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Les fabriques de l’attention

Il y a en effet diverses façons d’examiner la manière dont l’œuvre chorégraphique projette son spectateur. Le travail de thèse a consisté à mettre en évidence ce que les savoirs propres à l’art chorégraphique avaient conduit à inventer en matière de relation esthétique. Il s’agissait de comprendre comment un dispositif spectaculaire et plus spécifiquement une chorégraphie, et enfin, à plus petite échelle, un geste déploient des stratégies diverses pour s’adresser au spectateur et, ce faisant, orientent l’attitude attendue de lui. Par attitude, il faut entendre à la fois une disposition perceptive et une façon de se positionner relativement aux événements qui lui sont présentés.

La thèse insistait sur l’aspect politique de cette façon de forger l’attitude, selon plusieurs arguments que je rappellerai très brièvement. Le premier concerne la dimension collective de l’expérience : non seulement l’œuvre invente un sujet sensible, mais elle organise aussi une certaine pensée de la communauté, en proposant par exemple un modèle de socialité qui se construit aussi bien dans la relation instaurée avec le spectateur que dans une mise en scène de la relation représentée sur le plateau. Le deuxième argument repose sur une conception de l’expérience de l’art comme aventure émancipatrice (faire expérience d’une nouvelle façon d’être au monde) et invitait à réfléchir aux conditions de cette possible émancipation. Le troisième argument défendait la dimension politique d’un sentir – argument qui faisait alors l’objet de débats au sein des recherches en danse, à travers les travaux qui articulaient danse et politique. Un certain nombre de chercheur·euse·s (Laurence Louppe, Isabelle Launay, Véronique Fabbri, Randy Martin…) prenaient en effet position pour situer le politique du côté du travail de la perception et du sentir et non uniquement du côté de la référence à l’événement politique ou à des thématiques idéologiques. Autrement dit, du côté des forces et des processus de construction du sens et non des signes41.

Ce débat sur la dimension politique de l’art chorégraphique continue bien évidemment de m’intéresser, mais moins dans sa dimension conceptuelle qui me semble peiner à dépasser ce que l’abondante littérature critique sur les théories politiques de l’art a déjà permis d’élucider, que dans la façon dont on peut précisément l’articuler avec des analyses d’œuvre et en particulier avec une lecture du geste. La parution des livres de Jacques Rancière Le Partage

du sensible en 2000, puis Le Spectateur émancipé en 2008, suivie par la relance des débats sur

41 On trouvera une synthèse des réflexions de cette période in Frédéric Pouillaude, Dominique Dupuy,

Claude Rabant (dir.), Danse et politique. Démarche artistique et contexte historique, Pantin : Centre national de la danse/le Mas de la danse, 2003. Nombre de publications sur danse et politique ont depuis vu le jour.

art et politique que ces livres ont engendré42, n’est sans doute pas pour rien dans l’abandon de l’axe politique tel que défini précédemment : il n’y avait plus lieu ou plus d’urgence à défendre un tel point de vue désormais largement débattu. Aussi, dans le passage de la thèse (2005) au livre Figures de l’attention en 2012, s’opère un déplacement : la dimension politique y est en quelque sorte redéfinie mais aussi moins tonitruante. Elle s’attachera essentiellement à la notion d’attention qui m’a semblé au fond constituer l’originalité du travail. Cette notion sous- tendait l’ensemble des analyses, ouvrant une sorte de programme de travail plus vaste qui consisterait à ré-envisager l’histoire de la danse à partir de la question de l’attention ou de l’adresse. L’attention – du point de vue du spectateur – est en effet le pendant de l’adresse – du point de vue de l’œuvre ou des artistes. Mais pour commencer, il s’agissait d’observer en quoi elle pourrait être opérante pour analyser cinq œuvres chorégraphiques : deux d’entre elles signées par des chorégraphes nord-américains au milieu des années 1960 (Merce Cunningham et Yvonne Rainer), deux autres signées par des chorégraphes français à la fin des années 1990 (Boris Charmatz et Xavier Le Roy) et la dernière signée par une chorégraphe espagnole (Olga Mesa) au début des années 2000.

Que la notion d’attention ait surgi à ce moment-là comme une modalité d’analyse du champ chorégraphique n’est pas indifférent au contexte dans lequel s’est forgée ma culture spectaculaire : il faut mentionner au moins trois aspects contextuels. D’abord, on l’a vu, la pratique de l’analyse d’œuvre est un exercice qui ausculte le fonctionnement de la perception et de l’attention en interrogeant la pertinence de la sélection d’éléments à l’intérieur du visible (ou du perceptible) par le fait même de l’analyse. Figures de l’attention répond ainsi à la question : « Comment s’articule l’acte de danser à l’acte de voir ? Question qui hante toute pratique de spectateur. Autrement dit, comment [une] figure dansante nous apparaît-elle ? » (I.3, p. 19) La recherche sur l’attention allait en effet s’articuler étroitement avec une réflexion sur la figure en danse, autrement dit avec une analyse des modalités d’apparition des figures au sein du dispositif théâtral.

Il faut relever un second aspect du contexte dans lequel cette recherche s’est développée : il me semble que l’attention a été le moteur ou le sujet même de nombre de chorégraphies des années 1990 et 2000. Elles entendaient réinterroger la notion même de spectacle ou les procédés spectaculaires, les effets évidents de séduction et plus largement les modes de relation établis avec les spectateurs, les modalités d’apparition d’un geste sur un plateau, les certitudes du visible corrélées à celle du savoir, etc. Sans entrer dans le détail, on peut rappeler que, selon les cas, les pratiques de l’obscurité, du recouvrement, de l’éblouissement, de l’extrême lenteur, de logiques hypnotiques, de l’éparpillement d’événements concomitants, etc., ont constitué autant de stratégies pour bousculer les évidences du visible. Si la notion d’attention n’était pas utilisée par les chorégraphes, leur façon

42 Mon texte « Lire Rancière depuis le champ de la danse contemporaine » (IV.7 et IV.7bis pour la version

française) revient, entre autres, sur ces questions du politique en danse et plus largement sur l’usage de la lecture de Rancière qui est fait dans le champ de la danse.

de travailler précisément aux conditions d’apparition du visible appelait une analyse capable de commenter les façons de guider, moduler, troubler l’attention du spectateur. Une autre thèse s’écrivait d’ailleurs au même moment dans une perspective proche mais dont je n’aurai malheureusement connaissance qu’à sa publication en 2011 : Maaike Bleeker43 allait appliquer au théâtre post-dramatique et à deux exemples en danse (Forsythe et Blankert) une analyse marquée par les visual studies, autrement dit relative à l’expérience visuelle prise dans son contexte historique et culturel. Il y a donc fort à parier que ces interrogations sur l’attention et le point de vue, sur les processus mêmes du regard (The locus of Looking, titre Maaike Bleeker) répondaient au contexte artistique dont nous étions contemporaines. Si elles ont pu s’appliquer aussi à la danse nord-américaine des années 1960, c’est qu’émergeait à cette période d’avant- garde une urgence à repenser la relation au spectateur (d’où découle, entre autres, l’attraction constituée par les avant-gardes new-yorkaises sur les chorégraphes européens du corpus).

Enfin, dernier aspect contextuel, la question de l’attention me semble être un problème particulièrement aigu dans le monde contemporain44. L’un des auteurs marquant du champ des

visual studies est Jonathan Crary dont les écrits sont largement mobilisés dans mes travaux : son

livre Suspensions of Perception. Attention, Spectacle, and Modern Culture45 esquisse en effet une généalogie de l’attention depuis le milieu du XIXe siècle et détaille son rôle dans la constitution

de la subjectivité moderne. Il examine la construction historique des modalités de la perception à travers le développement des inventions techniques, de l’histoire des sciences, des conceptualisations philosophiques et des technologies du spectacle et du divertissement. L’attention est ainsi analysée comme relevant autant d’un mécanisme de contrôle et de régulation imposé par les normes et pratiques au sein du régime disciplinaire du travail, de l’éducation, de la société de consommation, que d’un idéal d’émancipation où l’attention devient la capacité du sujet à faire l’expérience de la singularité. C’est là que se situe la redéfinition politique de l’orientation de mon travail : à l’endroit d’une subjectivation possible dont la relation à l’œuvre chorégraphique peut être l’occasion. Il s’agit de saisir de quel régime d’attention relève une œuvre et en quoi ce régime se démarquerait (ou pas) des formes de contrôle dominantes de l’attention produites par la société contemporaine. En vérité, mon travail n’a pas exactement embrassé une si large perspective caractéristique des études culturelles ou des visual studies : il s’en tient à examiner les régimes d’attention relativement à une histoire de la danse ou à une histoire de l’art, exclusivement. Cette perspective restreinte est caractéristique de mon travail et de mon souci de déployer d’abord une analyse du champ chorégraphique afin de penser les problèmes que la danse et la chorégraphie soulèvent de la manière la plus spécifique possible. C’est une façon de pouvoir laisser surgir une interrogation

43 Maaike Bleeker, Visuality in the Theatre. op. cit. Je mentionne son travail in Figures de l’attention (I.3,

p. 25-26).

44 Cf. par exemple les travaux de Yves Citton L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?,

Paris : La Découverte, 2014 ou Pour une écologie de l’attention, Paris : Seuil, 2014.

45 Jonathan Crary, Suspensions of Perception. Attention, Spectacle, and Modern Culture,

propre aux savoirs chorégraphiques et d’en comprendre la portée à l’intérieur de l’histoire de la danse qui est le plus souvent assujettie à l’histoire des autres arts46. C’est aussi sans doute une façon de pallier l’absence de l’art chorégraphique dans la plupart des études interdisciplinaires. Néanmoins, mon travail établit sans cesse des liens avec des études conduites dans d’autres champs, et en tire parti : c’est une nécessité pour inscrire le travail dans un contexte intellectuel plus large et c’est la condition pour rompre l’isolement dans lequel la recherche en danse pourrait être maintenue.

La thèse posait la question de l’expérience esthétique dans sa dimension sensible et politique. De son côté, le livre Figures de l’attention interroge les formes d’attention mobilisées par l’expérience esthétique, à travers la construction de régimes de visibilités propres. Mais dans les deux cas, l’analyse s’articule à une recherche sur la spatialité en danse. En effet, l’étude des modes de spatialisation (architecturale, scénique, chorégraphique et corporelle) conduit à établir la façon dont l’œuvre construit d’une part le point de vue selon lequel elle doit être perçue et d’autre part la dynamique de fabrication du visible (ou perceptible). C’est là une façon d’orienter l’analyse à travers un prisme spécifique : à partir du jeu des spatialités, se déduit une orientation de la perception de l’œuvre, parce que ce jeu désigne où regarder et comment voir, et qu’il favorise un trajet perceptif. L’analyse amène à suggérer des trajets possibles du regard, en décelant dans l’œuvre des conduites de l’attention. Il faut comprendre par « spatialité » un ensemble complexe. Elle est constituée par différentes strates d’espaces, selon une organisation permettant d’examiner différents niveaux de l’œuvre structurant la relation au public : d’abord, l’édifice ou l’architecture du théâtre met en place le cadre de la représentation et constitue à lui seul un dispositif d’attention, ce que d’aucuns décrivent comme une machine de vision47. Ensuite, la spatialité scénique – l’installation scénographique, mais aussi le dessin chorégraphique des trajets, et tout ce qui a trait à l’emplacement du danseur – est susceptible de reconfigurer, réorienter, ponctuer ce premier cadre. Enfin, la spatialité corporelle – la nature spatiale du geste, l’orientation de l’interprète, ses modes d’adresse, le rôle du regard, l’amplitude et la direction de son mouvement, son rapport à la projection – modèle l’échange. Ce facteur spatial ne peut être isolé de la nature qualitative du geste : sa nature dynamique, rythmique, pondérale qui vient donner sens aux stratégies spatiales. L’organisation spatiale conduit enfin à s’interroger sur le statut de la figure, c’est-à-dire d’une part sur la construction d’une dynamique générale de mise en forme de l’œuvre et d’autre part sur la fabrication d’un régime de visibilité et d’attention (Figures de l’attention, I.3, p. 33 sq.). La réflexion sur la figure

46Dans nombre de récits historiques, l’histoire de la danse est enserrée dans une logique générale qui fait

peu cas de sa spécificité possible : elle suit ainsi les catégories posées par l’histoire des arts visuels et est censée illustrer cette construction historique, c’est-à-dire qu’elle est toujours seconde et rarement considérée comme ayant eu une influence sur les autres arts.

47 Ou un dispositif (apparatus) dira Gerald Siegmund dans un texte qui doit beaucoup à Jonathan Crary :

Gerald Siegmund, « Apparatus, Attention, and the Body: The Theatre Machines of Boris Charmatz », The

et le figural était explicitement portée par Xavier Le Roy et Laurent Goldring (son collaborateur sur la pièce analysée), mais le terme était alors relativement peu employé dans le milieu chorégraphique48.