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L’approche génétique

C’est là un second mode d’analyse des structures compositionnelles : une enquête sur les traces et en particulier sur les méthodes compositionnelles suivies. C’est parfois la seule façon dont on dispose pour penser les théories et pratiques de la composition : les traces laissées par les œuvres chorégraphiques ne comportent pas toujours (y compris pour des périodes relativement proches) des captations des représentations. L’analyse repose alors sur une enquête documentaire dont l’un des aspects peut consister à observer les étapes d’un processus de création, et parmi elles les considérations relatives à la composition. Les archives personnelles de Lucinda Childs livrent ainsi quelques éléments sur la façon dont elle a composé

Street Dance (cf. chapitre 2 à propos de « The Archeology of Street Dance by Lucinda Childs »,

V.43). En complément des notes ou croquis, ce sont bien souvent dans des entretiens (écrits ou filmés), dans les autobiographies ou dans les essais que les artistes livrent aussi des indices ou explications plus élaborées sur leur façon de composer. Plus rarement, on dispose de documentaires sur des processus de création, soit que les artistes ait précisément été interrogés sur cet aspect de leur travail23, soit qu’un·e documentariste ait suivi le processus de création24. À partir d’une analyse croisée de diverses sources, j’ai pu par exemple mieux comprendre comment Trio A d’Yvonne Rainer avait progressivement été écrit au cours des six mois pendant lesquelles la chorégraphe expérimente le surgissement de « mouvements discrets25 », de petites sections interrompues, différentes et indépendantes les unes des autres, sans présumer de la façon dont ces sections seraient reliées. Mais aussi comprendre comment la danse de cinq minutes environ s’était insérée dans diverses œuvres d’Yvonne Rainer ou contextes performatifs, comme autant de versions possibles de cette danse (cf. Figures de l’attention, I.3, p. 95-100).

L’approche génétique – y compris pour les œuvres contemporaines – exige donc une analyse méticuleuse des traces pouvant documenter le processus de composition, qu’elles

23 Par exemple le film de Marie-Hélène Rebois, Boulevard Jourdan : L'art en scène, CNC – Images de la

culture, 1995 qui documente une série de rencontres (Signatures) organisées par le Théâtre de la Cité internationale à Paris où successivement Daniel Larrieu, Odile Duboc, Georges Appaix, Stéphanie Aubin, Mark Tompkins vont consacrer une soirée à présenter leur façon de travailler et montrer des extraits du répertoire correspondant.

24 Par exemple, Marie-Hélène Rebois filmant la reprise d’une pièce de Dominique Bagouet : Ribatz,

Ribatz ! ou le grain du temps, 2003. Ou bien : Michel Follin, Corps accords, Dance notes (April me), CNC – Images de la culture, 2002 qui présente un processus de création d’Anne Teresa de Keersmaeker. Ou encore Marie-Agnès Blum, La Danse de l’hêtre, Films sauvages, 2006, documentant le travail de création d’Armelle Devigon à Chamarande lors d’une résidence d’un an.

25 Yvonne Rainer, « Profile: Interview by Lyn Blumenthal » (1984), A Woman Who… Essays, Interviews,

Scripts, Baltimore (Maryland): The Johns Hopkins University Press, coll. Art + Performance, 1999, p. 62 et sq. Cf. aussi Yvonne Rainer, Feelings are Facts. A Life, Cambridge: the MIT Press, 2006, p. 266.

soient manuscrites – esquisses préparatoires, croquis, tableaux, journal de travail, notes en tout genre –, filmiques, photographiques, radiophoniques ou numériques. La génétique – discipline apparue dans les années 1960 pour le domaine littéraire et désormais appliquée aux autres domaines artistiques – est parfois le seul moyen d’avoir accès à une œuvre chorégraphique. Certaines parutions de chorégraphes (ou de chercheur·euse·s26) semblent vouloir engager la recherche dans cette voie, en rendant public une sélection de ces documents (notes préparatoires, dessins, pages de carnets…) ainsi qu’une partie de la documentation ayant servi de source à la création ou aux modes de composition. On pourrait mentionner les livres de Martha Graham, Merce Cunningham, Susan Buirge27… mais Anne Teresa de Keersmaeker est sans doute la chorégraphe qui a le plus largement déployé la publication de tels documents et ce d’une manière de plus en plus raisonnée et abondante : des premiers livres28 qui présentaient sur un mode encore énigmatique (voire graphique et décoratif) des photographies de carnets, on a glissé vers une logique démonstrative et argumentée de présentation de l’œuvre et de ses procédés29. Chacune de ses pièces (quasiment) s’accompagne désormais d’une publication. Cette mise en scène des sources par les artistes mêmes – ou ce que l’on pourrait désigner comme la transformation des archives en livre ou DVD– appelle une approche critique : si les

démonstrations des chorégraphes sont souvent brillantes et fascinantes, elles participent dans le même temps d’une forme de contrôle de la circulation, de la sélection et du sens des sources, ainsi que d’un cadrage évident du regard qu’on doit porter sur la démarche.

Il faut noter que l’analyse génétique conduite par les chercheur·euse·s ne se réduit plus aujourd’hui à l’examen rétrospectif, mais se penche aussi sur des œuvres contemporaines en train de se faire. Par exemple, du côté des études théâtrales, le projet de recherche intitulé « Spectacles en ligne(s) » coordonné par Nicolas Sauret (IRI) en 2013-1430 engage une analyse

26Je pense en particulier au catalogue d’exposition dirigé par Laurence Louppe, Danses tracées, op. cit. 27 Martha Graham, The notebooks of Martha Graham, New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1973 ; Merce

Cunningham, Changes : Notes on Choreography, New York: Something Else Press, 1968 ; Susan Buirge et Bernadette Bonis, Ubusuna, Carnières-Morlanwelz : Lansman, 1998.

28Dont elle n’était d’ailleurs pas forcément l’auteure : par exemple Rosas : Si et seulement si étonnement,

Tournai : La Renaissance du Livre, 2002.

29Anne Teresa de Keersmaeker, devant un tableau d’école et interviewée par la philosophe Bojana Cvejić,

décortique point par point la composition des œuvres, explicitant à la craie, par des schémas, les structures qui sous-tendent les pièces. Cette mise en scène n’est d’ailleurs pas sans évoquer le versant éducatif des arts de la scène qui se déploie aujourd’hui, en particulier à travers les conférences performées.

Les trois tomes de ces livres-DVD couvrent ainsi l’analyse de huit pièces de la chorégraphe. Anne Teresa De Keersmaeker, Bojana Cvejić, Carnets d’une chorégraphe : Fase, Rosas danst Rosas, Elena’s Aria, Bartók, Bruxelles : Fonds Mercator/Rosas, 2012 ; Anne Teresa De Keersmaeker, Bojana Cvejić, En atendant &

Cesena : Carnets d’une chorégraphe, Bruxelles : Fonds Mercator/Rosas, 2013 ; Anne Teresa De

Keersmaeker, Bojana Cvejić, Drumming & Rain : Carnets d’une chorégraphe, Bruxelles : Fonds Mercator/Rosas, 2014.

30 Voir le site http://spectacleenlignes.fr/wp/ « Les répétitions de deux spectacles vivants ont été

génétique des œuvres théâtrales à partir de la constitution d’un corpus filmé de répétitions de théâtre et d’opéra. Les chercheur·euse·s produisent donc eux-mêmes les documents pour une analyse à venir. L’enjeu de ce projet consiste bel et bien d’abord en la constitution d’une archive filmique annotée… au risque de transformer le généticien en archiviste31. Du côté de la musicologie, le projet de recherche intitulé « Musicologie des techniques de composition contemporaine » (MuTeC) porté par Nicolas Donin et l’équipe des pratiques musicales de l’IRCAM, repose depuis 2008, entre autres, sur des études empiriques de l’activité créatrice de

compositeurs actuels en interaction avec ces derniers. Il s’agit d’appliquer la génétique non plus à des périodes antérieures, mais sur le vif :

« Les travaux qui abordent des processus créateurs résolument “sur le vif” ne nous feraient-ils pas passer d’une face à l’autre de la génétique, c’est-à-dire de l’analyse des documents à celle de l’action et de la cognition ? Car ce qui se présente à nous en premier, dans ce genre d’études, ce sont des actions, des pratiques, des situations ; et l’on pourrait se demander si la génétique devient soluble dans l’ethnologie ou dans la sociologie à mesure que ses objets sont proches dans le temps – d’autant que les méthodes […] s’inspirent effectivement de telles disciplines “de terrain” (par opposition à des disciplines “d’archive”). Pourtant, on le verra, la génétique in vivo n’est pas plus ou pas moins solidaire d’un projet anthropologique que d’un projet critique et analytique […]. Comme toute spécification du programme d’ensemble de la critique génétique, celle-ci se place sur la crête entre deux versants, ou instances, des processus de genèse : d’une part, les logiques de la production créatrice, dans la particularité de leur médium, dans la singularité de leurs œuvres, dans leur dynamique autonome de transformation de formes symboliques ; d’autre part, la cognition du créateur avec ses aspects conscients et inconscients, ses conditions sociohistoriques, ses savoir-faire émergents et ses automatismes aveugles. À l’exploration des faits d’écriture, déjà bien développée dans la critique génétique musicale, devait donc répondre une investigation des manières de composer32. »

Ces « manières de composer » ont sans doute à voir avec ce que j’ai nommé précédemment les pratiques, ou les pratiques compositionnelles : autrement dit, un ensemble d’opérations cognitives et expérientielles, de processus et de décisions qui conduisent à forger une écriture et qui, dans certains cas, inscrivent l’écriture même au sein des pratiques. Il s’agit quoiqu’il en soit non plus seulement de mettre en évidence les structures compositionnelles

constitue la base de recherche et d’analyse du projet, ainsi qu’une archive inédite mise à disposition de chercheurs. »

Du côté des études en danse, voir aussi le projet de recherche de Danièle Desnoyers : Ce que la danse ne

dit pas : actualisation des outils de documentation d’un processus de création chorégraphique en vue de son analyse et de sa transmission, département de danse de l’UQAM, 2016-2019, inédit.

31Risque souligné par Nicolas Donin, « Quand l’étude génétique est contemporaine du processus de

création : nouveaux objets, nouveaux problèmes », Genesis [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 20 septembre 2012. URL :

http://genesis.revues.org/327, p. 16.

32Nicolas Donin, « Composer. Écritures musicales… sur le vif », Genesis [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne

abouties (« les faits d’écriture », dit Nicolas Donin), mais de découvrir les chemins qui ont conduit à ces structures mêmes.