’Odile Duboc. La nature de la relation entre figure et matière a conduit, dans des pièces chorégraphiques de la fin des années 1990, à un trouble du visible qui pousse l’informe plus loin. Face à des créations plus récentes, celles de Mathilde Monnier, Myriam Gourfink, Xavier Le Roy, Julie Nioche, Laurent Pichaud ou Eszter Salamon, la lenteur singulière de Projet de la matière, son rapport à l’informe, à la plasticité de la figure ne contrastent plus aussi étonnamment dans le paysage chorégraphique. Ce nouveau cadre de réception déplace assurément le regard porté sur l’œuvre, mais il rappelle aussi combien cette pièce constitue un nœud dans l’histoire de la danse en France. Elle concentre un certain nombre de thèmes qui vont sous-tendre les créations des décennies suivantes. La place attribuée à l’interprète, le souci du processus, l’articulation particulière de l’improvisation et de l’écriture, le statut accordé à la figure dansante constituent autant d’orientations fortes qui continuent d’irriguer la création contemporaine. » (I.2, p. 180-181)

53L’espace entier est en effet construit de proche en proche, habité de forces tactiles, dynamiques,

musicales, sonores, lumineuses libérées d’une structure géométrique ou d’un centre.

54 « Je me pose la question de [la] capacité [d’Odile Duboc] à accepter l’informe suscité par la démarche

qu’elle enclenche. » (Laure Bonicel in Projet de la matière – Odile Duboc. Mémoire(s) d’une œuvre

chorégraphique, I.2, p. 120) « Il y a dix ans [en 1993], la pièce était très novatrice et les programmateurs

n’étaient pas forcément prêts. Aujourd’hui, de nombreux travaux ont proposé des expériences chorégraphiques qui permettent d’envisager autrement Projet de la matière. » (Pedro Pauwels in Projet

C’est bien la dimension historique de l’analyse d’œuvre qui était soulevée là : la nécessité de contextualiser la relation esthétique, relativement à la construction historique des modalités de laperception et aux régimes d’attention propres à l’histoire de la danse.